L’écriture des sexualités s’est d’abord inscrite dans une longue tradition, balisée par des créneaux bien précis, entre érotisme et pornographie. Dans cette tradition dominée par les auteurs masculins cishétérosexuels détenant un fort capital symbolique, les femmes (cis et trans) et les personnes appartenant à des groupes sexuels minorisés demeuraient condamnées au statut d’objets du discours. Que se passe-t-il lorsqu’elles prennent la parole ? Que nous apprennent les sexualités des « autres » lorsqu’ils et elles croisent maints facteurs d’oppression – sexuelle et sociale (racisme, validisme, classisme…) ? À quelles sexualités les exclu·es des représentations blanches et bourgeoises ont-ils et elles « droit » ? Y a-t-il possibilité d’échanges mixtes – entre classes, « races », âge, aires géographiques, religions, etc. ? Et dès lors qu’il y a plus de deux partenaires, comment se négocie la place de chacun·e ? S’il n’y a aucun partenaire : quelle sexualité les sextoys inspirent-ils ? Qu’en est-il des jeux érotiques BDSM ? Laissent-ils la place à des repositionnements en regard des figures du pouvoir ? Aujourd’hui, les exclu·es du sexe, auparavant rélégué·es à l’extrême confidentialité se font sujets écrivants, bouleversant aussi bien la conception même de la sexualité que les scénarios qui en découlent, renouvelant ainsi les « scripts de la sexualité » (Gagnon 2008, Gagnon et Simon 1973) figés dans des rapports asymétriques et inégalitaires, voire proposant des contre-scripts (Kirsch et Murnen 2015).
Comment est-on passé d’une littérature érotique/pornographique à l’écriture des sexualités, qui « démoralise » le sexe ? (Laufer 2014). Alors que la saisie première de la sexualité était sertie dans un cadre moral, lequel présume du bien et du mal, du vulgaire, de l’excès, du pervers, etc. (Rubin, 2010), comment lire hors de tout jugement de valeur les sexualités telles qu’elles s’écrivent actuellement ? Comment penser une sexualité en dehors des hiérarchies, aussi bien que d’un conservatisme médico-psychiatrique qui a longtemps considéré certaines pratiques comme des signes de déviance ? Le politique et l’éthique sont-ils des réponses possibles ? Sachant que les représentations façonnent, travaillent, colonisent les imaginaires, ces questions se posent avec acuité.
Lorsqu’elle émane des femmes, l’écriture de la sexualité revient surtout à dénoncer, au moins depuis les années 2000, le phallocentrisme, le machisme, les scénarios de la violence sexuelle (Gagnon 2008 ; Dussault Frenette 2018), plus rarement à énoncer ce que le sexe est censé procurer : du plaisir. Comment expliquer cela ? Voire : comment écrire politiquement sur le plaisir ? Et quelle serait la fonction de la représentation et de la « spectacularisation » du plaisir ? En d’autres termes, écrire la sexualité, représenter le plaisir ou la violence, qu’elle soit gratuite, politique ou érotisée – pour dire quoi ? Lorsqu’elle émane des sexualités minorisées, l’écriture des sexualités semble concentrée sur la difficile défection des scripts hégémoniques de l’hétérocisnormativité. Y a-t-il simplement déconstruction des scénarios dominants ou invention de nouveaux scripts (par la réécriture, mais aussi la parodie) ? Et qu’en est-il des sexualités queers et des corps hors normes ? Quelles sexualités nous disent les corps trans, les corps intersexués, les corps racisés, gros, vieux, handicapés ? Quels affects, entre joie, honte et douleur, retrouve-t-on dans ces écritures des sexualités ? Et dans ce contexte désormais peuplé de nouvelles voix qui déplacent le centre, comment les hommes cishétérosexuels écrivent-ils la sexualité ?
Enfin, quels régimes littéraires émergent de l’écriture des sexualités ? Nous savons, par exemple, le rôle joué par l’autofiction dans l’expression de la sexualité des femmes (Détrez et Simon, 2006). Qu’en est-il de la fiction, de la poésie, du théâtre, de la creative non-fiction ? Et, dans une perspective plus large, telle que posée par les Cultural Studies, pour lesquelles le « texte » embrasse diverses pratiques hors de l’institution littéraire, qu’en est-il des témoignages, des scénarios de films et de séries, des chansons, des blogues et des fanzines ? L’évocation des Cultural Studies indique ici autant un parti pris pour des objets culturels divers (fanzine, séries télévisées, jeux vidéos etc.) que pour des analyses n’adoptant pas strictement des approches textuelles, des lectures informées par diverses approches transdiciplinaires telles que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire des sexualités, et plus spécifiquement inscrites dans le champ des studies (gender studies, queer studies, sexuality studies…).
En bref, le dossier invite à réfléchir aux nouveaux scripts, aux nouveaux imaginaires et aux déplacements qu’opèrent les écritures du sexe : ce qui s’écrit, la façon dont cela s’écrit, tout en privilégiant un regard éthique et politique sur les sexualités. Au final, il s’agira de se demander comment l’écriture des sexualités affecte la sexualité.
Sont bienvenues autant des études d’œuvres et d’objets culturels que des réflexions théoriques abordant, de façon non exclusive, les axes suivants :
Axes thématiques
1. Écrire les violences sexuelles
- 1 « I wanted you to know that kid’s rage, shame and confusion, but I didn’t even want you to know how (…)
On assiste dernièrement à de nombreux témoignages, sous forme de romans, visant à dénoncer des violences sexuelles subies et les traumas qui s’ensuivent, qui contribuent à créer un débat médiatique autour des violences sexuelles et de l’inceste. C’est le cas du Consentement (2020) de Vanessa Springora, de La familia grande (2021) de Camille Kouchner, ou encore de Pandorini (2021) de Florence Porcel, où les personnages masculins accusés de viol sont aisément reconnaissables par le public, mais aussi de Chavirer (2020) de Lola Lafon, ou de Mémoire de fille (2016) d’Annie Ernaux, pour ne citer que quelques exemples.
Comment comprendre le choix de la forme romanesque, avec les enjeux formels qui lui sont propres, pour raconter une histoire traumatique ? Qu’en est-il d’autres formes textuelles, plus manifestaires – pensons au « slam western sur l’inceste », Mettre la hache, de Pattie O’Green (2015) ? De façon générale, comment envisager les choix esthétiques dans l’écriture de la scène de violence sexuelle, tantôt éludée pour ne pas porter un regard voyeuriste sur les personnages violé·es1, tantôt extrêmement explicite, dans une volonté d’exhiber la réalité des violences masculines ?
2. Écrire la sexualité comme travail
Le stigma de la honte pesant lourd sur les travailleurs et travailleuses du sexe, ils et elles ont longtemps été tenu·es au silence, tandis qu’ils et elles étaient librement dépeint·es par les auteurs masculins, de Zola à Vollman. Mais voilà qu’ils et elles écrivent – surtout elles, de Grisélidis Réal à Emma Becker, en passant par Nelly Arcan. Leur prise de parole révèle que les expériences de travail du sexe sont plus variées qu’on ne le pense, entre traite déshumanisante (voir Purge de Sofi Oksanen 2008), exploitation brutale et travail autonome. Mais le travail du sexe ne se limite pas au sexe tarifé ; il englobe aussi le travail des acteurs et actrices porno, des danseurs et danseuses nu·es, des masseurs et masseuses, et comprend les prestations virtuelles. Comment se traduisent ces réalités sexuelles qui croisent celles de l’économie ? Et qu’en est-il des patrons – pimps – et des consommateurs – clients ?
3. Spatialités et temporalités des sexualités
Le régime hétéronormatif a imposé des temps et des lieux précis pour les pratiques sexuelles : la chambre à coucher, le soir. Mais les échappées sont forcément nombreuses : des peep shows les après-midis de semaine dans des lieux louches aux parcs buissonneux à la tombée de la nuit, les espaces publics sont occupés par le sexe, composant autant d’hétérotopies. Entre l’espace privé, qui appartient à quelqu’un (à qui, auquel des partenaires ?), et l’espace public, qui appartient à tous et toutes, quel rôle joue l’espace dans la rencontre sexuelle dans les textes ? Quelle est la temporalité de la rencontre sexuelle – non seulement en regard du moment où elle se déroule, mais en regard du rythme qu’elle impose : le rapport sexuel s’inscrit-il dans un temps linéaire ou haletant ?
4. Enjeux formels de la présence du sexuel dans le texte littéraire
Sous quelle forme le désir et le plaisir apparaissent-ils dans le texte littéraire ? Le cas échéant, y a-t-il des formes littéraires privilégiées pour parler de sexualité ? Quelle est la place du sexuel dans la diégèse ? Quels sont les motifs récurrents lorsqu’il est question de sexualité ? Lesquels sont inédits ? Dans quels cas l’esthétique traditionnelle hétérocentrée est-elle subvertie, y compris dans un rapport hétérosexuel, au profit de nouveaux imaginaires ? Et comment rendre sexy le consentement, alors qu’une tradition s’est établie autour de l’érotisation de la violence ? D’un point de vue stylistique, quels champs sémantiques sont-ils employés pour écrire la sexualité, les corps, le plaisir et le désir ?
Les propositions d’articles (1 page à simple interligne) comprennent un titre, une présentation de l’article, les objets et les méthodes, ainsi que les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et email de l’auteur·e.
Elles doivent être envoyées à Isabelle.Boisclair@usherbrooke.ca et Francesca.Caiazzo@USherbrooke.ca, ainsi qu’au comité de rédaction de la revue Genre, sexualité & société (revuegss@gmail.com) avant le 15 septembre 2021.
Les auteurs et autrices des propositions retenues seront contactées au cours du mois d’octobre 2021 et les articles finaux seront à rendre le 1er mars 2022.
Bibliographie
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Orientations bibliographiques
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Notes
1 « I wanted you to know that kid’s rage, shame and confusion, but I didn’t even want you to know how he put his dick in ». Dorothy Allison, dans Ann Cvetkovich (2003), « Sexual Trauma/Queer Memory : Incest, Lesbianism, and Therapeutic Culture », An Archive of Feelings : Trauma, Sexuality, and Lesbian Public Cultures, Durham (NC), Duke University Press, p. 100‑101.