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Lieu de l’événement Montpellier , France
Présentation
Dans un contexte contemporain d’industrialisation des biens symboliques, de libéralisation des marchés culturels et de mise en compétition croissante des individus, des œuvres et des institutions qui les produisent, les récompenses et dispositifs de consécration et de reconnaissance se multiplient dans tous les domaines et répertoires artistiques (littérature, cinéma, musique, théâtre, danse, art contemporain, arts plastiques, etc.), amenant plusieurs auteurs et autrices à identifier un phénomène de « prolifération » (English, 2005), d’ « inflation » (Ducas, 2013) ou de « sédimentation » récompensatoire (Delaporte, 2022) depuis le dernier quart du XXe siècle. Ce colloque ambitionne d’étudier cette tendance à la « récompensiarisation » des champs culturels en réunissant des chercheuses et des chercheurs étudiant les prix artistiques et littéraires à de multiples échelles et niveaux d’analyse (du cas d’étude particulier à la généralisation théorique, de manière diachronique ou synchronique) et à partir d’objets et de disciplines variées (lettres, arts, histoire, sociologie, économie, sciences de l’information et de la communication, etc.). La réflexion sera toutefois restreinte aux prix culturels dans l’espace francophone, français en particulier.
L’objectif du colloque est à la fois de dégager les spécificités de chacune des filières culturelles – que ces spécificités soient liées au(x) marché(s), à des traditions nationales, au fonctionnement propre du champ de production – et, dans le même temps, de mettre en lumière ce que les « prix » (comme phénomène social polymorphe incarné au sein de dispositifs récompensatoires) ont de commun d’une filière culturelle à l’autre, qu’on évalue ces permanences sur le plan des enjeux ou sur celui des effets. Il ne s’agit pas, ici, de contester ou de commenter des palmarès dans quelque domaine artistique que ce soit, mais bien d’analyser le rôle des prix dans le fonctionnement des champs de production culturelle, en postulant que ces instances de consécration et « dispositifs de jugement » (Karpik, 2009) agissent comme des outils de construction et non d’observation de la valeur des œuvres et des artistes. Sont donc incitées les approches historicisantes, contextualisantes, déconstructionnistes, critiques et plus largement pragmatiques de la valorisation des biens symboliques, des hiérarchies culturelles et des processus de légitimation. Sans se limiter aux éléments suivants, les propositions pourront s’inscrire, éventuellement de manière transverse, dans les quatre axes proposés.
Axe 1 : Normativité, institutionnalisation et légitimation
Chaque filière artistique dispose d’un certain nombre d’instances légitimantes – mises en œuvre par des acteurs publics comme privés et relevant d’initiatives professionnelles comme amateures ou médiatiques – qui se caractérisent, pour une grande partie d’entre elles, par une volonté de participer à la définition des normes (esthétiques, techniques, etc.) et des « règles » du champ (Bourdieu, 1992 ; Sapiro, 1999), voire de définir un « canon » (littéraire, musical, cinématographique, etc.). Cette « ambition nomothétique » (Delaporte, 2022) est la fonction revendiquée par la plupart des dispositifs récompensatoires qui peuvent s’en réclamer et la revendiquer, c’est-à-dire les plus légitimes d’entre eux, ceux dont l’expertise n’est pas contestée ou remise en question. En effet, tous les prix « ne se valent pas », à la fois au sens où leur degré de reconnaissance varie – notamment en fonction de la légitimité préalable dont jouit l’organisateur du prix et de celle du jury – et au sens où ce degré de reconnaissance relatif oriente la valeur accordée ensuite par les pairs, les médias ou le grand public aux récompenses octroyées. Dans le champ littéraire, recevoir le prestigieux Goncourt ou le Grand Prix RTL-Lire ne saurait ainsi être mis sur le même plan ou avoir les mêmes « effets ». Les communications pourront interroger la fonction canonisante ou normative des prix culturels à partir d’un champ ou d’un dispositif précis, examiner les échelles de légitimité entre les différents prix au sein d’une filière spécialisée (dans un courant ou un genre artistique) ou d’un espace géographique donné (Meizoz, 2004, sur les prix littéraires en Suisse romande), étudier les controverses esthétiques liées aux palmarès (et les prix parodiques) ou encore s’intéresser à la manière dont les classements et distinctions servent d’indicateurs « de qualité » aux acteurs socio-économiques.
Les récompenses permettent en outre à celles et ceux qui les décernent de contrôler l’accès au marché en délimitant les frontières du champ et en instaurant des périmètres d’éligibilité et des critères d’évaluation : les communications pourront donc porter sur la fonction de gatekeeping des prix culturels et sur ce que l’évolution des prix et du spectre des « récompensés » dévoile comme enjeux esthétiques, mais aussi culturels, économiques, (géo-)politiques. Que dire, par exemple, de « l’ouverture à la diversité » réclamée par une partie des acteurs de la culture, qui dénoncent la domination de certaines formes ou genres artistiques (la fiction, dans les champs littéraires et cinématographiques) ou le manque de représentativité des palmarès (notamment en termes de genre – contré par des dispositifs comme le Prix Femina ou le Prix Alice-Guy – ou en matière d’occidentalo-centrisme) ? Que traduit l’abandon de la catégorie « Musiques du monde » aux Victoires de la Musique, récemment basculée au sein des Victoires du Jazz ? Qu’ouvre comme possibilité(s) pour les artistes femmes et pour les professionnels du « cinéma de genre » l’attribution d’une Palme d’or à Cannes en 2021 à la réalisatrice Julia Ducournau pour son film Titane ?
Parce qu’elles jouent un rôle central dans l’institutionnalisation des champs artistiques, les communications pourront en outre étudier la manière dont une économie récompensatoire a pu se mettre en place au sein d’une filière récente ou d’un segment de marché spécifique (sous-genre, sous-champ, niche) et s’intéresser à la manière dont s’articulent récompensiarisation, institutionnalisation et légitimation. Sont encouragées les communications portant sur les prix distinguant des formes artistiques ou des genres dépréciés, minorisés, illégitimés et altérisés (même temporairement), notamment parce qu’associés aux cultures populaires ou mercantiles : la bande-dessinée dans le champ des arts plastiques, le théâtre de rue dans le champ théâtral, les séries télévisées dans le champ cinématographique, la danse de salon dans le champ chorégraphique, le graffiti dans le champ pictural, la science-fiction ou le manga dans le domaine littéraire, etc.
Enfin, les communications pourront interroger la manière dont les prix et leur dispositif de compétition affectent les festivals et autres événements culturels : quelle est la valeur ajoutée des prix, si l’on compare par exemple le Festival d’Avignon, qui n’en décerne pas, au Festival de Cannes ? Dans quelle mesure le dispositif récompensatoire affecte la popularité, la fréquentation et la « légitimité » d’un festival ? Les communications pourront ainsi envisager les enjeux et les effets des prix, non pas sur les auteur·rices et les artistes, mais sur les événements eux-mêmes.
Axe 2 : Carrière, reconnaissance et consécration
La fonction promue des prix culturels est de valoriser une œuvre ou un artiste au sein d’un champ de production culturelle, en distinguant la qualité de ses créations, productions, réalisations ou interprétations artistiques. Que la notion de « talent », au sens où il résulterait de dispositions naturelles et/ou innées des individus, soit déconstruite par nombre de travaux sociologiques (Menger, 2009), ne suffit pas à atténuer l’effet induit de valorisation que l’attribution d’un prix – ou une sélection en festival (à Avignon dans le champ théâtral, à Cannes dans le champ cinématographique, à Belfort dans le champ de la musique) – est susceptible d’avoir sur son lauréat ou sa lauréate. Les communications pourront ainsi, à partir de cas d’étude situés et empiriquement documentés, interroger les « effets » des prix sur la trajectoire personnelle et professionnelle d’un artiste (Heinich, 1999) – voire d’un membre de jury, d’un organisateur ou d’une organisatrice de prix – ou sur la circulation d’une œuvre et sa diffusion.
L’économie de la culture a cherché à calculer et estimer l’influence des récompenses sur les ventes de biens culturels matériels – filière du livre, musique et vidéo enregistrées –, mais que dire des capitaux autres qu’économiques qui ont été générés, notamment en termes sociaux et symboliques ? Comment étudier et appréhender l’impact d’un prix sur la carrière d’un artiste ? Les communications pourront notamment aborder le cas des reconnaissances rétrospectives, qui interviennent de manière décalée à l’exercice artistique ou en fin de carrière ; l’octroi du Prix Nobel de littérature à Annie Ernaux en 2021 opère par exemple une revalorisation globale de son œuvre, dont plusieurs titres avaient pourtant déjà été distingués par le passé. À rebours, l’obtention d’un prix n’est pas forcément synonyme de reconnaissance des pairs, voire peut occasionner une perte de valeur symbolique et entraîner un phénomène de « délégitimation ». Le Goncourt, par exemple, n’est pas systématiquement signe de valeur et vecteur de consécration dans les cercles les plus restreints. En ce sens, la mobilité des prix sur l’échelle des valeurs fonctionne un peu comme pour l’éditeur : publier chez POL ou Minuit n’engage pas le même réseau de reconnaissance que Flammarion ou Fayard.
Axe 3 : Spectacularisation, médiatisation et communication
La multiplication du nombre de prix culturels depuis le dernier quart du XXe siècle rejoint une tendance croissante à l’évènementialisation de la culture – surtout dans sa forme festivalière – et à la spectacularisation des dispositifs récompensatoires : remises de prix publiques à l’issue immédiate des délibérations privées (comme le Prix Goncourt qui se remet au restaurant Drouant ou le Prix Louis-Delluc attribué au Fouquet’s), cérémonies fastueuses souvent très médiatisées (pour les prix cinématographiques notamment), parfois festives (pour les prix musicaux, qui donnent fréquemment lieu à des concerts). Les communications pourront analyser le traitement médiatique des prix culturels et la variation de celui-ci d’un support ou d’un média à l’autre, en s’intéressant aux relations d’interdépendance entre médias et prix culturels – ceux-ci étant fréquemment sponsorisés par ceux-là –, mais aussi en étudiant le cas spécifique des prix « médiagènes », ces prix créés par des médias qui fleurissent depuis les années 1970 dans toutes les filières culturelles (Grand Prix des lectrices de ELLE, Trophées du Film Français, NRJ Music Awards, etc.) et connaissent, à l’heure du développement d’internet, des réseaux socio-numériques et des protocoles de vote en ligne, un accroissement exponentiel. De même, certaines librairies proposent leurs propres prix – Prix du Livre du Réel de Mollat, grande librairie indépendante ; Prix du roman FNAC – et événementialisent la cérémonie de remise, participant ainsi à la vie culturelle locale.
La dimension télévisée de plusieurs cérémonies (César du cinéma sur Canal+, Victoires de la musique sur France 2, Molières du théâtre sur France 3) mérite elle aussi d’être interrogée, en cela qu’elle révèle le potentiel médiatique différencié des différents types de prix et, dans le même temps, des différents médias. La question peut également être traitée à travers l’étude de certaines personnalités, intermédiaires culturels clés qui jouent ou ont joué un rôle central dans les économies récompensatoires artistiques, tels le communicant George Cravenne (créateur des César du cinéma en 1976, des 7 d’or de la télévision en 1985, des Molières du théâtre en 1987 et déjà impliqué dans la fondation du Prix Louis-Delluc en 1937). La médiatisation des prix culturels participe de la création d’une « identité de marque » qui concerne tant les dispositifs (« Cannes » et « Festival de Cannes », déposées à l’INPI) que les personnalités qui les organisent et y participent (membres de jury et lauréats en particulier), ce qui participe d’une forme de « starification » des artistes dont le nom et la création agissent et sont utilisés comme des marques (Quemin, 2013 ; Thérenty et Wrona, 2021) et traduit la quête de notoriété au sein des champs artistiques (Lizé, Naudier et Sofio, 2014).
Axe 4 : Prescription, usages et réception
Socialement construits comme des indices de « qualité », les prix sont susceptibles d’orienter les choix de consommation des publics et jouent donc un rôle – connu et promu – de prescription culturelle. Des bandeaux qui cintrent, en librairie, les éditions spéciales des « prix littéraires » de la rentrée aux logos palmés qui ornent les affiches des films sélectionnés en festival, de la mise en avant des albums primés dans les « bacs » ou sur les site de e-commerce aux catégories « séries primées » sur les plateformes de vidéo à la demande, les récompenses obtenues par les œuvres sont utilisées par leurs éditeurs, diffuseurs et distributeurs comme des arguments de vente que les communications pourront interroger. Elles pourront également porter sur le versant « réception » des prix culturels et s’intéresser à la fonction prescriptive des prix pour le lectorat, l’auditorat, les spectateurs et spectatrices du cinéma, des arts vivants et du spectacle, et notamment à la variabilité de celle-ci selon les époques, les prix, les communautés, les espaces sociaux et professionnels, etc. Quel(s) effet(s), pas tant sur les ventes ou la consommation des biens culturels, mais sur leur interprétation par des publics situés, ont ces mentions fréquemment adossées aux œuvres ?
Bibliographie
BOURDIEU, P. (1992), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil.
DELAPORTE, C. (2022), La Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques, Paris, Presses Universitaires de Vincennes.
DUCAS, S. (2013), La Littérature à quel prix ? Histoire des prix littéraires, Paris, La Découverte.
ENGLISH, J. (2005), The Economy of Prestige. Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Cambridge, Harvard University Press.
HEINICH, N. (1999). L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte.
KARPIK, L. (2007), L’Économie des singularités, Paris, Gallimard.
LIZÉ, W., NAUDIER, D. et SOFIO, S. (dir.) (2014), Les Stratèges de la notoriété. Intermédiaires et consécration dans les univers artistiques, Paris, Archives contemporaines.
MEIZOZ, J. (2004), L’Œil sociologue et la littérature, Genève-Paris, Slatkine Erudition.
MENGER, P.-M. (2009), Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil/Gallimard.
QUEMIN, A. (2013), Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, CNRS.
SAPIRO, G. (1999), La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard.
THÉRENTY, M.-E. et WRONA, A. (dir.) (2021), L’Écrivain comme marque, Paris, Sorbonne Université Presses.
Modalités de soumission
Les propositions de communication comporteront un titre, un résumé (300 à 500 mots) et l’intitulé de l’axe dans lequel s’inscrit la proposition, ainsi qu’une biographie succincte de l’auteur ou de l’autrice (indiquant le statut et les informations institutionnelles). Elles sont à faire parvenir par mail aux formats .pdf et .docx à Marie-Astrid Charlier (marie-astrid.charlier@univ-montp3.fr), Chloé Delaporte (chloe.delaporte@univ-montp3.fr) et Marie-Ève Thérenty (marie-eve.therenty@univ-montp3.fr) avant le 16 avril 2023. Une sélection de textes fera l’objet d’une publication dans un ouvrage collectif.
Comité d’organisation
Marie-Astrid Charlier
Maîtresse de conférences en littérature française du XIXe siècle (Département de Lettres Modernes, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RIRRA21), Membre junior de l’Institut Universitaire de France.
Chloé Delaporte
Maîtresse de conférences HDR en socioéconomie du cinéma et de l’audiovisuel (Département Cinéma, Audiovisuel, Nouveaux Médias, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RIRRA21).
Marie-Ève Thérenty
Professeure en littérature française (Département de Lettres Modernes, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RIRRA21), Membre senior de l’Institut Universitaire de France.
Comité scientifique
- Marie-Astrid Charlier RIRRA21, Université Paul-Valéry Montpellier 3 / IUF
- Chloé Delaporte RIRRA21, Université Paul-Valéry Montpellier 3
- Sylvie Ducas LIS, Université Paris-Est Créteil
- Julien Duval CESSP, CNRS
- Anthony Glinoer Université de Sherbrooke
- Gérôme Guibert Irméccen, Université Sorbonne Nouvelle
- Matthieu Letourneux CSLF, Université Paris Nanterre
- Jérôme Meizoz Université de Lausanne
- Nathalie Moureau RIRRA21, Université Paul-Valéry Montpellier 3
- Gisèle Sapiro EHESS, CESSP, CNRS
- Marie-Ève Thérenty RIRRA21, Université Paul-Valéry Montpellier 3 / IUF
- Adeline Wrona GRIPIC, CELSA/Université Paris Sorbonne