Récits de travail, précarité et bandes dessinées

Mis en ligne le

Réponse attendue pour le 01/10/2024

Type de réponse Résumé

Type d’événement Colloque

Contacts

Dates de l’événement
  • Du au

Lieu de l’événement Musée de la bande dessinée, Angoulême 16000, France

Les rapprochements entre bande dessinée et monde universitaire se sont intensifiés et diversifiés depuis quelques années. Sources et archives pour l’histoire, moyens de diffusion et de valorisation de la recherche, objets d’études en sociologie ou en sémiologie, la bande dessinée et le roman graphique concernent de plus en plus de disciplines scientifiques. Cet intérêt est nourri par l’évolution du secteur de la BD, la croissance significative de son édition et son ouverture vers des questions sociales comme l’écologie, les migrations ou le travail. Il est à souligner que les évolutions notables, qui articulent de manière diversifiée travail documentaire, enquête de terrain, réflexivité et autobiographie, concernent les trois grandes traditions de bande dessinée : asiatique, américaine et européenne.

En prolongement du récent numéro thématique de la revue Images du Travail, Travail des images (Géhin, Laot & Nocérino, 2023), une réflexion est en cours pour mieux comprendre les récits de travail produits par ce qu’il convient d’appeler l’art séquentiel (Eisner, 1985 ; McCloud, 2002). Le projet est de constituer un groupe de recherche en sciences sociales du travail au niveau européen ou de la francophonie, interrogeant le contenu et la fabrique des récits de travail en bande dessinée. Des membres d’équipes belges, françaises, luxembourgeoises et suisses ont participé à cet échange. L’idée d’élargir à d’autres pays francophones (Québec, Afrique francophone) ou européens (Allemagne, Italie, Espagne) a été évoquée.

Les auteurs et autrices de bande dessinée ont désormais franchi la porte de l’atelier1, du bureau et des différents espaces professionnels pour questionner le travail et « impliquer le lecteur dans l’expérience du travail » (Loriol, 2023). C’est ce regard renouvelé, qui fera l’objet de ce colloque, qui abordera la question du double point de vue des trajectoires et des conditions de travail des autrices et des auteurs (Aquatias, 2023) d’une part, et d’autre part des représentations qu’ils ou elles donnent des différentes professions et activités (y compris la leur).

Il s’agit donc de nous interroger sur les métiers, l’organisation du travail et les enjeux sociaux qui traversent l’activité de conception et de fabrication de bandes dessinées et sur la manière dont ce secteur s’approprie, par le dessin et par le récit, les mondes du travail. Beaucoup de BD ne se limitent pas à la représentation des temps de travail, mais s’intéressent aux à-côtés : engagements syndicaux, luttes sociales, manifestations, lanceurs d’alerte (Ackermann & Ferenc, 2023), moments de détente, convivialité, autonomie, perruque (Deyrou, 2020). On peut même se demander si la BD, parce qu’elle se centre sur ses personnages et qu’elle les suit dans les différentes dimensions de leur vie, n’encourage pas à articuler la mise en scène du travail avec les autres temps sociaux et aspects familiaux, collectifs, de loisirs.

L’intérêt renforcé au monde du travail est paradoxalement facilité par la situation économique du secteur qui depuis quelques années voit croître ses ventes et encore plus la production d’albums ; ce qui rend difficile l’entrée des jeunes dans le secteur et les conduit pour vivre à développer des activités soit dans des espaces proches de la BD comme le cinéma d’animation, l’édition jeunesse, l’éducation, la communication, ou prendre des petits boulots, apprenant ainsi la domination et la précarité, dont ils rendent compte dans leurs ouvrages. Ainsi, la bande dessinée nous montre le travail de l’intérieur (Géhin, 2018) : Louis Theillier (2014) n’est pas seulement un auteur s’intéressant aux luttes sociales, c’est aussi un ouvrier de cette usine en grève dans la banlieue de Bruxelles ; Élise Griffon et Sébastien Marnier dans Salaire net et monde de brute (2013) dénoncent avec humour et brio les petits boulots offerts aux étudiants ; Bruno Bertine (Bienvenue à l’usine, 2019) rend compte de sa difficile intégration pour un emploi d’été dans une entreprise de son village ; Tiphaine Rivière dans Carnets de thèse (2015) propose une autobiographie dénonçant les conditions de travail des vacataires à l’université ; Timothée Ostermann (L’artiste à mi-temps, 2022) mobilise ses expériences de petits boulots dans ses albums ; ou encore dans Moi vivant, vous n’aurez jamais de pause, Leslie Plée (2009) raconte son entrée dans le monde du travail comme libraire dans une grande enseigne. On pourrait multiplier les exemples soulignant la singularité de ces regards sur le travail mais aussi rappeler qu’en partie, ils s’inscrivent dans une tradition d’observation participante plus ou moins cachée dans le cadre de travaux de recherche, notamment en sociologie du travail (Linhardt (1978), Roy (2006) pour ne citer qu’eux) ou encore dans des enquêtes journalistiques (Mallet (2013), Wallraff (1986).

Plus globalement, une particularité de ces auteurs et autrices de bandes dessinées consiste à se mettre en scène dans les mondes qu’ils étudient. Si ce type de mise en scène n’est pas systématique, il est fréquent et conduit à nous interroger sur la place de l’auteur ou l’autrice de bandes dessinées dans la manière de montrer le travail soulignant la spécificité de son regard et de son activité dans l’univers du travail observé et montré. On peut d’ailleurs se demander si la forme du média bande dessinée n’oriente pas ce point de vue : « L’illustration et la narration protéiforme de la bande dessinée donnent à voir différentes facettes de la réalité du travail du mineur, mouvant la focale du point de vue des implications pour l’individu ou le collectif. » (Verschueren, 2023).

Se posent alors de nombreuses questions : Y aurait-il une forme de pudeur de l’auteur ou autrice de bandes dessinées à ne dévoiler qu’une partie du processus du travail sauf si elle ou il a exercé ce métier ? De l’exercice du métier, ils ou elles semblent tirer une légitimité leur permettant d’affronter de face la réalité de ce monde du travail. Est-il possible de dessiner, d’écrire le travail sans en avoir fait l’expérience physique ? Le dessin surgit-il comme une libération de l’espace contraint du travail ? Bien entendu, le travail peut s’appréhender depuis l’extérieur mais il serait pertinent d’étudier les variations dans les processus créatifs (graphiques ou narratifs) dans la mise en récits du travail en bandes dessinées ou romans graphiques.

Le colloque Récits de travail, précarité et bandes dessinées qui se déroulera à Angoulême les 27 et 28 mars 2025 se propose donc de faire le point sur cette forme spécifique de mise en scène du travail à travers une série de communication sur ce thème. Il apparaît aussi nécessaire d’engager les échanges et débats entre celles et ceux qui participe à la production de la BD (scénaristes comme dessinateurs et dessinatrices ou encore éditeurs et éditrices, coloristes, critiques, spécialistes de l’accompagnement etc.) et scientifiques sous forme de tables rondes voire de communications croisant les points de vue.

1 Au double sens du terme : ateliers des usines mais aussi ateliers collectifs qui se sont développés depuis quelques décennies dans le champ de la BD.