Recherches en communication

Ces violences systémiques qui nous échappent : les identifier, les qualifier, les dénoncer

Réponse attendue pour le 03/06/2024

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L’idée selon laquelle nos sociétés occidentales contemporaines seraient marquées par un processus de civilisation (Elias, 1973 ; 1975) s’accompagne d’un imaginaire autour du recul de la violence : les sociétés s’éduquent, légifèrent, se moralisent. Cependant, force est de constater que les situations, les paroles ou les gestes violents restent très présents dans l’espace social et médiatique (Bourgatte, 2023 ; Raymond, 2021 ; Mariau, 2016).

L’articulation entre violences et médias a déjà fait l’objet de nombreuses études en Sciences de l’information et de la communication. Ces dernières années, ce sont en particulier les « discours de haine » qui ont été étudiés dans divers contextes médiatiques (Longhi et Vernet, 2023 ; Monnier, Seoane, Hubé & Leroux, 2021). Les différentes approches épistémologiques et méthodologiques ont permis l’analyse de ces phénomènes aussi bien par le dispositif médiatique que par le discours, ouvrant ainsi des champs thématiques spécifiques portant, par exemple, sur les violences de genre, les violences sexistes et sexuelles (Dupré & Gramaccia, 2020 ; Cavalin, Da Silva, Delage, Despontin Lefèvre, Lacombe & Pavard, 2022 ; Buisson & Wetzels, 2022), les cyberviolences ou « violences en ligne », (Blaya, 2015 ; Dilmaç, 2017 ; Dilmaç & Macilotti. 2019 ; Stassin, 2019), deux thématiques qui sont parfois questionnées conjointement (Hare & Olivesi 2021 ; Raymond & Verquere 2022 ; Mutombo & Salmona 2023). Tous ces travaux ont permis de montrer que la violence est une notion plus performative que descriptive, puisqu’elle nécessite d’être qualifiée comme telle, et ce à partir d’un jugement éthique sur le monde (Lenclud, Claverie & Jamin, 1984).

Le dossier que nous proposons s’inscrit dans la continuité de ces travaux en cherchant à ouvrir le questionnement sur des violences plus implicites que l’on peine parfois à qualifier, notamment en termes juridiques. Nous pensons par exemple aux violences ayant recours à l’humour (misogyne, raciste ou homophobe portés par des personnalités comme Dieudonné, Papacito ou Cyril Hanouna, dans des tweets, des spectacles, ou des émissions télévisuelles) ; à la création et à la circulation de termes stigmatisants ou implicitement insultants (“islamo-gauchiste”, “racaille”, “ensauvagement”, “décivilisation”, etc.)  ; nous pensons plus largement à la brutalisation des échanges médiatiques qui conduit à des conflits ou des heurts toujours plus nombreux entre journalistes, intellectuels, personnalités politiques ou publiques, etc. (Rapport, 2020 ; Salmon 2019). Des violences produites en contexte médiatique par des images, des mots, des formes d’interactions marquées par l’ignorance ou une volonté de stigmatisation (Al-Tamimi, 2022 ; Bazin, Lambert & Sapio, 2020 ; Cervulle 2021 ; Amossy 2014).

Pour nommer ces violences, nous choisissons ici de parler de « violences systémiques », une expression qui permet de pointer un ensemble d’interactions violentes qui se situe aux niveaux individuel, organisationnel ou encore institutionnel et qui produit, prolonge ou reconduit des formes de domination, d’exclusion et de stigmatisation (Dhume, 2016). Cet ensemble d’interactions violentes participe à la construction d’univers de sens nouveaux, à la croisée de processus diffus qui dépassent les comportements, les intentions ou encore la psychologie des individus et qui ne relèvent pas seulement de l’idéologie ou de la politique d’un État (Rainville, 2020 ; Riches, 1986).

On comprend donc que cette notion de « violences systémiques » soit déjà mobilisée dans les productions scientifiques contemporaines pour traiter notamment du racisme (Bonilla-Silva, 1997 ; Mazouz, 2020 ; Silvio de Almeida, 2019), des violences policières (Recoquillon, 2020 ; Rigouste, 2012), des violences de genre (Guellier, 2022 ; Lévesque, Begereron, Fontaine & Rousseau, 2018), des violences sexuelles (Lazerges, Atlani-Duault & Molinario, 2023 ;  Achin et al., 2019 ; Sheshia, 2010) ou encore de violences que l’on peut rencontrer dans l’espace public, à l’école, à l’hôpital, etc. (Lévesque, Bernard Barbeau, 2022 ; Galonnier, Sabbahg, Simon, 2022). Cependant, il existe aussi un ensemble de violences systémiques qui parfois nous échappent parce qu’elles sont sourdes, communes ou banalisées (peur des “gens du voyage”, rejet des “indésirables” – SDF, sans-papiers, toxicomanes, personnes en situation de handicap – dans l’espace public, comportements managériaux d’hommes disqualifiant les compétences professionnelles de femmes, etc.). Ces violences sont dénoncées par certains acteurs sociaux, certaines organisations ou communautés qui luttent pour leur reconnaissance.

Nous souhaitons ici questionner les procédés discursifs et rhétoriques (oraux, écrits, picturaux ou audio-visuels), les logiques médiatiques et les rapports de dominations par lesquels ces violences systémiques se déploient (Bazile & Peylet, 2008 ; Breton, 2007 ; Saint Martin, 2006 ; Schwartz, 2008). Nous étudierons ensuite ce qui peut entraver la dénonciation de ces violences (logiques médiatiques, procédés discursifs de retournement de l’accusation ou de disqualification, etc.). Qu’est-ce qui les fait exister ? Par quels procédés rhétoriques et médiatiques des sujets, des situations ou encore des événements sont qualifiés de violents ? Au nom de quelles valeurs ou de quels sentiments moraux ces mêmes sujets, situations ou événements sont reconnus comme violents ? De quelle manière un récit participe-t-il à la qualification et, finalement à la catégorisation d’un acte ou d’un discours violent ?

Du point de vue de la méthode, les propositions pourront s’appuyer sur l’exploration d’un corpus (articles de presses, tweets, podcasts, vidéos, etc.) ou mobiliser l’enquête (observation, entretien, ethnographie en ligne, etc.) pour saisir les dynamiques de (dis)qualification de ces violences par des acteurs sociaux. En effet, si elles sont clairement identifiées par certains, elles ne le sont pas par tout le monde et surtout, elles restent difficiles à contrer, comme l’ont par exemple montré les travaux sur l’humour comme forme de violence (Raymond et Verquere, 2023 ; Dufort, Roy et Olivier, 2020 ; Devars, 2019 ; Quemener, 2017 ; Dagnaud, 2011). L’analyse de corpus ou les études de réception devront ainsi permettre de montrer comment des interactions quotidiennes font circuler des constructions médiatiques de la violence et, parfois même, les renforcent (Rapport, 1988).

La dénonciation 

Cet axe questionne les processus de verbalisation (trouver les mots pour nommer et dénoncer) ou de mise en visibilité (dévoiler des images, les cadrer, les agencer) des violences systémiques. Il s’intéresse aux effets des énoncés qui s’accompagnent d’une émotion propice à la mobilisation (Ahmed, 2004). Il s’agira ici d’analyser des contenus qui émanent de la sphère scientifique ou institutionnelle, d’associations, de groupes militants ou encore de la société civile et qui proposent d’abord une explication de ce qui fait violence, et ensuite une action à mener. L’attention se portera alors sur la manière dont on se mobilise, et sur les formes de ces mobilisations.

Par exemple, le recours aux émotions constitue un moyen commun d’interpeller la société et de rendre compte d’une forme de violence. Comment l’usage d’un discours pathémique peut-il témoigner de violences vécues (Charaudeau, 2000) ? Comment passe-t-on d’une histoire singulière à une mobilisation générale, c’est-à-dire du fait divers au fait de société ? Ce changement de statut repose notamment sur un travail de catégorisation des évènements et de structuration des imaginaires (par exemple, du « crime passionnel » au « féminicide ») (Blok, 2020 ; Sapio, 2021). Dans quelle mesure cette catégorisation, qui favorise le surgissement de « climats émotionnels », permet-elle de rendre visibles et audibles des violences banalisées (Lamizet et Tétu, 2004), mais aussi de les dénoncer (Jehel et Proulx, 2020) ?

La dissimulation 

Cet axe interroge les discours ou les images qui vont stigmatiser une personne ou un groupe d’individus et qui constituent autant de violences dissimulées. Il s’agit donc ici de questionner des formes de violence systémiques qui ne sont pas concernées par la loi, mais qui constituent tout autant un appel à la haine qu’à sa banalisation. Des « violence(s) invisible(s) comme force agissante » qui visent des acteurs politiques, médiatiques ou des organisations et qui participent à la construction d’imaginaires partagés souvent réducteurs et dévastateurs (Jeanneret, 2014).

Sur cet axe, il sera par exemple possible de questionner des formes spécifiques de prises de parole violentes qui ont recours à la stigmatisation ou la disqualification. Il sera également possible d’explorer des contenus qui témoignent d’un ressentiment, d’une peur ou d’une volonté d’exclusion d’un type de personne ou d’une partie de population. Ainsi, selon quelles modalités sémio-discursives des acteurs sociaux, des organisations ou encore des médias parviennent-ils à dévaloriser des personnes ou des groupes d’individus en ne s’affichant jamais comme haineux ? Comment s’exercent des rapports de domination symboliques à la fois dans les médias et dans des communautés de récepteurs ? Nous pensons notamment à l’instrumentalisation que certains politiques font d’événements isolés pour mobiliser autour d’une cause commune qui sert l’avancée de leur idéologie dans l’espace public (le grand remplacement, l’ensauvagement, le francocide, etc.).

La médiatisation 

Ce dernier axe concerne les dispositifs médiatiques, notamment leurs normes, façons de faire et pratiques professionnelles, et leur capacité à véhiculer des formes systémiques de violences. Nous pensons en particulier aux réseaux sociaux numériques qui ont une propension à soutenir l’existence et la circulation de la violence (Granjon, 2021 ; Alava, Frau-Meigs & Hassan, 2018). Nous penserons également à certains dispositifs de mise en scène de l’humiliation et de la domination : la télévision, on le sait, en est friande (Boltanski, 1993). C’est ainsi que des chaînes, des sociétés de production ou des acteurs du monde des technologies ont fait de ces violences systémiques leur fond de commerce, parvenant à installer une économie de l’attention particulièrement propice à leur diffusion.

Ici se pose la question de la mise en visibilité de messages dont l’intention manifeste est de créer de la polémique, de choquer, mais aussi de capter et de retenir l’attention du public. Quels ressorts ces dispositifs mobilisent-ils ? En quoi permettent-ils à certains acteurs sociaux d’être au monde et de se caractériser ? (Gunthert, 2020a et 2020b). Et peut-être plus encore : comment ces dispositifs parviennent-ils à assurer une forme de pérennité à ces violences systémiques ?

Modalités de soumission

Merci d’adresser votre proposition d’article (sous forme de résumé de maximum 5000 signes, tout compris) par courriel à l.raymond@icp.fr avant le 3 juin 2024. Les résumés comporteront un titre, 5 références bibliographiques ainsi que les noms, adresse(s) électronique(s) et statut(s) de leur(s) auteur(s).

Les résumés seront évalués par les directeurs du numéro, notamment concernant la pertinence par rapport au sujet du numéro. La réponse sera donnée au plus tard le 24 juin 2024.

Les auteurs dont le résumé a été accepté sont invités à soumettre la version complète de l’article (maximum 40 000 signes) sur le site de la revue, au plus tard le 16 septembre 2024.

Les articles seront vérifiés par l’auteur pour garantir l’anonymat (voir rubrique « identification des auteurs dans le manuscrit » des consignes aux auteurs de la revue) et soumis à l’évaluation en « double-aveugle » par le comité de lecture de la revue. La réponse sera donnée au plus tard le 25 novembre 2024. La publication finale des articles révisés se fera au plus tard en 24 mars 2025.

Les trois premiers articles soumis et acceptés pour publication dans ce dossier sont publiés sur le site. Les autres articles sont ensuite publiés un à un sans attendre que l’ensemble du dossier soit prêt à être publié.

Consignes de rédaction de l’article dans sa version finale : 40 000 signes maximum par article (espaces et références comprises, résumé et mots-clés non compris), si possible agrémenté d’illustrations (libres de droit). Les modalités de présentation complètes sont disponibles sur le site.

Calendrier (récapitulatif) :

  • [3 juin 2024] : envoi du résumé de l’article (max. 5000 signes).
  • [24 juin 2024] : réponse sur l’acceptabilité du résumé.
  • [16 septembre 2024] : remise de la version complète de l’article sur le site de la revue.
  • [25 novembre 2024] : notification de la réponse du comité de lecture.
  • [24 mars 2025] : Démarrage de la publication des articles sur le site de la revue.

Contact :

  • Lucie Raymond : l.raymond@icp.fr

Références bibliographiques

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