Censurer les arts – Encadrer les corps

Réponse attendue pour le 04/07/2021

Type de réponse Résumé

Type d’événement Colloque

Dates de l’événement
  • Du au

Lieu de l’événement Paris 75, France

Si dans le domaine de l’art le phénomène de censure appliqué aux questionnements sur le corps a déjà été exploré, les études à ce sujet n’ont pas véritablement cherché à embrasser l’ensemble des pratiques artistiques[1] pour questionner les modalités et enjeux de l’encadrement des corps[2] sur la longue durée[3]. Ce colloque se veut l’occasion de mettre activement en résonance l’engouement déjà ancien des études pour le corps dans les arts et les questionnements sur la censure, dans une approche interdisciplinaire, à travers un prisme à la fois social, historique et politique.

Qu’elle soit institutionnelle ou plus officieuse, la censure – phénomène polymorphe et ambigu – est exercée par un groupe ou par un·e individu·e à qui revient un pouvoir officiel ou un ascendant moral. Dans un sens restreint, elle se distingue du scandale, de l’exclusion, de l’effacement et du tabou, et s’applique à des productions jugées contraires aux idées et/ou aux mœurs dominantes d’une société donnée. Cependant il importe aussi d’intégrer dans notre étude des phénomènes qui s’écartent de cette stricte définition de la censure et relèvent de manière plus générale de l’encadrement des corps.

En raison de leur accessibilité et de leur capacité à façonner les imaginaires, les productions artistiques ont été particulièrement visées par ce phénomène de censure, dans son acception la plus large. Les corps, sujets de très nombreuses créations et soumis dans la société aux normes et au formatage, sont particulièrement touchés par  la censure, qu’elle soit ouvertement affirmée ou plus insidieuse. Tous les corps sont concernés : féminins, gros, handicapés, queer, racisés, trans… Cette liste n’est pas exhaustive. La censure peut intervenir de la conception de l’œuvre jusqu’à sa réception immédiate ou plus tardive, prendre la forme d’interdictions officielles, de refus de publication ou d’exposition devant le public, mais aussi celle d’une invisibilisation de la création ou d’une incitation à l’autocensure.

C’est au XVIe siècle que l’Église raidit sa position vis-à-vis des représentations de corps nus, là où le Moyen Âge se caractérisait par une plus grande tolérance à cet égard – l’interventionnisme de l’Église étant alors principalement dirigé contre les infractions au dogme et l’hérésie. Le Concile de Trente enclenche un mouvement d’encadrement plus étroit des artistes sur la question du nu, et des traités leur sont destinés. Des œuvres produites à des périodes antérieures sont corrigées, voilées, supprimées. Le concile sanctionne ainsi un raidissement qui commence à la fin du XVe siècle. La censure est dans un premier temps avant tout du domaine de l’Église-institution ; puis son exercice semble de plus en plus partagé avec le pouvoir central avant de devenir en priorité le fait d’une classe politique et sociale dirigeante au moyen de la loi et des tribunaux au XIXe siècle. Ses contours et moyens d’action semblent aujourd’hui se diversifier tout en se complexifiant.

Par souci de cohérence, nous choisissons de restreindre l’aire géographique concernée par les communications à la France en incluant toutefois les approches comparatistes transnationales, la réception d’œuvres étrangères en France, et d’œuvres françaises à l’étranger.

Loin d’être un inventaire complet, les exemples et questionnements qui suivent viennent nourrir les réflexions sur ce sujet. Toutes les formes d’art, tous les aspects de la culture visuelle et littéraire seront envisagés.

Formater/ Dissimuler les corps : danger et immoralité de la chair

Des repeints de pudeur aux procès de certain·e·s auteur·ice·s et artistes, la censure a souvent cherché à dissimuler des corps jugés impudiques et/ou immoraux. À la suite du Concile de Trente, des figures bibliques sont recouvertes, retouchées, jusqu’à dénaturer le sens premier voulu par l’artiste. Selon le contexte historique et moral, un même corps peut être considéré fidèle, authentique ou blasphématoire.

Dans les arts visuels, si les dissimulations et les recouvrements se matérialisent par divers caches-sexes, il peut aussi s’agir de « feuille[s] de vigne par omission »[4] qui gomment les pubis, niant ainsi les chairs, leur réalité et leur potentiel scandaleux. Ces choix dépassent largement le contexte religieux et le pouvoir censeur est parfois complexe à identifier entre l’institution, l’artiste ou même le public, notamment à partir du XIXe siècle.

D’autre part, le regard des censeur·euse·s officiel·le·s, jugé concupiscent, est aussi décrié par les artistes. En 1903, la revue franco-belge L’Idée libre publie une enquête sur “L’Art et la pornographie” qui conclue sur la dimension pornographique de la censure en ce qu’elle s’attache à chercher seulement l’obscénité, au mépris de la Beauté[5]. La question du regard de celui ou celle qui censure est fondamentale, de même que celle de l’espace d’exposition. Au XIXe siècle, une œuvre acceptée au Salon n’est pas tolérée dans une église tandis qu’une autre, comme L’Origine du monde de Gustave Courbet, n’aurait pas pu être présentée au Salon mais trouve sa place chez un collectionneur privé.

Ces phénomènes de censure ou d’auto-censure très présents dans les arts visuels se retrouvent également en littérature. Les éditeur·ice·s ont régulièrement cherché à effacer des passages relatifs à la sexualité et au désir, en particulier quand il s’agit d’une écriture de soi, afin de ramener le texte à ce qui est admis comme socialement convenable. Dans l’édition posthume du journal de Marie Bashkirtseff, sa mère coupe ainsi toute allusion aux amours et au désir, ce qui pose également la question des normes de genre et de la respectabilité d’une jeune femme aristocrate[6].

Il conviendra de se demander quelles formes peuvent prendre ces mécanismes de censure et d’auto-censure, dans quelle mesure les corps sont ainsi encadrés, modifiés voire effacés et quels sont les regards qui portent cette censure.

Formater / Surexposer les corps : l’art soumis aux canons de la société

Mécanisme complémentaire de l’invisibilisation/dissimulation du corps « marginal », le processus de surexposition du corps « normal » complète efficacement l’opération de censure. Les différents canons imposent ainsi aux représentations des modèles normés : il suffit pour cela de penser à l’exemple paradigmatique de la statuaire antique. Longtemps reçue par l’Occident moderne comme un exemple de perfection corporelle fondée sur la blancheur, la fermeté des chairs et l’érotisme pudique, cette statuaire impose aux mentalités un modèle tenace. Celui d’un corps qui ne laisse aucune place aux débordements. Cette imposition est évidemment bien souvent d’un ressort autre que celui strictement esthétique et les canons artistiques agissant sur les représentations corporelles sont assurément vecteurs de normes et d’idéaux sous-tendus par des idéologies politiques. Ainsi, le néoclassicisme de la Révolution se met sous le patronage de la République romaine en exhibant des Hercule stoïques et musclés. Ces enjeux politiques se doublent également d’enjeux moraux et, sous la Révolution toujours, les Horaces de David renvoient à une masculinité hégémonique, héroïque et noble.

Lorsque le nu féminin s’expose, vivant, sur scène ou à l’écran à la toute fin du XIXe siècle, un certain nombre de conditions s’impose : le corps est enveloppé d’un maillot couleur chair – évidemment blanche – ou bien recouvert d’un enduit de perle blanc qui lui donne l’apparence du marbre. Dans les deux cas, le corps est normalisé : il est lissé, « blanchifié » et « statuairisé », imposant aux regards la vision du seul corps considéré comme exposable. On sait d’ailleurs que cette normalisation des corps sur scène est monnaie courante et, en danse classique en particulier, l’individualité des corps est niée : ils doivent se conformer au modèle et ainsi « faire corps ».

Comme deux faces d’une même pièce, les représentations s’aventurent aussi à exposer l’immoral pour mieux le contrôler dans la société. C’est le cas des physiologies, visuelles ou écrites, du XIXe siècle : héritières de la science catégorisante des Lumières, elles dressent les portraits des vices, des déviances, des anomalies, pour mieux les observer, les identifier et les empêcher. Le même processus de fascination/répulsion est en jeu dans la monstration des corps racisés depuis les premiers temps de l’orientalisme et les représentations plus tardives induites par la colonisation.

Formater ainsi les représentations des corps dans les représentations visuelles et littéraires, c’est aussi modeler les imaginaires qui se construisent à partir d’eux. C’est façonner également les limites de ces imaginaires et ce qui s’inscrit dans le hors-champ. Dès lors, quels corps rejoignent la sphère de l’impensable, de l’immontrable, de l’innommable ? Quels corps sont rejetés dans l’abjection et deviennent des corps qui, selon les termes de Judith Butler, « ne comptent plus » ?

Agentivité : déjouer la censure pour rejouer les corps

Enfin, il est possible d’interroger les jeux d’acteurs entre institutions et artistes. Les premières relaient et produisent des normes qui influent sur la production artistique, parfois en la limitant, voire en la censurant. Mais les artistes, s’iels sont contraint·e·s de produire au sein de cet ensemble de normes qu’iels ne peuvent ignorer, les questionnent au sein même de leur travail. En mobilisant ces normes, en les reprenant, iels les pensent, les rendent visibles, les déjouent ou jouent avec. Il s’agit ainsi d’aborder la question de l’agentivité artistique et la dimension contestataire de certaines démarches et pratiques, contre des normes et un regard hégémoniques.

Certain·e·s artistes réalisent ainsi sciemment un travail qui peut susciter la censure pour en faire la (dé)monstration : la censure imposée par les institutions devient alors la preuve de l’existence d’un système normatif dont il s’agirait de s’émanciper – son symptôme (voir par exemple le travail de Déborah de Robertis). La censure qui s’opère se fait alors confrontation d’un regard dominant qui permet d’en constater ses effets et le déconstruire pour permettre l’émergence de nouvelles façons de (conce)voir les corps. Ainsi, en convoquant notamment la notion de male gaze, théorisée par Laura Mulvey, on pourra se demander comment ces démarches d’artistes en résistance ont pour but de confronter des regards normatifs en proposant des alternatives fortes.

Quelles sont ainsi les stratégies d’existence des censuré·e·s systémiques du monde des arts ? Dès la fin du XIXe siècle les femmes artistes investissent des champs d’arts dits « mineurs », comme la performance médiumnique, faisant de leurs corps le moyen même d’exister sur les scènes artistiques qui habituellement les refusent[7]. Ces questionnements font écho au contexte actuel, où les représentations de corps marginalisés sont fréquemment censurées par les algorithmes de réseaux sociaux comme Instagram et Twitter.

Il s’agira aussi d’envisager d’éventuelles limites de cette agentivité créatrice. Pour comprendre les retournements qu’opèrent ces artistes, il faut souvent s’être déjà éloigné·e d’une pensée normative, ce qui exclut une partie du grand public quant à la réception de ces œuvres. Ces initiatives artistiques sont individuelles et affrontent des institutions qui reflètent et perpétuent par leur structuration même des inégalités systémiques, tout en maintenant des représentations hégémoniques.

 

Ayant vocation à favoriser un dialogue transdisciplinaire, cet appel est ouvert à tou·te·s les chercheur·se·s quelle que soit leur discipline et leur statut (masterant·e, doctorant·e, post-doctorant·e, chercheur·se indépendant·e, titulaire). Les communications auront une durée de 20 minutes. Les personnes intéressées doivent envoyer leur bio-bibliographie (environ 250 mots) et leur proposition de communication (environ 500 mots, en français ou en anglais) à censure2021@gmail.com avant le 4 juillet 2021 (inclus). Le colloque se tiendra les 27, 28, 29 janvier 2022 à Paris.

L’organisation scientifique du colloque est assurée par l’Atelier Corps, genre, arts d’EFiGiES et l’association Queerinal de l’École nationale des Chartes.

Bibliographie

Boëtsch (Gilles), Hervé (Christian), J. Rozenberg (Jacques), Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé, Louvrain-La-Neuve, De Boeck Supérieur, 2007.

Bustarret (Claire), Viollet (Catherine), Genèse, censure, autocensure, CNRS Ed., 2005.

Butler (Judith), Ces corps qui comptent, Amsterdam, 2009.

Corbin (Alain), Courtine (Jean-Jacques) et Vigarello (Georges), Histoire du corps, Paris, Points, 2011.

Goldstein (Robert Justin), M. Nedd (Andrews) (eds), Political censorship of the visual arts in nineteenth-century Europe : arresting images, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.

Halleux Élisa de, Lora Marianna, Histoire culturelle et sociale de l’art et Centre d’Histoire de l’Art de la Renaissance, Nudité sacrée : le nu dans l’art religieux de la Renaissance entre érotisme, dévotion et censure, Paris, France, Publications de la Sorbonne, 2011.

Haskell (Francis), « Eroticism and the visual arts », Censorship, n° 9, hiver 1967, p. 2-7.

Krakovitch (Odile), La Censure théâtrale (1835-1849), Édition des procès-verbaux, Paris, Classiques Garnier, 2016.

Ladenson (Elisabeth), Dirt for Art’s Sake. Books on Trial from Madame Bovary to Lolita, New York, Cornell University Press, 2007.

Le Bihan (Yann), « Imaginaire du corps «  métis  » et «  mixité  » conjugale », Corps, 2012, n° 10, 1, p. 123-131.

Le Naour (Jean-Yves), « Un mouvement antipornographique : la Ligue pour le relèvement de la moralité publique (1883-1946) », Histoire, économie et société, n° 3, 2003, p. 385-394.

Martin (Laurent), « Penser les censures dans l’histoire », Société & Représentations, 2006, n° 21, 1, p. 331-345.

Quignard (Marie-François) et Seckel (Raymond-Josué), L’Enfer de la bibliothèque. Eros au secret, Paris, BNF, 2007.

Rosellini (Michèle), « Censure et «  honnêteté publique » au XVIIe siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », Littératures classiques, 2009, n° 68, 1, p. 71-88.

Tiévant (Pascale), Regards sur l’altérité : le corps et la norme dans les enluminures, en France, aux XIVe et XVe siècles, Thèse de doctorat, Université Toulouse-Jean Jaurès, 2016.

Vigarello (Georges), Les métamorphoses du gras : histoire de l’obésité du Moyen Âge au XXe siècle, Paris, Points, 2013.

 

[1] On peut citer en exemple Représentations-limites des corps sexuels dans le cinéma et l’audiovisuel contemporain, 2015, INHA.

[2] Contextes, formes et reflets de la censure. Création, réception et canons culturels entre XVIe et XXe siècles, 2019, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3.

[3] Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)qualification : obscénité, pornographie et censure (XIXe-XXe siècles), 2008, Université libre de Bruxelles ; Des corps dans la ville, normes et écarts au XIXe siècle, avril 2020, (dans le domaine de la presse et de la littérature).

[4] Sylvie Aubenas et Philippe Comar, Cache-sexe : le désaveu du sexe dans l’art, Paris, Éd. de la Martinière, 2014, p. 30.

[5] « L’Art et la pornographie », L’Idée libre : littéraire, artistique, social, t. 5, 3e année, n° 1, janv.-juil. 1903.

[6] Marie-Éléonore Chartier, « Marie Bashkirtseff : les complexités d’une censure » dans Catherine Viollet et Claire Bustarret, Génèse, censure, autocensure, Paris, CNRS Éditions, 2005.

[7] Charlotte Foucher Zarmanian, Créatrices en 1900. Femmes artistes en France dans les milieux symbolistes, Paris, Mare & Martin, 2015.

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