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Lieu de l’événement Rennes 35, France
Alors que l’étymologie grecque du terme « ignorance » – ἀγνῶσις / agnôsis – se traduit en français par l’expression « ne pas savoir », les nombreuses études rattachées au domaine scientifique qu’est l’agnotologie étendent les significations couvertes par ce que ce vocable renfermait au préalable en s’attelant, par exemple, à comprendre comment on peut « ignorer ce que l’on sait » (Dedieu & Jouzel, 2015), soit « des situations dans lesquelles des savoirs potentiellement disponibles pour l’action ne sont pas utilisés » (Dedieu & Jouzel 2015 : 106). La publication de l’ouvrage de Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology (2008), est de ce point de vue incontournable dans le cadre d’une analyse soucieuse d’ouvrir la boîte noire de l’ignorance. Tout en prenant soin de mentionner la possibilité de bâtir des taxonomies tierces, Proctor distingue trois types d’ignorance : « ignorance as native state (or resource), ignorance as lost realm (or selective choice), and ignorance as a deliberately engineered and strategic play (or active construct). » Dans Cancer Wars (1995), en se penchant comparativement sur la « façon dont la politique façonne ce que nous savons et ce que nous ne savons pas du cancer », il pointe la production concomitante du savoir et de l’ignorance en matière sanitaire. À cet égard, les travaux inscrits dans le champ de recherche de l’agnotologie relèvent combien, loin de n’être que l’absence d’un savoir (Schiebinger & Proctor 2008), l’ignorance est « le produit d’une construction sociale, d’effets de sélection par lesquels des acteurs individuels ou collectifs utilisent certains savoirs disponibles et en laissent d’autres de côté » (Dedieu & Jouzel 2015 : 105-106).
L’ignorance ne peut être pensée isolément de l’objet qu’elle ignore. Aussi aux interrogations « Qu’est-ce que l’ignorance » et « De quelle ignorance s’agit-il ? » doit-on adjoindre le questionnement suivant : « Qu’ignore-t-on ? ». Ce colloque invite à y répondre sous un angle spécifique, en se demandant dans quelle mesure le genre, en tant que « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associés (masculin/féminin) » (Bereni, Chauvin, Jaunait & Revillard 2012), est ignoré dans la construction des problèmes de santé publique. De ce point de vue, rares sont encore les travaux qui adoptent une perspective genrée de construction des problèmes de santé publique, soit, notamment, les processus de légitimation sociale, sanitaire et politique qui conduisent à la publicisation, à la reconnaissance et à la réparation des préjudices qu’ils engendrent. Or, parce que les notions de genre et d’ignorance éclairent toutes deux, sur les plans tant empirique qu’épistémologique, les mécanismes qui conduisent à visibiliser versus invisibiliser, légitimer versus délégitimer des phénomènes sociaux, il nous semble que leur analyse conjointe fait sens scientifiquement et mérite d’être étudiée plus avant. À cet égard, il s’agit de contribuer, à travers l’angle du genre, au programme que porte l’agnotologie : « What don’t we know and why don’t we know it ? » (Proctor & Schiebinger 2008).
Afin d’identifier et de comprendre ces processus systémiques, il convient de déployer une réflexion sur la façon dont sont produits et diffusés des savoirs et des ignorances, qu’il s’agit, à l’occasion de ce colloque, de saisir dans une perspective de genre, au sein des différents espaces sociaux où se trouve livrée une parole sur la santé : espaces scientifique, médiatique et politique.
Parmi la littérature existante en sciences sociales, trois ensembles de travaux peuvent alimenter la réflexion portée par ce colloque. Le premier a trait aux inégalités sociales de santé (Leclerc, Fassin, Grandjean, Kaminski & Lang 2000), à la santé au travail (Markowitz & Rosner, 2002 ; Thébaud-Mony, Daubas-Letourneux, Frigul & Jobin 2012) et aux effets de l’introduction d’outils biologiques dans le monde du travail (Crespin 2017, s’agissant des instruments de dépistage des drogues), ainsi qu’à la construction des problèmes de santé publique (Gilbert & Henry, 2009). Plus précisément, certaines recherches ont abordé les mobilisations de victimes de problèmes de santé publique (Calvez, avec la collaboration de Leduc 2011, Henry 2007, Fillion 2009, Pitti 2010, Rainhorn 2019, Marichalar 2017) ou bien les politiques et instruments d’action publique sanitaire (Crespin & Lascoumes, 2000) ou encore la médiatisation des scandales de santé (Champagne & Marchetti 1994, Henry 2003). Le deuxième ensemble concerne l’épistémologie de l’épidémiologie et la constitution de savoirs sanitaires, montrant que l’expertise savante, celle de professionnels de la santé, s’est vue progressivement contestée par une expertise profane, à l’instar de la participation des malades du sida à la constitution de connaissances sur leur propre maladie (Epstein 1996, Broqua 2005, Broqua & Fillieule 2010), ou dans le cas de la santé reproductive et des savoirs gynécologiques (Ruault 2017). Le troisième ensemble s’intéresse aux problèmes de santé au prisme du genre, qu’il s’agisse des problèmes relevant des corps féminins (Froidevaux-Metterie 2018) ou des rapports entre médecine et identités non-binaires (Beaubatie 2016).
Dans ce contexte scientifique, ce colloque a pour objectif de systématiser l’étude des rapports entre santé, genre et construction des problèmes publics. D’un point de vue théorique, il s’appuiera notamment sur l’approche en termes de construction des problèmes publics (au sens de social problems, Gusfield 1981), ainsi que sur les notions d’ignorance scientifique (Henry 2017) et d’injustices épistémiques (Fricker 2007, Medina 2013), afin de comprendre comment le genre permet d’étoffer et d’amender notre analyse de la façon dont certaines questions, plutôt que d’autres, sont hissées au rang de problèmes publics. La notion d’« injustices épistémiques » vise à comprendre les fondements explicatifs de l’absence de percée de certains problèmes en enjeux d’intérêt public.
Ce colloque sera l’occasion d’explorer comment le genre structure les scènes d’énonciation des problèmes de santé, les rhétoriques de légitimation et de délégitimation des problèmes, ainsi que les actions déployées par des acteurs et actrices appartenant à ces différents champs sociaux, mais aussi les coûts et les ressources qui accompagnent ces actions. Une attention particulière sera portée aux inégalités de genre dans la définition et la prise en compte des enjeux de santé ; à la place des savoirs et vulgarisations issus des recherches sur le genre (et de leur contestation) dans l’émergence et la définition de ces problèmes ; à la composition des « réseaux d’opérateurs » (Hilgartner & Bosk 1988) qui contribuent au cadrage et à la médiatisation de problèmes ; à l’organisation de mobilisations autour de ces derniers, mais aussi à l’occultation de certains problèmes. Il s’agira de porter le regard sur des questions de santé touchant les femmes, les hommes et les personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette bicatégorisation.
Les propositions de communication pourront ainsi s’insérer dans l’un des quatre axes suivants :
1) Opérer des tris dans les identités de genre : Savoirs non produits et incidences sanitaires
Le premier axe interroge la manière dont les savoirs (épidémiologiques, juridiques, etc.) qui se rapportent à la santé relèvent, révèlent ou opèrent des tris au sein des identités genrées en ignorant certaines de leurs composantes. Cet axe ne pourra faire l’économie d’un débat sur la polysémie de la notion de « genre », tributaire des prismes disciplinaires qui le dissèquent et des enjeux sémantiques qui s’y rattachent, en opérant variablement « la distinction entre sexe et genre » (Löwy & Rouch 2003). Illana Löwy et Hélène Rouch reviennent notamment sur la « genèse du genre » sans sa définition « scientifique » dans les années 1940-1960 comme « liée à la production industrielle des hormones sexuelles et à leur utilisation en tant que médicaments » (p. 10) mais aussi au recours aux hormones sexuelles en vue de « l’acquisition des traits du sexe opposé » (p. 10). La période des années 1970 consacre quant à elle « l’émergence du concept féministe de genre comme relation de domination » (p. 11). Les techniques médicales de procréation viennent elles aussi constamment renouveler le questionnement quant à la distinction entre le sexe et le genre (Tain 2003).
Les contributions pourront s’intéresser aux savoirs dont on ne dispose pas (encore) ou dont on dispose mais que l’on élude. De ce point de vue, les recherches sur l’« undone science », qui renvoie à la « non production systématique du savoir » (Frickel, Gibbon, Howard, Kempner, Ottinger & Hess 2010), « que l’on peut traduire par “science non produite” ou encore “recherches non développées” » (Henry 2017 : 11), reposant sur des inégalités de pouvoir (Hess 2015), pourront nourrir utilement les contributions proposées. Mais il sera aussi question de se pencher sur l’éventuelle porosité entre les savoirs ou leur confrontation, par exemple entre les savoirs sanitaires et les savoirs issus des gender studies ou des queer studies. Dans ses recherches, Emmanuel Beaubatie se penche sur la question de la co-construction d’une catégorie médicale, le « transsexualisme », par les médecins (qui ont questionné le caractère dimorphique du sexe) et par les trans’ (2016). Dans les années 1990, les études queer revendiquent une émancipation vis-à-vis du modèle médical, en soulignant le potentiel subversif des trans’. C’est le genre qui « donne sa signification au sexe » plutôt que l’inverse. Il est possible de « resignifier le sexe » (p. 136). Mais l’auteur porte un regard critique sur une supposée opposition entre une approche médicale qui serait normative et une critique queer qui serait subversive, en les examinant « certes dans un rapport de pouvoir » mais aussi « selon un principe de symétrie » (p. 131) [l’auteur se référant ici à Latour 2011 [1984]] et soulignant « la rareté d’une réelle critique de l’androcentrisme médical » (Beaubatie 2016 : 140).
De ce premier questionnement sur les tris opérés, au sein des identités de genre, dans les processus de construction des connaissances en termes de santé, découle un second questionnement, qui se rapporte à ce que cette sélection produit en termes d’action. D’un côté, les propositions pourront s’attacher à étudier dans quelle mesure, fautes de données scientifiques, on reconduit ce que l’on méconnaît, et on continue à ne pas nommer un problème, au sens du terme
« naming » tel qu’il est utilisé dans le triptyque naming / blaming / claiming élaboré par Felstiner, Abel et Sarat (1980). À cet égard, l’absence d’utilisation d’une catégorie pour qualifier, mais aussi pour reconnaître une pathologie dont la prévalence est forte chez les hommes ou chez les femmes (on pense par exemple à l’enjeu du classement de l’endométriose dans la liste des Affections de longue durée) peut avoir des effets réels sur sa prise en charge. Les travaux de Michelle Murphy (2006) sur la construction du sick building syndrome comme problème public montrent aussi que la difficulté à rendre ce problème de santé-environnement crédible et urgent dans les années 1980 est qu’il touchait surtout des femmes (employées de bureau) soupçonnées de « psychosomatiser », de comportements mimétiques, voire grégaires et de céder facilement à la panique morale en dépit des assurances d’une science qui prouvait surtout… que rien n’était prouvé en matière de toxicité des bureaux. Enfin, comment la production de savoirs et d’ignorance conduit-elle à privilégier certaines innovations techniques et médicales plutôt que d’autres, alors même que ces technologies, celles qui par exemple gouvernent les accouchements et les risques qui lui sont afférents, font l’objet de controverses (Topçu 2019) ?
2) Ignorance et genre des producteur·rice·s de savoirs en santé
Un deuxième axe s’attachera à étudier comment le genre de celles et ceux qui produisent les savoirs sanitaires contribue à reproduire l’ignorance de ce que l’on sait ou de ce que l’on méconnaît, en se penchant sur le façonnage institutionnel et les processus de socialisation qui sous- tendent ces reconductions. Ce deuxième volet pourra s’interroger sur la manière dont la construction des savoirs et de l’ignorance en matière de santé peut se lire en termes de rapports de domination sociale et, notamment, de genre. Comme l’indique Nancy Tuana dans ses travaux traitant de l’ignorance relative à la sexualité des femmes (2008), la construction de ce qui est connu est empreinte de pouvoir. Dans What’s Wrong with Fat, Abigail Saguy pointe quant à elle combien l’acceptabilité sociale du cadrage médical associant corpulence et pathologie est le produit de l’influence de ses défenseurs, détenant de forts capitaux (économiques, sociaux, culturels), et reconduisant l’imbrication de rapports de domination, dont celui du genre. De ce point de vue, la « pertinence des soins » est doublement redevable de rapports sociaux de sexe et de classe (Gelly, Cristofalo & Gasquet-Blanchart 2019, s’agissant du choix de la césarienne).
Les travaux développés par Miranda Fricker à propos des « injustices épistémiques » (2007) pourront aussi être fructueux. Ce cadre théorique distingue deux types d’injustices épistémiques, l’une dite herméneutique, l’autre dite testimoniale. Le concept d’« injustice herméneutique » indique la difficulté éprouvée par certains individus, appartenant à des groupes sociaux dominés, à faire sens de leur expérience dans un cadre épistémique dominant qui nie celle- ci. Ne disposant pas de ressources interprétatives suffisantes pour rendre compte de leur expérience, ces groupes éprouvent dès lors des difficultés à formuler des revendications à même de défendre leur intérêt. L’analyse des injustices épistémiques s’appuie en effet sur la théorie des points de vue situés (feminist standpoint theory) pour montrer que les inégalités dans l’accès et la production des savoirs se construisent à travers les rapports de pouvoir entre groupes sociaux. Dans le prolongement de ces travaux, José Medina (2013) introduit l’idée qu’il existe de la part des groupes dominants une « ignorance active » des expériences et savoirs élaborés par les groupes dominés, visant au maintien des structures d’injustice et d’oppression. Il engage aussi à analyser les résistances épistémiques des groupes subissant ces inégalités et dont le positionnement est à l’intersection de plusieurs mondes, à l’image des domestiques Noirs dans les maisons de Blancs aux États-Unis, qui développent une « lucidité subversive » leur permettant d’élaborer des analyses en rupture avec les cadres de pensée dominants.
L’ignorance, ainsi que la possibilité de nommer, sont en effet situées socialement. L’analyse doit non seulement prendre en compte le contexte spatio-temporel dans lequel sont produits les savoirs et les ignorances, mais aussi la manière dont les dispositions (de genre, notamment) et la position sociale / professionnelle occupée par les parties prenantes expliquent leur perception d’un problème de santé. Les données disponibles sur les représentations des personnels soignants à propos des violences obstétricales et gynécologiques (VOG), classées par ces derniers selon une opposition VOG volontaires / VOG involontaires, soulèvent quelques pistes stimulantes. Si elles montrent que certaines pratiques peuvent être reconduites parfois de manière active – pour reprendre les termes de Medina (2013) –, renforçant ainsi l’asymétrie dans les rapports entre soignant·es et soigné·es, d’autres révèlent aussi la force d’inertie liée à la reproduction mécanique de gestes et de routines de travail incorporés, rarement interrogés de manière critique. Certaines soulignent encore les effets liés aux conditions de travail, en équipe réduite et sous pression temporelle, alors que d’autres indiquent combien la violence peut faire partie des rapports d’apprentissage en médecine. À propos de la chirurgie, Zolezio (20212) relève par exemple le « renforcement des dispositions “masculines” antérieurement incorporées ». Ces constats interrogent ainsi les socialisations professionnelles dans l’espace médical et les manières dont celles-ci participent de la (non-)reconnaissance de problèmes de santé. Ils incitent à ce que l’analyse de l’élaboration de normes genrées (que ce soit dans les manières de penser de percevoir ou de pratiquer) porte sur plusieurs échelles, celle des institutions (de santé, par exemple) et celle des individus (socialisations primaires et secondaires…) dans une perspective relationnelle inscrite dans des rapports de pouvoir. Ce qui précède implique aussi de réfléchir aux obstacles, voire aux dilemmes auxquels peut se heurter le personnel soignant dans la prise en compte de savoirs situés, apparemment subjectifs et individuels, alors même que les apprentissages médicaux et les protocoles de soins sont fondés sur des savoirs épistémiques généralisants qui, quoique possiblement disputés, controversés, contestés, sont produits selon des mécanismes scientifiques objectivés.
3) Combattre ou reconduire l’ignorance genrée des problèmes de santé
Un troisième axe reviendra sur les pratiques, les répertoires d’action et les controverses qui contestent les savoirs stabilisés conduisant soit à lever, soit à perpétuer certaines formes d’ignorance. Les communications s’intéresseront à la manière dont les individus, individuellement et collectivement, adoptent des stratégies pour combattre ou, au contraire, reconduire l’ignorance genrée des problèmes de santé. Le cadre théorique proposé par Fricker (voir supra) pourra à nouveau être stimulant ici, notamment le concept d’« injustice testimoniale » (Fricker 2007) qui désigne la variabilité de l’autorité épistémique des individus témoignant de leur expérience en tant que victimes d’injustices selon leur appartenance sociale, les groupes dominés souffrant plus souvent d’un déficit, voire d’un déni de crédibilité. Fricker pointe le rôle joué par les préjugés et les stéréotypes dans les critères d’appréciation et de reconnaissance de certains savoirs, expériences ou témoignages au détriment d’autres.
Face à l’ignorance et aux savoirs non produits qui la reconduisent, certains mouvements sociaux ou collectifs militants (auxquels peuvent prendre part des médecins, cf. Garcia 2005) s’attellent à construire des savoirs « alternatifs » via, par exemple, la construction d’expertises profanes. Mobilisé de manière massive, le témoignage peut aussi permettre la mobilisation autour d’une cause, contrant ainsi les injustices testimoniales dont peuvent par exemple être victimes les femmes à propos de la santé sexuelle. Anne-Charlotte Millepied et Margaux Nève (2021) analysent ainsi le caractère volumineux des témoignages concernant les VOG comme des « opérateurs de factualité » (Dulong 1997). Les conditions d’émergence et de construction des VOG en problème social au mitan des années 2010 en France tient à plusieurs facteurs formant un contexte d’opportunité, dont l’attention grandissante portée à la question des droits génésiques sur le plan international à partir des années 1980, la réduction de l’autonomie de professionnels de santé depuis l’après-guerre et le renouveau des mouvements féministes à la faveur du développement des réseaux sociaux numériques et de nouvelles dispositions juridiques nationales et internationales (Parrat 2019).
À travers ces processus de contestation de l’ignorance, s’agit-il pour les entrepreneurs de cause de déconstruire les savoirs déjà à l’œuvre, d’y adjoindre d’autres savoirs ou de les y substituer ? Dans quelle mesure les savoirs stabilisés et les savoirs émergents sont-ils concurrentiels, complémentaires, cumulatifs ? Par exemple, les recherches conduites sur l’engagement contre le sida ont documenté la survenue, dans les années 1990, de « nouvelles formes de contestation des pratiques médicales » par des collectifs s’auto-définissant comme « victimes de la médecine », auxquelles s’est adjoint un débat sur la « judiciarisation de la médecine » (Dodier & Barbot, 2009). Le développement de savoirs profanes est aussi analysé à l’aune de la santé reproductive et des savoirs gynécologiques. À cet égard, de nombreux travaux, comme ceux de Bibia Pavard (2012) ou de Lucile Ruault (2017) sur les MLAC et l’auto-examen hérité des mouvements féministes de self-help, concernent la réappropriation, par les femmes, des questions les concernant en premier lieu, par exemple la pratique des avortements. Les outils, notamment juridiques, alors à leur disposition pour mettre des mots sur des maux, pour contester ou pour exiger réparation ou indemnisation, font l’objet d’études, qui montrent leur inégale réappropriation, à l’instar de l’analyse menée par Lucile Quéré sur le « droit au consentement » lors des consultations gynécologiques et des rapports différenciés des patientes à la qualification d’expériences en termes de préjudices sanitaires (2019).
A contrario, un certain nombre de stratégies, de pratiques, de controverses et de mobilisa- tions visent à (re)produire l’ignorance. Par exemple, lorsqu’un gynécologue pratique, à l’insu d’une patiente, le « point du mari »(1), cette pratique abusive – d’autant qu’elle ne fait pas partie des usages courants, ne pouvant donc pas être considérée comme la résultante de l’incorporation d’une pratique acquise lors des apprentissages – peut être interprétée comme la négation active de l’interprétation d’un acte médical en termes de VOG débordant le seul cadre médical pour servir des finalités d’ordre politique, en l’occurrence le renforcement de l’ordre hétéronormé. De même, certaines controverses visent à entretenir le flou et l’incertitude, prorogeant ainsi la légitimation d’un problème social et sa prise en charge par les autorités publiques. Ou encore, l’existence de contre-mobilisations, à l’instar des « ripostes catholiques » autour des questions sexuelles (Avanza & Della Sudda 2017), et la promotion de cadres interprétatifs concurrents pourront être interrogées à propos de problèmes croisant genre et santé, tels que la procréation médicalement assistée (PMA). Les contradictions internes à un mouvement, par exemple les dissensions aux sein des groupes féministes à l’égard de la PMA, contribuent aussi à la mise en concurrence de cadrages et, éventuellement, à l’éviction de certains acteurs au moment de la décision politique (Engeli 2009).
(1) Pratique consistant, lors de la suture du périnée après une déchirure ou une épisiotomie durant l’accouchement, à resserrer l’entrée du vagin en faisant un point supplémentaire, dans le but de procurer plus de plaisir au conjoint durant les rapports sexuels.
4) Comment ne pas ignorer ce qui l’est ? Enjeux méthodologiques
Les propositions de communication qui s’inscriront dans cet axe pourront traiter centralement des difficultés méthodologiques que pose le travail sur ce qui est ignoré, et donc invisible ou peu visible. Comment faire face à l’absence de données concernant un problème « ignoré » (manque de budget dédié, données insignifiantes sur le plan statistique, absence de cohortes suffisantes, etc.) ? Comment produire des données « alternatives » (par exemple, recourir à la concaténation de témoignages sur Internet) ? Comment accéder à la parole en creux (dans les entretiens, dans les observations, etc.) ? Comment observer et repérer ce qui est « ignoré » ? Comment saisir empiriquement les mécanismes causaux conduisant les individus à l’ignorance ? Comment ne pas sur-interpréter ce qui est absent ?
Il peut s’agir de déconstruire les catégories savantes prescrites par les organismes et les professionnels de la santé. C’est ce que propose Juanne N. Clarke (1983) lorsqu’elle procède à une étude comparative des définitions de la maladie à partir d’une revue de la littérature scientifique anglosaxonne entre 1968 et 1981. Elle relève combien les catégories construites élaborées majoritairement par des hommes se fondent sur des représentations genrées des rapports à la maladie sous couvert d’une approche positiviste. Elle explique ainsi combien le processus historique de construction du mythe de la femme « fragile » a servi à la fois à écarter les guérisseuses de la pratique des soins et à contrôler le corps des femmes devenues patientes. Ce travail de déconstruction peut également se faire en décryptant les dispositifs sociaux régulant les relations entre soignant·e·s et soigné·e·s. Les travaux d’A. Alessandrin et d’A. Meidani (2017) s’intéressent notamment aux mécanismes par lesquels les cadres idéologiques des personnels de santé, les processus de médicalisation et de pathologisation empêchent la prévention du cancer chez les personnes trans.
Les premiers minimisent les risques inhérents à la prise des médicaments prescrits invoquant l’absence de données scientifiques probantes alors que les seconds taisent des informations relatives à leurs pratiques de (non)soins, de consommation de drogues, etc. pour ne pas mettre en échec leur transition. Dans cette recherche, ainsi que dans un article intitulé « Quand le cancer rencontre le genre » (2019) – consacré à l’expérience cancéreuse et de soins de deux cancers sexués (du sein et de la prostate) – ils démontrent que, comme le genre, les définitions savantes et profanes de la maladie et des protocoles de soin sont saturées de représentations sociales plurielles dont certaines relèvent d’assignations de genre. Mais les auteur·e·s montrent aussi que les « arrangements sociaux qui traversent la trame des négociations soignants/soignés » (Alessandrin & Meidani 2017) peuvent constituer des ressources à partir desquelles un individu donne du sens à son expérience, et parfois s’en saisit pour questionner, voire transformer son identité de genre.
Quel protocole méthodologique peut-on bâtir pour saisir finement la complexité de ces négociations, que l’on ne peut encapsuler dans la seule imposition unilatérale de savoirs imposés par l’autorité médicale ? Ce colloque invite ici à saisir les mécanismes de co-construction de savoirs qui se réactualisent en fonction de multiples paramètres (dont les différentes socialisations des soigné·e·s mais aussi des soignant·e·s,) et engendrent une porosité plus ou moins forte entre savoirs profanes et savoirs médicaux dans les interactions quotidiennes de soins.
Les propositions de communication d’une page (500 mots), accompagnées de références bibliographiques et d’une courte biographie, sont à adresser, pour le 14 septembre 2021 au plus tard, aux adresses suivantes : beatrice.damian@univ-rennes1.fr, bleuwenn.lechaux@univ-rennes2.fr, eugenie.saitta@univ-rennes1.fr
Les coordinateurs·rices du projet
- Béatrice Damian-Gaillard
- Bleuwenn Lechaux
- Eugénie Saitta
Le comité d’organisation
- Gildas Brégain
- Annabelle Demy
- Sandy Montañola
- Suzanne Quintin