Depuis plus d’une décennie, les GAFAM ont affirmé leur domination sur l’économie mondiale. Ces cinq compagnies figurent aujourd’hui parmi les sept premières capitalisations boursières mondiales, tandis que Nvidia – dont le modèle économique consiste essentiellement à vendre des puces électroniques à ces mastodontes – s’est récemment hissé en quatrième position sur ce podium (companiesmarketcap.com, 2024).
La montée en puissance de cet oligopole a signé l’émergence et peut-être même l’hégémonie d’un nouveau modèle d’entreprise : l’entreprise-plateforme. Les plateformes sont des infrastructures numériques qui permettent et structurent la mise en relation de différents groupes d’usagers (Srnicek, 2017). Les principales plateformes appartiennent à des entreprises privées à but lucratif qui les créent pour générer des revenus à partir des différentes formes d’interaction entre usagers. Ces plateformes s’appuient sur de puissants effets de réseaux directs et indirects pour croître et s’assurer une position dominante. Elles reposent également sur l’extraction massive de données des usagers et leur traitement algorithmique à des fins de ciblage publicitaire, d’amélioration des fonctionnalités existantes et de création de nouveaux services.
Les usagers et leurs activités diverses, qui tendent à brouiller les frontières entre production et consommation, se trouvent ainsi au cœur du modèle économique des plateformes capitalistes. Le développement du capitalisme de plateforme représente l’essor du pouvoir propriétaire sur les réseaux numériques qui médient désormais les relations sociales et économiques à échelle globale. Tandis que l’avènement d’internet et du web avaient suscité des espoirs utopiques, la consolidation du capitalisme de plateforme a surtout nourri une multiplicité de critiques et encouragé les usagers à agir. Ces mobilisations peuvent également encourager les autorités publiques à jouer un rôle de régulation, comme l’illustre notamment l’adoption d’une directive européenne relative aux travailleurs de plateforme le 11 mars 2024 (consilium.europa.eu, 2024).
Les réactions des usagers ont essentiellement suivi deux voies : la résistance depuis l’intérieur des plateformes capitalistes ou la création d’alternatives à l’extérieur de celles-ci. Il est donc possible de les saisir à partir des catégories d’Albert Hirschman (1970) : voice et exit (Vercellone et al., 2018). Ces deux voies ne s’opposent pas nécessairement et peuvent même se renforcer comme l’a remarqué Hirschman lui-même (1993). En effet, la création d’alternatives à l’extérieur d’une organisation et l’exode d’une partie de ses membres (exit) renforcent le pouvoir de négociation des usagers engagés dans la contestation en interne (voice).
Thèmes
Ce numéro vise à rassembler des articles sur les résistances et alternatives qui émergent face au capitalisme de plateforme afin de mieux comprendre leur ampleur et leurs formes, leur diversité et leurs articulations. Il propose d’accueillir des contributions empiriques et/ou théoriques ancrées en sciences de l’information et de la communication ou issues d’autres disciplines de sciences sociales (e.g., science politique, sociologie, anthropologie, économie, philosophie, droit).
Axe 1 : Résistances
Les résistances « à l’intérieur et contre » (Hardt & Negri, 2009) le capitalisme de plateforme prennent des formes très diverses et s’organisent à différents niveaux. Il est possible de situer à un premier niveau la résistance en col blanc de cadres et ingénieurs hautement qualifiés ayant travaillé pour de grandes entreprises de la Silicon Valley, avant de s’inquiéter des implications sociales des technologies qu’ils ont contribué à concevoir (Berrebi-Hoffman & Chapus, 2022). À un deuxième niveau, on peut situer les résistances des travailleurs d’usines transformées en profondeur par l’internet industriel ou opérant au sein des réseaux logistiques qui structurent la circulation globale des marchandises sous des formes renouvelées par le numérique et exemplifiées par Amazon (Into the Black Box, 2022 ; Mezzadra et al., 2024). Un troisième niveau correspond aux luttes des travailleurs des plateformes de l’économie à la demande qui, le plus souvent en-dehors d’un contrat salarié, fournissent des services en personne (e.g., Uber, Deliveroo, TaskRabbit, Airbnb) ou à distance (e.g., Amazon Mechanical Turk, InnoCentive) par l’intermédiaire de plateformes numériques (Woodcock, 2021). À un quatrième niveau se situent les résistances d’usagers dont le statut de travailleur fait l’objet d’un débat – celui autour de la notion de digital labour (Broca, 2017 ; Casilli, 2019 ; Fuchs, 2014 ; Vercellone, 2020) – dans la mesure où ils ne sont pas rémunérés et conçoivent généralement leur activité numérique comme un loisir. Il peut s’agir de différentes actions de protestation contre l’extraction des données, les manipulations comportementales ou la régulation de l’espace public numérique opérée par des entreprises comme Google, X (anciennement Twitter), ou Facebook à la fois sur leurs plateformes « virtuelles » et, de plus en plus, dans l’infrastructure physique des « smart cities ». Enfin, il est possible d’identifier à un cinquième niveau, des luttes écologiques, paysannes et indigènes qui, au Sud comme au Nord, s’opposent aux « opérations extractives du capital » (Gago & Mezzadra, 2015) qui caractérisent les plateformes et la course géopolitique pour la conquête de métaux rares et de nouveaux territoires à coloniser (Kwet, 2019).
Ce numéro accueillera des articles empiriques et/ou théoriques sur cette thématique. Les premiers pourront porter sur des cas pratiques de luttes collectives contre le capitalisme de plateforme ayant lieu à l’un des différents niveaux évoqués plus haut. Les seconds pourront interroger le potentiel subversif et l’articulation entre ces multiples luttes qui s’organisent à différents niveaux : les rapports entre luttes contre l’ « accumulation par exploitation » et l’ « accumulation par dépossession » (Harvey, 2017), les nouvelles frontières du travail et de l’exploitation (digital labour), les convergences possibles entre cols blancs et cols bleus, « indépendants » et salariés, producteurs et usagers, ou encore, les liens entre extractivisme et capitalisme de plateforme.
Axe II – Alternatives
Les alternatives émergentes au capitalisme de plateforme s’inscrivent principalement dans le prolongement de deux mouvements : celui des logiciels libres ou communs numériques et la tradition coopérative.
Le mouvement du logiciel libre nait au début des années 1980 en réaction au développement d’une industrie du logiciel propriétaire (Broca, 2013). Dans les années 1990 et 2000, le succès retentissant de nombreux projets libres (e.g., GNU/Linux, Wikipedia, Mozilla, Apache) est venu illustrer la puissance d’un nouveau modèle de production basé sur la coopération décentralisée et la contribution libre à des communs numériques. Pour autant, le discours libéral qui a dominé ce mouvement durant cette période ne l’a pas suffisamment prémuni contre le développement du capitalisme de plateforme et sa capacité à instrumentaliser les communs (Benkler, 2019 ; Birkinbine, 2020 ; Broca, 2021). Dans ce contexte, différents acteurs du libre ont cherché à poser plus frontalement la question de la propriété et de la répartition de la valeur dans le monde numérique (Bauwens & Kostakis, 2014). De nombreuses formes d’associations et d’hybridations entre les communs numériques et le mouvement coopératif ont alors été expérimentées. L’émergence de licences à réciprocité venant restreindre l’accès des entreprises capitalistes aux communs numériques tout en favorisant celui des coopératives, illustre cette tendance (Kleiner, 2010 ; Schneider, 2022). Le mouvement des plateformes coopératives s’est également développé afin de créer des plateformes appropriées et gouvernées par leurs travailleurs et usagers (Scholz, 2014).
Ce numéro comprendra donc des articles empiriques et/ou théoriques sur cette thématique. Les premiers porteront sur des cas pratiques d’alternatives émergentes au capitalisme de plateforme : des communs numériques (logiciel libre, open hardware, open data), des coopératives de plateforme, et toutes formes d’hybridations entre communs numériques et économie sociale et solidaire. Les seconds pourront s’intéresser aux différents concepts qui ont été construits pour analyser les alternatives existantes ou chercher à les améliorer : plateformes coopératives (Scholz, 2014), coopératives ouvertes (Bauwens et al., 2019), DisCOs (Troncoso, 2019), plateformes substantives (Vercher-Chaptal et al., 2021), communs productifs (Borrits, 2018), etc. Ils pourront également porter sur les différentes théories envisageant à une échelle macroscopique ces différentes alternatives, leur logique commune et leur potentiel de transformation socio-historique (Benkler, 2006 ; Bonduel, 2023 ; Brancaccio et al., 2021 ; Dardot & Laval, 2015 ; Hardt & Negri, 2009).
Informations pratiques
Tous les articles seront soumis à un processus d’évaluation en double aveugle et devront respecter les critères de publication de tic&société.
Les contributions doivent être soumises en français. Les textes doivent comprendre entre 40 000 et 50 000 caractères espaces compris. Les auteur.rice.s sont invité.e.s à respecter les consignes concernant la mise en forme du texte (consignes disponibles sur le site de la revue, à la page http://ticetsociete.revues.org/90). Les manuscrits feront l’objet de deux évaluations selon la procédure d’évaluation à l’aveugle.
La date limite de soumission des articles est fixée au 15 janvier 2025.
Les propositions d’articles sont à envoyer à Ludovic Bonduel (ludovic.bonduel@sciencespo.fr), Francesco Brancaccio (francescobrancaccio@yahoo.it) et Kianoosh Yasaei (kianoosh.yasaei03@univ-paris8.fr) – tous les trois affiliés au laboratoire CEMTI de l’université Paris 8 – qui coordonnent ce numéro thématique.
Il est également possible de proposer en tout temps des textes hors thème. Ceux-ci sont aussi évalués selon la procédure d’évaluation en double aveugle et publiés dans la rubrique « Varia » ou conservés pour un prochain numéro thématique. Merci, dans ce cas, d’envoyer vos textes à l’adresse suivante : ticetsociete@revues.org
Bibliographie
Bauwens, M., Kostakis, V. et Pazaitis, A. (2019). Peer to peer : The commons manifesto. London, UK : University of Westminster Press. https://doi.org/10.16997/book33 SMASH
Benkler, Y. (2006). The wealth of networks : How social production transforms markets and freedom. New Haven/London : Yale University Press.
Benkler, Y. (2019). A Political Economy of Utopia ? Duke Law & Technology Review, 18(1), 78-84.
Berrebi-Hoffmann, I. et Chapus, Q. (2022). Des luttes éthiques aux luttes sociales. Réseaux, 231(1), 71‑107. https://doi.org/10.3917/res.231.0071 SMASH
Birkinbine, B. (2020). Incorporating the digital commons : Corporate involvement in free and open source software. London, UK : University of Westminster Press. https://doi.org/10.16997/book39 SMASH
Bonduel, L. (2023). Instituting the Common (s) in the Digital Age : Between Politics and Technology [thèse de doctorat, LUISS Guido Carli]. HAL. https://hal.science/tel-04271466/document
Borrits, B. (2018). Au-delà de la propriété : Pour une économie des communs. Paris : La Découverte.
Brancaccio, F., Giuliani, A. et Vercellone, C. (2021). Le commun : Comme mode de production. Paris : Éditions de l’éclat.
Broca, S. (2013). Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale. Lyon : Le passager clandestin.
Broca, S. (2017). Le digital labour, extension infinie ou fin du travail ? Tracés. Revue de sciences humaines, 32, 133‑144. https://doi.org/10.4000/traces.6882 SMASH
Broca, S. (2021). Communs et capitalisme numérique : Histoire d’un antagonisme et de quelques affinités électives. Terminal. Technologie de l’information, culture & société, 130. https://doi.org/10.4000/terminal.7595 SMASH
Casilli, A. A. (2019). En attendant les robots-Enquête sur le travail du clic. Paris : Seuil.
Companies ranked by Market Cap—CompaniesMarketCap.com. (s. d.). Consulté le 29 février 2024, à l’adresse https://companiesmarketcap.com/
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Fuchs, C. (2014). Digital labour and Karl Marx. New York, US : Routledge.
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Hardt, M. et Negri, A. (2009). Commonwealth. Cambridge, United States : Harvard University Press.
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Hirschman, A. O. (1970). Exit, voice, and loyalty : Responses to decline in firms, organizations, and states. Cambridge, United States : Harvard university press.
Hirschman, A. O. (1993). Exit, voice, and the fate of the German Democratic Republic : An essay in conceptual history. World politics, 45(2), 173‑202. https://doi.org/10.2307/2950657 SMASH
Into the Black Box. (2022). Le Frontiere del Capitale. Rome, Italie : Red Star Press.
Kleiner, D. (2010). The Telekommunist Manifesto. Network Notebooks 03. Amsterdam : Institute of Network Cultures.
Kostakis, V. et Bauwens, M. (2014). Network society and future scenarios for a collaborative economy. London, UK : Palgrave Pivot. https://doi.org/10.1057/9781137406897 SMASH
Kwet, M. (2019). Digital colonialism : US empire and the new imperialism in the Global South. Race & Class, 60(4), 3‑26. https://doi.org/10.1177/0306396818823 SMASH
Schneider, N. (2022). The Tyranny of openness : What happened to peer production ? Feminist Media Studies, 22(6), 1411‑1428. https://doi.org/10.1080/14680777.2021.1890183 SMASH
Scholz, T. (2016). Platform cooperativism. Challenging the corporate sharing economy. New York, US : Rosa Luxemburg Foundation. https://eticasfoundation.org/wp-content/uploads/2019/03/Scholz_Platform-Cooperativism.pdf
Srnicek, N. (2017). Platform capitalism. Cambridge, UK : Polity Press.
(2024, 11 mars). Travailleurs des plateformes : Le Conseil confirme l’accord sur de nouvelles règles visant à améliorer leurs conditions de travail. Consilium.europa.eu. Consulté le 8 avril 2024, à l’adresse https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/11/platform-workers-council-confirms-agreement-on-new-rules-to-improve-their-working-conditions/
Troncoso, S. et Utratel, A. M. (2019). If I Only Had a Heart : A DisCO Manifesto. Publié par Disco.coop, The Transnational Institute et Guerrilla Foundation. https://www.disco.coop/wp-content/uploads/2023/10/DisCO-Manifesto-V1.pdf
Vercellone, C. (2020). Les plateformes de la gratuité marchande et la controverse autour du Free Digital Labor : Une nouvelle forme d’exploitation ? Open journal in information systems engineering, 1(2). https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2020.0502 SMASH
Vercellone, C., Brancaccio, F., Giuliani, A., Puletti, F., Rocchi, G. et Vattimo, P. (2018). Data-driven disruptive commons-based models. CNRS. https://shs.hal.science/halshs-01952141/document
Vercher-Chaptal, C., Alvarado, A. S. A., Aufrère, L., Brabet, J., Broca, S., Smichowski, B. C., Coriat, B., Compain, G., Eynaud, P. et Maurel, L. (2021). There Are Platforms as AlternativeS. Entreprises plateformes, plateformes collaboratives et communs numériques. DARES-Ministère du Travail, de l’Emploi et du Dialogue social ; DREES. https://hal.science/hal-03454430/document
Woodcock, J. (2021). The fight against platform capitalism : An inquiry into the global struggles of the gig economy. University of Westminster Press. https://doi.org/10.16997/book51 SMASH
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