Quand l’œuvre saigne

Usages et puissances du sang dans les arts visuels des XXe et XXIe siècles

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Réponse attendue pour le 15/12/2022

Type de réponse Résumé

Type d’événement Colloque

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Dates de l’événement
  • Du au

Lieu de l’événement Événement uniquement sur site, Université de Strasbourg / Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg , Strasbourg 67000, France

Argumentaire

Le sang, ce fluide corporel à la fois tangible et informe, sacré et tabou, nourrit de sa polysémie l’histoire des discours, des représentations et des pratiques sociales, médicales et religieuses.

En tant que motif iconographique, il occupe une place tout aussi centrale au sein des cultures matérielles populaires et savantes. Et dans les arts visuels en particulier, il exprime plastiquement la pluralité des croyances, des rites et des gestes auxquels il est associé.

En s’attachant spécifiquement aux images fixes et mouvantes produites dans les cultures occidentales, ce colloque propose d’interroger la place et la fonction attribuées par les artistes des XXe et XXIe siècles à ce précieux liquide. Plus précisément encore, son objectif est d’examiner les usages et les pouvoirs du sang dans les arts visuels, depuis 1945.

Comme le rappelle Frédéric Cousinié, la représentation picturale du sang a ceci de particulier qu’objet (de l’imitation) et matériau (de la représentation) s’y confondent à travers la liquidité : un fluide coloré est utilisé pour imiter, représenter, fixer, un autre fluide, sous la forme de coulures, de jets, de taches. À ce défi représentatif qui, d’emblée, situe de façon singulière la relation entre matière et motif, les artistes ont associé, au fil des siècles, un ensemble de croyances et de comportements religieux, sexuels, sociaux, politiques et/ou esthétiques. Or, si ces problématiques ont déjà pu faire l’objet d’études et de synthèses stimulantes concernant l’histoire des arts antiques, médiévaux et modernes, la question de la représentation du sang semble encore largement en friche au sein de la recherche dédiée aux arts visuels contemporains.

Trois questions

Les problèmes en présence sont pourtant d’une richesse infinie. D’abord, la question « matérielle » s’y ouvre considérablement. Du cinéma à la performance, les pratiques artistiques du XXsiècle ont doté de nouvelles matérialités le sang utilisé. De l’hémoglobine de synthèse utilisée sur les plateaux de cinéma au sang « réel » des artistes performeurs, la présence de « vrai » et de « faux » sang permet de relancer à nouveaux frais les réflexions soulevées, depuis Pline l’Ancien, autour des stratégies d’imitation et de reproduction de la texture et de la couleur des fluides corporels. Une première question émerge ainsi qui concerne la nature et les effets de réel des matériaux que l’on choisit d’utiliser pour représenter le sang et leur articulation fréquente, dans les œuvres, à un discours sur la création.

Ensuite, la question « anthropologique » mérite, elle aussi, un examen approfondi à l’aune des images artistiques contemporaines. En effet, si l’étude des représentations antiques, médiévales et modernes du sang est indissociablement liée à l’histoire de la pensée médicale, à la théologie chrétienne ou encore à la construction des systèmes répressifs et judiciaires, l’examen des productions contemporaines n’exclut pas ces articulations. On cherchera, bien au contraire, à saisir dans ces œuvres des phénomènes de survivances ou de réactivation volontaire d’anciens usages du sang : survivance de savoirs médicaux, de craintes liées aux pouvoirs accordés au sang ou encore de gestualités associées à la méfiance générée par ce liquide sacré.

Enfin, si la réactivation par les artistes de discours, rites et gestes « anciens » liés au sang est loin d’être dénuée d’une fonction critique, il s’agira également de saisir la question « politique » – voire même « biopolitique » – dans ses ressorts les plus contemporains. Dans notre histoire récente, le sang a la particularité de se situer à l’intersection des problématiques postcoloniales et décoloniales, des recherches liées au genre ou encore des constructions théoriques liées au biopouvoir et à la santé publique. Ainsi, les questions liées au sang menstruel, à la blessure coloniale, au sida et au sang contaminé sont-elles autant d’occurrences dont la présence dans notre culture visuelle – et dans l’art en particulier – reste à interroger.

Pour une approche dynamique : les pouvoirs du sang

Afin d’échapper aux pièges d’une approche typologique, qui consisterait à segmenter et distribuer les usages artistiques du sang en une multiplicité de catégories, et pour éviter un état des lieux non problématisé des motifs et des pratiques étudiés, nous souhaitons engager la réflexion sous un angle particulier, celui des pouvoirs du sang.

Qu’ils soient d’ordre religieux, social ou politique, les discours, les croyances et les gestes liés au sang ont en effet en commun, pour une large part, de s’être historiquement constitués sur les bases de l’attribution d’un pouvoir au sang. Les théories hippocratiques et galéniques des humeurs, en contribuant à fonder un savoir médical tout à la fois sur la force vitale et la toxicité du sang, ont suscité une méfiance à l’égard de ce fluide autant qu’elles ont donné lieu à de nombreuses manipulations concrètes et symboliques. Considéré comme une substance dotée de puissances maléfiques, le sang fut également chargé de pouvoirs thérapeutiques et utilisé comme un remède. Longtemps défini comme nocif et nuisible, le sang menstruel a généré de nombreuses attitudes de méfiance et de rejet, dont certaines subsistent encore aujourd’hui. Au Moyen Age, le caractère sacré du sang du Christ suscita une vénération telle que, parallèlement au culte des reliques de ce précieux sang, la vénération des plaies et du sang du Christ donna lieu à des attitudes passionnelles, notamment au XIIe siècle, chez les nonnes mystiques qui s’en repaissaient fantasmatiquement à partir des images.

Si cette ambivalence fondatrice invite à considérer le sang comme un pharmakon, elle ouvre également une piste de recherche, un prisme singulier que nous proposons d’explorer, et qui consiste à observer les usages contemporains du sang depuis les pouvoirs qui lui sont attribués.

Penser le sang à l’aune de cette notion de pouvoir c’est considérer les attitudes et les gestes au sein d’un dispositif de transformation. C’est observer les opérations mentales et dynamiques par lesquelles la représentation du sang est un vecteur de modifications, de mutations. C’est articuler l’objet de la représentation – ce qui est rendu visible (ou qui frappe par son invisibilité manifeste) – d’une part à des gestualités et aux systèmes de pensées dont elles découlent et, d’autre part, à une intentionnalité, à une fonction transformatrice.

Au sein des films, des photographies, des performances, des installations, des peintures ou encore des travaux graphiques étudiés, il s’agira ainsi d’observer des motifs et des gestes de sang – présentés ou représentés, effectifs ou en puissance – en s’interrogeant sur les pouvoirs dont ils sont dotés. En d’autres termes, et la nuance est essentielle – l’objectif ne sera pas d’étudier la puissance des images mais, à l’intérieur de celles-ci, le potentiel d’un signe qui est à la fois motif et fluide, matériau et symbole et qui s’inscrit à la croisée d’une multiplicité de relations et d’actions sociales.

« Les images circulent, jouent, trompent, choquent, plaisent ou convainquent : en un mot, elles “performent” », écrivaient Gil Bartholeyns, Alain Dierkens et Thomas Golsenne en 2009 dans un remarquable ouvrage, aujourd’hui devenu référence. En modifiant les termes de ce constat, ce que nous proposons, c’est d’examiner, dans les images, la façon dont le sang « circule, joue, trompe, choque, plait ou convainc ». Et, pour observer les opérations par lesquelles le sang agit et fait agir, nous réfléchirons à partir de plusieurs notions, qui permettront de mettre en perspective, selon des approches différentes, les potentialités du sang : les notions de pouvoirs, la puissance, l’efficacité, les intensités, l’agentivité, la performance ou encore la performativité du sang seront ainsi au cœur de nos réflexions.

Pistes et axes de réflexion

À titre indicatif, nous proposons ici quatre grands axes de réflexion.

Puissances et intensités de l’image en sang

Dans une approche iconologique, les communications pourront s’intéresser au sang comme motif, forme ou figure, en explorant les modalités et les effets plastiques du phénomène. Entendue, au sens de « potentialité », la puissance du sang désigne également la façon dont ce fluide peut être plus que son référent et venir signifier, par son chromatisme et ses qualités plastiques, des intensités esthétiques (G. Didi-Huberman, B. Prévôt). On pourra dès lors s’interroger sur la capacité du sang à produire des œuvres en devenir, plus profondes car touchant à la genèse même de l’image.

Pouvoirs et transformation du Précieux-Sang

Au sein des pratiques cultuelles et dévotionnelles chrétiennes, le sang du Christ occupe depuis le XIIe siècle une place centrale : vénéré sous la forme de reliques et par l’intermédiaire de la représentation de ses plaies, il a nourri, au-delà de sa place centrale au sein de l’eucharistie, non seulement l’imaginaire hagiographique dans lequel le sang des martyrs coule à flot, mais aussi les pratiques de mortification chez les saintes mystiques, qui s’accompagnent de visions elles-mêmes sanglantes. Comment comprendre la survivance de ces gestes de sang par les artistes contemporains ? Du cinéma à la performance, on s’interrogera sur la reprise de ces motifs, sur leurs effets et sur la valeur des détournements dont le Précieux sang a jusqu’à aujourd’hui fait l’objet.

Sang trouble, troubles dans le sang

Dans ses premiers travaux sur le « Pouvoirs de l’image », D. Freedberg s’est intéressé aux troubles que suscitent en nous les images dérangeantes. « L’acte iconoclaste nous effraie » selon lui car « il donne libre cours à des puissances et à des craintes que nous pouvons ressentir, mais pas réellement concevoir ». Observé à la croisée des anthropologies religieuse, médicale et visuelle, le sang est un opérateur de trouble en raison de son caractère tantôt impur, tantôt sacré. Sa vue, son odeur, sa texture dérangent et suscitent des affects et des réactions contradictoires. On s’intéressera en particulier aux (re)présentations artistiques du sang menstruel et des épidémies infectieuses véhiculées par un sang contaminé. L’un et l’autre occupent une place sur les temps longs d’une part de la construction du genre (et de la valence différentielle des sexes) et d’autre part de l’histoire des maladies contagieuses et épidémiques, depuis la peste jusqu’au Sida. Dans les deux cas, le fluide corporel est un marqueur identitaire, stigmatisant et facteur d’exclusion. Les communications pourront ainsi s’attacher à la puissance disruptive des images en sang et aux enjeux politiques soulevés par ces représentations.

Agentivité et performativité du sang

Si, dans la culture visuelle, la notion de « pouvoir des images » a partiellement laissé place à celles d’agentivité (A. Gell) et de performativité, à la faveur d’une réflexion sur les « images en acte » (J.-C. Schmitt) et les « actes d’image » (H. Bredekamp) qui désignent non seulement la capacité d’énonciation des images mais aussi leur aptitude à agir sur le corps, nous proposons d’appliquer ces notions au sang. Quel est le rôle du sang dans la puissance de l’œuvre ? Comment le sang performe-t-il dans les images et les gestes artistiques ? Comment, en se donnant à voir, à manipuler ou par sa simple présence, frappe-t-il notre imagination ? En quoi peut-il être considéré comme un agent, comme un opérateur de transformation ?

Modalités de soumission

Les propositions de communication seront à adresser aux deux adresses suivantes : begoc@unistra.fr et damour@unistra.f avant le 15 décembre 2022

  • Elles comporteront un titre, un résumé de 1500 signes maximum et un CV synthétique. Elles seront rédigées en français ou en anglais.
  • Les communications se feront en français ou en anglais.
  • La durée des communications est fixée à 30 mn.
  • Une publication est envisagée.
  • Les réponses du comité seront adressées avant le 1er février 2023.

Comité d’organisation

  • Janig Bégoc, Maîtresse de conférences en arts visuels, UR 3402 – Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques
  • Christophe Damour, Maître de conférences en études cinématographiques, UR 3402 – Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques
  • Comité scientifique
  • Janig Bégoc, Maîtresse de conférences en arts visuels, Université de Strasbourg
  • Jérôme Cottin, Professeur de Théologie protestante, Université de Strasbourg
  • Christophe Damour, Maître de conférences en études cinématographiques, Université de Strasbourg
  • Ralph Dekoninck, Professeur d’Histoire de l’art, Université catholique de Louvain
  • Anna Millers, conservatrice pour l’art contemporain, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg
  • Coralie Pissis, chargée de l’étude des collections et de la recherche, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg
  • Julie Ramos, Professeure d’Histoire de l’art, Université de Strasbourg

Bibliographie

Jean-Pierre Albert, Le sang et le ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien, Paris, Aubier, 1997.

Gil Bartholeyns, Alain Dierkens et Thomas Golsenne, (ed.), La performance des images, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles (coll. « Problèmes d’histoire des religions »), 2009.

Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015 (2007).

Caroline Bynum, Wonderful Blood : Theology and Practice in Late Medieval Northern Germany and Beyond, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007.

Guillaume Cassegrain, La coulure : histoire(s) de la peinture en mouvement : XIe-XXIe siècles, Paris, Hazan, 2015.

Frédéric Cousinié, Esthétique des fluides. Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du XVIIe siècle, Paris, Editions du Félin, 2011.

Georges Didi-Huberman, L’image ouverte : motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007.

Arlette Farge (éd.), Affaires de sang, Paris, Éditions Imago, 1988.

David Freedberg, Le Pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort, 1998 (1989).

Alfred Gell, L’art et ses agents, Dijon, Les Presses du réel, 2009 (1998).

André Grabar, L’iconoclasme byzantin. Le dossier archéologique. Nouvelle édition, Paris, Flammarion (coll. Champs arts), 2011 (1957).

Cathy Hannabach, Blood Cultures, medicine, media, and militarisms, New York, Palgrave Macmillan, 2015.

Françoise Heritier, Masculin-Féminin, I. La pensée de la différence / II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2012.

Ernst Kitzinger, Le culte des images avant l’iconoclasme (IVe-VIIe siècles), Paris, Macula (coll. « La littérature artistique »), 2020 (1955).

Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, coll. « Textes du XXsiècle », 1985.

Philippe-Alain Michaud, Le Peuple des images, essai d’anthropologie figurative, Paris, Desclée De Brouwer, 2002.

Thomas Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, Dijon, Les Presses du réel, 2014.

Salvatore D’Onofrio, Les fluides d’Aristote : lait, sang et sperme dans l’Italie du sud, Paris, Belles Lettres, 2014.

Michel Pastoureau, Rouge, Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2016.

Marie-Christine Pouchelle, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1983.

Bertrand Prévost, « Puissance de l’art, force des images, intensités esthétiques », in Luca Acquarelli (dir.), Au prisme du figural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.

Jean-Claude Schmitt, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

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