Face aux discours alarmistes sur les dangers que représenteraient les réseaux sociaux pour les citoyens, et la tendance supposée de ceux-ci à consommer de plus en plus d’informations en ligne en délaissant les médias traditionnels, différents types de travaux se sont développés et ont notamment nuancé les effets de ces outils dans le rapport à l’information politique. Ce dossier vise à poursuivre ce travail de mise à distance critique en étudiant le cas spécifique des fausses nouvelles en campagne électorale qui circulent notamment sur les réseaux sociaux.
Comme le soulignent eux-mêmes les communicants politiques d’extrême droite, le numérique a permis de donner une visibilité plus forte à des contenus radicaux, moins présents et moins assumés dans l’espace public hors ligne. Les travaux de Dominique Cardon (2019) soulignent ainsi que la « massification du web social » a rendu visible un certain nombre de points de vue qui n’avaient jusqu’alors que peu ou pas accès à l’espace public, dont les discours d’extrême-droite (Gimenez, Voirol, 2017). Des travaux ont aussi analysé comment les schèmes conspirationnistes trouvent avec le numérique et Internet des éléments documentaires qui peuvent renforcer l’illusion d’une démonstration de leurs constructions intellectuelles (Rebillard, 2017). Les enquêtes menées sur le fonctionnement des algorithmes sur les différentes plateformes (Beer, 2017, Gillespie 2014) ont permis de rendre compte des mécanismes de formation de « chambres d’écho » (Sunstein, 2001) ou de « bulles de filtre » (Pariser, 2011), tendant à isoler l’individu dans des espaces structurés par des logiques affinitaires, de manière à conforter ses croyances et à ne l’exposer qu’à des contenus avec lesquels il est déjà d’accord. Enfin, d’autres enquêtes se sont aussi intéressées à la vitesse et la quantité des partages des fausses informations en ligne (Vosoughi, Roy, Aral, 2018). Ces nombres ne sont pas pour autant représentatifs d’un effet de masse ; d’autant plus qu’ils sont manipulables. Il est en effet possible d’acheter des followers ou de mettre en place des comptes « fantômes » afin de grossir l’impression d’un phénomène massif irradiant le réseau social en ligne concerné. Ces « métriques du web » construisent alors l’impression de vérité par la « force du nombre » (Theviot, 2021) : au sens où ce ne serait plus les sources d’information – ou autrement dit l’autorité et la légitimé du locuteur-, mais bien plutôt la notoriété et la popularité du post qui compte pour donner du poids à l’information diffusée et potentiellement contribuer à sa diffusion. Il est en effet plus facile pour l’internaute de partager un post qui a déjà des milliers de likes. Dominique Cardon (2019) insiste également sur les « hiérarchies de visibilité » qui font qu’« un compte qui se trouve dans les caves du web » n’obtient souvent de la visibilité que lorsque les médias les plus visibles en parlent.
D’autres travaux consacrés aux pratiques de consommation et de partage des informations en ligne sont aussi venus relativiser ces discours alarmistes. Ainsi, si les chiffres des partages des vingt « fake news » les plus populaires pendant la campagne états-unienne de 2016 sont vertigineux (Silverman, 2016), ces données ne représentent finalement qu’une infime partie de l’ensemble des contenus partagés en ligne (moins de 1 % du total des partages en ligne durant la campagne en faveur de D. Trump selon les travaux de Grinberg et al., 2019). Des études montrent aussi que les plus gros consommateurs de « fake news » correspondent à une toute petite minorité d’usagers, déjà surexposée au préalable à l’information et qui possèdent des profils sociologiques particuliers (Grinberg et al 2019, Allcott et Gentzkow 2017, Alloing et Vanderbeist, 2018, Guess, et al, 2018). Dans son enquête sur les logiques d’exposition des étudiants à l’actualité, Julien Boyadjian (2020) montre que les réseaux sociaux ne constituent un moyen exclusif d’information que pour une infime minorité de jeunes, qui sont plutôt concernés par des phénomènes de non-information et d’évitement du politique que de désinformation. D’autres recherches soulignent que ce sont les personnes âgées qui sont les plus susceptibles de partager les fausses informations (Guess, Nagler, Tucker, 2019). L’enquête de Romain Badouard (2021) sur les pratiques d’appropriation des fausses informations dans les discussions du quotidien montre ainsi que celles-ci ne diffèrent pas beaucoup de celles d’informations d’actualités traditionnelles (au regard des critères de la politisation des échanges et de la politisation des désaccords), telles qu’elles ont pu être étudiées par d’autres travaux (Le Caroff, 2015, Bastard 2019). Ainsi, les fausses informations constituent surtout des « supports de prise de parole pour des individus déjà convaincus », ce qui rejoint ainsi les analyses des rumeurs comme « activité sociale à part entière », dont le but est essentiellement de « faire fonctionner le lien social » (Aldrin, 2005, Froissart, 2009). Des millions de partages sur Facebook ou de retweets ne signifie pas que des millions de personnes considèrent cette information comme « vraie » (Allcott et Gentzkow, 2017).
Enfin, les études menées dans plusieurs pays d’Amérique latine (Colombie, Mexique, Costa Rica, Brésil) sur les usages des réseaux sociaux pendant les campagnes électorales permettent de relativiser la prégnance du numérique par rapport aux autres médias, dans la mesure où les moments où le nombre de mentions des candidats sont les plus importantes correspondent aux débats télévisés dans les quatre pays, suggérant un usage simultané et interactif des deux médias (Guevara, 2020). Les travaux de Vosoughi ont aussi montré que les fausses informations ne sont pas forcément plus virales que d’autres contenus (Vosoughi et al., 2018).
Loin de l’hypothèse des effets forts des médias, des travaux tels que ceux de Benkler et al (2018), insistent, à partir de l’analyse d’importants corpus de données statistiques et d’une cartographie minutieuse des acteurs en présence pendant les élections de 2016 aux Etats-Unis, sur le besoin de relativiser les effets des réseaux sociaux et d’étudier plutôt comment les institutions, la culture et la politique modèlent les processus d’adoption et de diffusion des technologies. Selon ces auteurs, ce serait une erreur de conclure, en regardant l’exemple états-unien, que les technologies partagées par plusieurs pays seraient à la source des mêmes disruptions dans ceux-ci. Ils mettent aussi en garde contre les explications dépolitisantes, qui attribuent des explications non partisanes (les entrepreneurs des « fake news », les russes, l’algorithme de Facebook et les chambres d’écho) à des phénomènes de crise dont les causes sont plutôt à chercher dans les transformations de l’« écosystème partisan asymétrique » qui s’est développé depuis plus de quatre décennies aux États-Unis.
Les travaux académiques visant à déconstruire les supposés effets massifs des réseaux sociaux sur les perceptions des citoyens se sont multipliés récemment afin d’analyser ce que fait le numérique à l’information politique et à sa manipulation. Des travaux ont ainsi porté sur la communication politique négative (Lefébure, 2020), les théories du complot (Boullier, Kotras et Siles, 2021) ou encore les « fake news » (Julien Giry, 2021). En proposant une conceptualisation propre à chacune de ces notions (fausses nouvelles, formes de communication politique négatives et complots), ces trois séries de travaux dessinent des points de repères sur un continuum, dont les deux extrémités seraient la manipulation d’une part, et la croyance d’autre part. Dans le cadre de ce dossier consacré aux fausses nouvelles en campagne électorale, nous souhaitons prolonger ces analyses, en retenant la définition restrictive des « fausses nouvelles » proposée par Julien Giry : elle sont comprises comme des énoncés sciemment conçus comme faux, erronés ou fallacieux par l’émetteur, afin d’emporter l’adhésion de récepteur ou du public. Du côté du récepteur, l’acceptation de l’énoncé délibérément conçu comme faux relève de la croyance, soit de l’adhésion à un ensemble de représentations et de pratiques individuelles et collectives construites et/ou institutionnalisées au sein du groupe d’appartenance (p. 375).
En ce sens, les fausses nouvelles se différencient autant des rumeurs (comprises comme des énoncés informatifs non vérifiés et pertinents par leur fonction qui apparaissent dans des contextes d’ambiguïté, de danger ou de menace potentielle, et qui aident à gérer le risque et à le comprendre (Di Fonzo et Bordia, 2006), que des complots (France, 2019), aussi nommés « formes de déviance informationnelle » ou « savoirs incertains » par Boullier, Kotras et Siles (2021), qui n’impliquent pas nécessairement une visée instrumentale. Même si elles en partagent la « dimension manipulatrice et la mobilisation d’affects, de stéréotypes symboliques et de cognitions » (Giry, 2021 : 383), les fausses nouvelles se différencient aussi de la propagande dans la mesure où celle-ci ne requiert pas de faire nécessairement appel à la fabrication délibérée du faux, et elle est plus ambitieuse que les fausses nouvelles, dans la mesure où elle cherche à agir sur les mentalités pour réformer la société en profondeur. Enfin, les fausses nouvelles seraient différentes de la désinformation, qui provient d’une transformation de l’information initiale par sa dénaturation, sa dé/recontextualisation, afin de lui conférer volontairement une nouvelle unité de sens, différente, opposée ou simplement erronée (p. 385). Du point de vue du récepteur, les diffuseurs ou relais de fausses nouvelles peuvent s’avérer de bonne foi en croyant sincèrement en la véracité de l’énoncé (re)transmis, et surtout, à l’importance et à l’intérêt de son contenu pour autrui (p. 380).
En adoptant cette définition restrictive des fausses nouvelles, l’objectif est de contribuer aux enquêtes cherchant à documenter la matérialité d’une série de phénomènes, tels que les photomontages, les deep fake, les fermes à clics, les pratiques d’achat de followers, l’utilisation de bots, la fabrique délibérée de mèmes ou de posts destinés à faire circuler des énoncés auxquels les émetteurs ne croient pas, dans le but d’induire en erreur le récepteur, sur lesquels peu de recherches ont été menées jusqu’à maintenant, et qui ont été au coeur des débats lors d’élections récentes. En prenant nos distances par rapport à tout discours médiacentré ou alarmiste sur les effets forts des réseaux sociaux, tout comme avec toute forme d’élitisme, de surestimation ou de sous-estimation des compétences des publics face aux contenus politiques, le but de ce dossier est au contraire de chercher à comprendre comment ces différentes pratiques de communication se construisent, par quels acteurs, avec quels moyens, et comment elles sont reçues par différents publics. Loin de toute volonté de participer à discerner le vrai du faux, il s’agit ici de chercher à comprendre le rôle que peuvent jouer certains acteurs économiques ou politiques sur la production des connaissances, mais aussi de formes d’ignorance (Gross et McGoey, 2015), à travers les fausses nouvelles, en tenant compte des travaux qui analysent les ressorts complexes de la fabrique sociale de la vérité et les modes de production de l’objectivité, autant dans le champ scientifique (Daston et Galison, 2007) que dans le champ journalistique (Schudson, 2001, 2011).
Les travaux récents se rejoignent dans leur appel à la réalisation d’enquêtes empiriques qui permettent de saisir comment se matérialisent concrètement les phénomènes désignés par des expressions telles que celles de théories du complot, de fake news ou de désinformation. Si des travaux ont été menés sur des corpus de documents (à l’aide de l’analyse de contenu, de l’analyse de discours ou de méthodes lexicométriques), ainsi que sur les pratiques de consommation des informations et de partage des fausses nouvelles en ligne (grâce à des questionnaires et des entretiens semi-directifs), peu de recherches sociologiques ont été menées sur ces objets, notamment en raison des difficultés méthodologiques qu’implique l’accès aux acteurs qui les produisent. Ce sont ainsi les « fact-checkers » qui ont fait l’objet du plus grand nombre d’entretiens. Des enquêtes telles que celles de Gaël Stéphan et de Ysé Vauchez (2021) sur les cérémonies d’attribution des « Bobards de l’année », organisées par une fondation d’extrême droite de réinformation afin de décerner des prix aux journalistes qui « n’hésitent pas à mentir délibérément pour servir le politiquement correct » montrent bien tout l’intérêt des démarches sociologiques pour saisir le processus de catégorisation et de (dé)légitimation mis en place par des acteurs qui se revendiquent comme des médiactivistes de la réinformation. Les approches inspirées de l’interactionnisme sociologique, qui permettent d’approcher certains producteurs de fausses nouvelles comme des « groupes déviants » au sein de l’ensemble des acteurs produisant de l’information d’actualité, qui font l’objet de pratiques de (dé)légitimation par des acteurs engagés dans une « lutte de classement autour de l’énonciation de la vérité » (Farkas et Schou, 2018) montrent aussi toute leur richesse. Dans ce dossier, seront donc privilégiées les études adoptant des approches empiriques, dans le cadre d’élections passées ou futures, en France et à l’international, pour des scrutins locaux ou nationaux.
Ce numéro vise à questionner, en période de campagne électorale, le rôle des leaders politiques, des journalistes, des sources, des internautes, des groupes de pression, des entreprises médiatiques, des instances de régulation, des pouvoirs publics dans la construction, la circulation et la diffusion des fausses informations – à la fois dans l’évolution des pratiques professionnelles, mais aussi dans les discours autour de l’industrialisation des fausses nouvelles.
À partir d’enquêtes empiriques approfondies, il s’agit alors d’analyser la circulation de fausses nouvelles à des fins politiques, à travers 4 axes :
Axe 1 : Fausses nouvelles et communication politique en période de campagne électorale
Qui est à l’origine des fausses nouvelles ? La circulation de fausses informations s’apparente parfois à une véritable stratégie – non avouée – de communication politique en période électorale. Faire circuler des informations fausses à son encontre est une stratégie officieuse qui n’est pas nouvelle (Bellet, 2014), mais qui s’avère plus efficience du fait de la rapidité de circulation des contenus en ligne, notamment ceux racoleurs et négatifs. Ainsi, après la victoire de F. Hollande en 2012, l’interview de son directeur artistique, publié en ligne sur un site spécialisé sur la web campagne, a fait le buzz au sein du microcosme politique. Celui-ci explique : « Je diffusais mes photo-montages depuis mon compte Facebook personnel, pour que ça ne paraisse pas officiel. Les images et les vidéos se répandaient ensuite toutes seules sur YouTube et sur les réseaux sociaux. Elles restent introuvables sur les pages Facebook et les comptes Twitter officiels du candidat. »1. Au-delà de l’équipe de campagne, l’enquête de P. Lefébure sur les comptes Facebook/Twitter de « Ridicule TV » qui cherchaient à décrédibiliser la parole du candidat E. Macron durant la campagne présidentielle française de 2017, montre que les proches des candidats et les militants jouent aussi un rôle majeur dans la circulation de ces contenus erronés. Les militants d’extrême droite sont d’ailleurs particulièrement présents sur les réseaux sociaux en France (Hobeika et Villeneuve, 2017) et cherchent à développer leurs propres informations, à « réinformer ». Comme le soulignent Thomas Jammet et Diletta Guidi (2017), ces militants d’extrême-droite considèrent l’information diffusée par les journalistes comme « monopolistiques et mensongères » d’où ce besoin de développer des médias en ligne de « réinformation ». Le site de Riposte Laïque, ouvertement islamophobe 2, a par exemple rapidement colporté le sobriquet « Ali Juppé » en amont des primaires de la droite et du centre de 2016, illustrés par les photomontages3 et relayés ensuite sur sa page Facebook dénombrant 30 100 abonnés, ainsi que la fausse information du projet de construction de « la a plus grande mosquée d’Europe » à Bordeaux (Theviot, 2020).
La communication politique négative qui s’appuie bien souvent sur de fausses informations, est totalement assumée aux Etats-Unis (Geer, 2006) et la mobilisation de contenus faux est même devenue une des caractéristiques de la communication du président D. Trump lors de son mandat. Par exemple, en avril 2020, Donald Trump conseillé lors d’un point presse aux Américains d’utiliser les rayons UV ou de s’injecter du désinfectant pour lutter contre le coronavirus. Les « remèdes miracles » ont été une source importante de désinformation à l’heure de la pandémie – l’Organisation mondiale de la Santé parle même d’ « infodémie », c’est-à-dire la circulation virale des fausses nouvelles, pour nommer ce phénomène. Près de 300 000 articles concernant des prétendus remèdes au Covid-19 ont été mis en ligne entre janvier et fin mai 2020. Quels sont les objectifs politiques de cette exploitation des informations erronées circulant sur Internet ? Quels sont ses effets ?
Cet axe vise ainsi à analyser l’usage du recours à des fausses nouvelles de manière officielle ou non par l’équipe de campagne ou les militants, en examinant les dispositifs utilisés, le lien à d’autres aspects de la campagne, les thématiques choisies des fausses informations et leurs possibles mises à l’agenda médiatique, et enfin la sociologie des segments d’électeurs dont la défection ou le ralliement sont recherchés.
Axe 2 – « Économie du clic », rapport à l’image, tous journalistes, bulles de filtre : contextualiser et analyser le succès et la circulation des fausses informations
On l’aura compris, la circulation des (fausses) informations s’inscrit dans des enjeux politiques forts, mais aussi dans des enjeux économiques : la fameuse « économie du clic » et des revenus engendrés par la publicité en ligne. S’interroger sur l’origine des fausses informations amène aussi à questionner les enjeux économiques. Comme le souligne R. Badouard (2017), les « fake news sont devenues une véritable industrie sur le web, elles génèrent des revenus importants dont certains essaient de tirer profit ». Il mentionne notamment l’enquête menée par les journalistes du site BuzzFeed qui montrent que les rumeurs anti-Clinton durant l’élection présidentielle américaine de 2016 provenaient de sites hébergés en Macédoine, créés par des adolescents d’Europe de l’Est qui voulaient juste se faire de l’argent, sans pour autant avoir d’opinion politique. Ces contenus généraient beaucoup de trafic et leur permettaient d’exposer les internautes à de la publicité pour en tirer des bénéfices dont les sommes estimées par les journalistes seraient de l’ordre de 5000 dollars par mois alors qu’en Macédoine, le revenu moyen est de 400 euros.
Dans cet axe, il s’agit de contextualiser le succès en ligne des fausses nouvelles et leur viralité. Autrement dit, comment arrivent-elles à dépasser le cercle des partisans en ligne et hors ligne ?
Un des éléments de contextualisation du brouillage informationnel en ligne est la profusion des informations (vraies ou fausses) et le faible rapport et intérêt porté aux sources par les internautes. Ce qui semble faire foi est la force du nombre : des milliers voire des millions de partages donneraient de la crédibilité à l’information diffusée, peu importe son origine. Toutefois, un message relayé des millions de fois sur Facebook ne peut concerner au final qu’un nombre tout à fait marginal d’utilisateurs.
La professionnalisation du journalisme a tenté d’imposer un cadre aux pratiques, mais la multiplication des amateurs de l’information ou du « tous journalistes » (Tredan, 2007 ; Aubert, 2009 ; Mathien, 2010) semble avoir mis à mal les règles posées. En effet, en l’espace de quelques années, les professionnels agréés de l’information ont perdu leur monopole de gatekeepers de l’espace public et des mass media (Antheaume, 2013). La confusion des rôles est manifeste et tout internaute peut semble-t-il s’improviser journaliste et être à l’origine d’articles, au travers de billets de blogs (Tredan, 2010) ou de simples posts sur Facebook. La crise financière que vivent les médias d’information, ainsi que la pression à l’instantanéité à l’ère des médias sociaux pourraient alors contribuer à la prolifération des opinions, des approximations et autres informations non vérifiées.
S’interroger sur la viralité des fausses informations diffusées en ligne, c’est aussi porter le regard sur leur format, avec notamment une attention portée à l’image. Le rôle de l’image dans la « mécanique narrative complotiste » (Taïeb, 2010) a déjà été soulignée avant même Internet. Mais ce qui change aujourd’hui avec la démocratisation des logiciels de retouche d’image en ligne, c’est la possibilité pour tous les internautes de trafiquer facilement une photo et de la relayer largement à son réseau de manière quasi instantanée.
Axe 3 : Profils sociologiques et rapports aux (fausses) informations
Cet axe propose de porter la focale sur les déterminants sociaux pour analyser les rapports multiples et différenciés des citoyens aux (fausses) informations en période de campagne électorale.
En effet, le rapport aux médias et à l’information – et donc aux fausses nouvelles -, diffère sensiblement selon les individus et leurs ressources culturelles et économiques ou leur positionnement politique. Qui « consomme » ces fausses nouvelles ? Quels sont les effets des fausses nouvelles et sur quels publics ? Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées : cette montée en puissance des fausses nouvelles augmenterait la défiance vis-à-vis du personnel politique et des journalistes et contribuerait à la montée de l’abstention. A l’inverse, on pourrait supposer que ces informations virales, au tonalité racoleuse et/ou humoristique, attirent d’autres publics qui ne s’intéressaient pas avant au politique.
Aux États-Unis, les travaux de Gringberg ont montré que ce ne sont pas forcément les internautes les moins instruits, les plus jeunes ou les moins politisés qui ont le plus tendance à partager des fausses nouvelles : sur Facebook, il semblerait bien que ce soit au contraire les individus les plus âgés, les plus politisés et engagés pour le camp républicain qui aient partagé le plus de « fake news » lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 (Grinberg et al., 2019). La récente enquête de J. Boyadjian (2020) sur le rapport à l’information des jeunes primo-votants (18-20 ans) montrent que ceux issus de milieux populaires sont plus enclins à la non-information qu’à la désinformation et ont plutôt tendance à s’éloigner de toute information politique vraie ou fausse.
Il convient aussi de s’interroger sur qui, en termes de profils sociologiques, d’intérêts partisans et/ou économiques, participent activement (ou passivement !) à la diffusion de fausses nouvelles en période de campagne électorale.
Axe 4 – Régulation des fausses nouvelles en campagne électorale : la loi, les plateformes, les journalistes, les équipes de campagne, les adhérents…
Les acteurs politiques s’emparent eux aussi du débat autour de la montée en puissance de ces rumeurs en ligne, comme en attestent les prises de position du président français Emmanuel Macron et du vote de la loi controversée contre « la manipulation de l’information » en campagne électorale le 20 novembre 2018. Il serait intéressant de porter une attention à la façon dont certains acteurs réagissent à ces discours (critique des vérificateurs d’information, de la presse d’establishment).
Cet intérêt de l’actuel président de la République dans la lutte contre les fausses nouvelles en période de campagne électorale est à relier à sa propre expérience. Il faut dire que lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, E. Macron a fait l’objet de nombreuses fausses informations, que ce soit sur son orientation sexuelle ou son patrimoine en lien avec son passé de banquier d’affaires. Une cellule « riposte » a d’ailleurs été intégrée à l’équipe de campagne de ce candidat pour dénoncer ces « fake news », avec l’aide des soutiens en ligne du candidat. Plusieurs milliers de militants, appelés en renfort par la cellule « riposte », postent des contenus pour contrecarrer les fausses nouvelles sur leurs propres comptes Facebook ou Twitter afin de rendre visible l’information que le candidat souhaite voir diffuser. Déjà en 2012, lors de la campagne pour l’élection présidentielle, les adhérents étaient sollicités pour chercher les erreurs dans les discours des candidats de l’opposition lors des ripostes-parties. Les propos des candidats sont analysés par les « fact-checkers »4 qui repèrent les données fallacieuses – chiffrées ou factuelles – et en apportent la preuve en direct, sur leurs comptes Twitter. L’instantanéité des propos tenus sur Twitter permet une réactivité continue des fact-checkers qui investissent le domaine du journalisme en décryptant les discours. En période de campagne électorale, la montée en puissance de fausses informations amène ainsi à l’introduction d’une communication politique de « riposte » qui vise à dénoncer ces contenus et tentent de rétabli la « vérité ». Quelles sont les stratégies des équipes de campagne pour contrer la circulation de ces fausses nouvelles ? Quel est le rôle des militants ?
Après l’élection de D. Trump le 8 novembre 2016, la polémique autour des « fake news » s’est intensifiée. À tel point que Facebook, pointé du doigt, a modifié sa politique commerciale afin de faire taire ses critiques et a entamé des démarches afin de réduire la circulation de fausses nouvelles sur le réseau. Ainsi, en janvier 2018, Facebook est allé jusqu’à rectifier son fameux algorithme afin notamment de réduire la visibilité des contenus commerciaux et de privilégier les contenus partagés par les gens « de confiance » dans le fil d’actualité des usagers. Ce réseau social a aussi réalisé des accords avec des agences de fact- checking dans 14 pays, y compris au Brésil, dans le but de diminuer les contenus suspects5. Facebook comme Google (à travers le projet CrossCheck) financent d’ailleurs les rédactions pour vérifier certains des propos circulant sur leurs plateformes. Cela pose alors la question de la relation ambigüe des journalistes avec ces plateformes et des enjeux économiques y afférant.
Quid du rôle du journaliste dans cette lutte contre la circulation massive de fausses nouvelles ? Le fact- checking (vérification des faits) s’est largement développé depuis le début des années 2000 dans les rédactions de la presse française (Bigot, 2017) et a connu une mise en lumière avec la création de la rubrique “Désintox” de Libération en 2008, suivie par “Les Décodeurs” du journal Le Monde en 2009. Les journalistes jouent alors le rôle de « labelliseurs » de certaines informations qu’ils délivrent comme « rumeurs », alors qu’elles auraient pu être nommées autrement (Taïeb, 2005, 2010). En stigmatisant et en disqualifiant certains contenus, les journalistes saisiraient une opportunité de légitimer le champ journalistique (Doutreix, Barbe, 2020), en dessinant « les contours d’une figure mythifiée du journalisme objectif » (Vauchez, 2019), qui est pourtant traversé de contradictions, comme en témoigne l’importance prise par des pratiques telles que celle du datajournalisme au sein des rédactions. Dans le même sens, l’étude de Jaubert et Vivron (2021) auprès des journalistes des cellules de fact-checking de plusieurs médias montre comment ceux-ci effectuent des opérations de tri entre « faits vérifiables » et « énoncés de nature complotiste, factuellement insaisissables », traçant ainsi des frontières opérationnelles entre deux catégories recevant un traitement médiatique différent. Tandis que les premières reçoivent une attention de la part des « fact-checkers » et sont « vérifiées » en s’appuyant « explicitement et ostensiblement sur des sources institutionnelles » ou des « paroles autorisées », les deuxièmes font l’objet de « stratégies de contournement », la catégorie opérant comme un « repoussoir ».
De manière transversale, ce dossier invite aussi tous les futurs auteurs à ouvrir la « boite noire » de leurs méthodologies d’enquête dans une dynamique de partage des savoirs. Avec la profusion de données en ligne et les terrains éloignés, de nombreux travaux se concentrent sur l’analyse de traces numériques. Comment alors leur donner une densité sociologique (Theviot, 2015) ? Ou pour le dire autrement, « comment retrouver dans les traitements effectués sur les données l’humanité des faits examinés ? » (Bachimont, 2015). Des solutions sont à envisager pour « resocialiser les traces d’activités numériques » (Ouakrat et Mésangeau, 2016). De manière souvent expérimentale et artisanale, les différentes équipes de recherche de chaque pays font appel à des indicateurs différents pour mesurer les tendances sur les réseaux sociaux (Guevara, 2020). Quels sont les outils quantitatifs et qualitatifs et les indicateurs les plus pertinents pour collecter des données, les mesurer et les analyser ? Comment harmoniser les pratiques de recherche de manière à pouvoir établir des comparaisons entre les différents pays de la région américaine ? Lors de l’élection de 2018 au Brésil, l’attention des chercheurs était focalisée sur Facebook et Twitter, alors que les échanges cruciaux se sont déroulés sur WhatsApp. Peu de chercheurs avaient développé les outils nécessaires pour pouvoir étudier ce qu’il se passait sur cette application (dont notamment Resende et. al, 2018). Comment développer des outils pertinents pour pouvoir étudier la circulation des fausses nouvelles ? Comment organiser des équipes de recherche en ce sens ?
Calendrier et informations pratiques
Les articles, qui ne doivent pas dépasser 60 000 signes, devront être envoyés d’ici le 1er juillet à : politiquesdecom.revue@uvsq.fr ; atheviot@uco.fr ; erica.guevara@gmail.com.
Pour plus d’informations sur les consignes aux auteurs pour les propositions d’articles, voir : http://www.revuepolitiquesdecom.uvsq.fr/proposer-un-dossier-ou-un-article-253252.kjsp?RH=1358429661297&RF=1358429539621
Références
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Notes
1Robin King, directeur artistique et membre de l’équipe web de F. Hollande. Extrait de l’interview accordé à la webcampagne.fr, mis en ligne le 15 mai 2012. http://www.lawebcampagne.fr/?p=388 – consulté le 18 juin 2012). Robin King est à l’origine du photomontage M. Le Pen/N. Sarkozy – détournement d’une affiche de la marque de vêtement « The Kooples » – diffusé sur son mur Facebook le 26 avril 2012 et partagé ensuite par près d’un millier d’internautes.
2 Dans la rubrique « Qui sommes-nous ? » du site Riposte laïque, il est indiqué : « Le site Riposte laïque a été créé en août 2007, par des anciens animateurs du journal en ligne Respublica. Il se réclame des principes laïques et républicains, et réunit des patriotes de gauche et de droite qui n’acceptent pas l’islamisation de leur pays, et le silence complice de la gauche et de la droite, devant ce péril mortel pour nos valeurs » (https://ripostelaique.com/qui-sommes-nous-2).
3 Dès le 14 février 2015, ce blog mentionne explicitement cette rumeur avec son article intitulé : « Le prochain président de la République musulman s’appellera peut-être tout simplement… Ali Juppé » (https://ripostelaique.com/le-prochain-president-de-la-republique-musulman- sappellera-peut-etre-tout-simplement-ali-juppe.html).
4 Ces « fact-checkers » partisans sont des cyber-militants très à l’aise sur Twitter et plus généralement sur la Toile. Il leur est demandé de vérifier quasi-simultanément les propos des responsables politiques. Ainsi, une connaissance approfondie du réseau est nécessaire pour savoir où trouver rapidement les informations requises. L’accès aux bases de données officielles et certains réseaux collaboratifs aident à ce travail de vérification.
5 https://www.cartacapital.com.br/politica/como-combater-a-influencia-de-bots-e-fake-news-nas-eleicoes