Argumentaire
L’influence comme objet de recherche en sciences sociales, et en communication en particulier (Mucchielli, 2009), mobilise de nombreuses définitions et approches, mettant en leur centre aussi bien les médias (Maigret, 2015) que les interactions sociales (Katz et Lazarsfeld, 1955). Par un prisme plus instrumental, nous pourrions dire « qu’exercer une influence consiste à obtenir d’autrui qu’il fasse librement quelque chose qu’il n’aurait pas fait spontanément sans votre intervention » (Massé et al,2006). L’influence peut par ailleurs se traduire par le statu quo, lorsque l’objectif est, par exemple, d’éviter toute mobilisation (Gendron, 2014).
L’influence peut être abordée par un angle psychosociologique comme le résultat d’un acte de communication sur les comportements ou représentations sociales des publics (Jodelet, 2003), comme le résultat d’un processus de mise en circulation des idées et des opinions (Heath, 2006), ou encore comme un ensemble de pratiques et stratégies visant la persuasion (Breton, 2008).
Que ce soit dans les recherches académiques ou dans les discours destinés aux praticiens, les travaux en marketing et en psychologie dominent les discussions sur l’influence comme objet que l’on pourrait théoriser, analyser, quantifier, manipuler voire mettre en marché (voir notamment François et Zerbib, 2015 ; Dupont, 2011 ; Cialdini, 2009 ; Ouimet, 2008). De fait, les théories de l’influence peuvent-elles se départir de la psychologie et du marketing ? Enrichir notre champ conceptuel en discutant d’influence par le prisme d’autres notions comme la prescription, la recommandation, les routines et la familiarisation, la confiance, le rôle d’un tiers symbolisant, ou la place de la réputation dans le processus permettrait
sans doute de renouveler notre compréhension du concept. C’est ce que nous proposons ici.
En trame de fond, cette proposition de dossier s’intéresse d’abord aux éléments de contexte, et particulièrement aux dimensions culturelles en tant que sous-bassement – ou infrastructure – de l’influence (Seltzel et al., 2013). Nous interrogeons ainsi les éléments culturels, qu’ils soient liés aux pratiques ou aux modes organisationnels ou plus largement, aux valeurs sociétales qui permettent à l’influence de s’exercer dans un contexte donné, et de générer ainsi des effets ou affects tangibles, d’être un objet quantifiable, manipulable, qui génère l’adhésion (ou l’acceptation), l’engagement ou encore la mobilisation.
Nous souhaitons en outre amener des propositions d’articles analysant les pratiques génératrices d’influence. La place centrale du « numérique » (ses industries, dispositifs, usages, économies) dans les stratégies et pratiques communicationnelles nous amène à devoir poser une nouvelle fois la question de l’influence pour en repenser certains aspects pourtant nécessaires pour mieux cerner cette notion (Coutant, 2013). Ainsi, les dispositifs sociotechniques du web peuvent être complémentaires à d’autres médias (de masse ou non) en tant que vecteurs de l’influence, mais ils génèrent aussi de nouvelles difficultés pour rejoindre les différents publics d’une organisation parfois cantonnés dans des « chambres d’écho » (Colleoni et al., 2014). Les pratiques professionnelles visant à produire ou instrumentaliser de l’influence, en particulier pour les relations publiques et la communication organisationnelle, sont ainsi en constante réorganisation (Desmoulins et al., 2018) et conduisent à une extension des régimes d’influence et de responsabilisation (Cordelier et Breduillieard, 2011). Les indicateurs de mesure de l’influence prolifèrent sur les plateformes qui définissent leurs propres standards et concepts – comme Facebook et “l’engagement” (Alloing et Pierre, 2019). Les « influenceurs » deviennent pour leur part des producteurs d’opinion incontournables (Poell et al., 2016 ; Charest et al., 2017). Par ailleurs, la confiance (re)devient un enjeu central quand une même plateforme permet autant la publicité que la désinformation dans un contexte où les plateformes numériques bousculent les codes de production légitime de la connaissance (Lalancette, Yates et Brouillard, 2020). Qui plus est, l’influence sur les groupes en ligne amène à s’interroger sur la qualité et l’instrumentalisation du lien social (Cordelier et Turcin, 2005) qui en découlent. Dans tous les cas, les modèles autoritatifs prénumériques sont transformés (DiStaso et Bortree, 2014). En somme, les pratiques d’influence déployées dans les espaces numériques produisent des comportements ou discours observables aux conséquences sociétales souvent fortement médiatisées ; il y a donc lieu de s’y intéresser.
Pour autant, même s’il parait plus évident d’identifier les changements dans les conditions et formes d’influence sur et par le numérique, les pratiques organisationnelles d’influence ne se limitent pas à ce médium. Les démarches d’influence classiques conservent ainsi pleinement leur pertinence, qu’il s’agisse de gestion de la réputation (Turbide, 2017 ; Huffaker, 2010), de lobbyisme (Koutroubas et Lits, 2011 ; Juanals et Minel, 2013), d’astroturfing (Lock et Heath, 2016), de mécénat ou de commandite (Cordelier et Desaulniers, 2020), de publicité (Kapferer, 1978) ou encore de relations de presse (Yates, 2019). Or, pour être effectives, ces pratiques doivent être en phase avec les éléments de contexte mentionnés précédemment, tout en tenant compte des dynamiques qui ont cours dans les espaces numériques, et qui ont une incidence directe sur leur déploiement (Hampton et al., 2017), et ce malgré la résistance de certains praticiens à se les approprier (Kondratov, 2018).
En somme, l’économie de l’influence, comme le travail communicationnel qu’elle suppose, est large et nécessite de mettre en perspective cette notion en fonction des contextes et dimensions culturelles où elle se déploie, autant que d’interroger les pratiques qui y sont associées pour devenir un levier des stratégies des organisations.
Le numéro 60 de Communication & organisation invite des propositions d’articles abordant les sujets suivants de façon théorique ou conceptuelle, empirique, et/ou méthodologique, selon trois angles, le tout en vue de construire une réelle mise en perspective de la notion d’influence pour/par les recherches en communication :
- L’influence est-elle un résultat que l’on peut évaluer ? Et si oui, comment ? Ou est-ce un ensemble de pratiques visant à agir de manière spécifique sur les représentations ou comportements de publics donnés ? Cet angle s’intéresse ainsi aux approches visant à questionner le concept même d’influence tel qu’il est employé par les praticiens, dans les théories info-communicationnelles ou encore dans les discours médiatiques. Il peut alors être intéressant, dans cette optique, de discuter les notions souvent associées à celle d’influence (autorité, confiance, etc.) mais aussi les autres formes de dénomination de stratégies de communication visant l’influence, comme la « communication engageante » ou la
« communication persuasive ». - Les cultures et contextes qui permettent aux techniques d’influence d’être effectives, acceptables, et qui orientent celles et ceux qui les emploient ou y sont exposés. En effet, pour influencer il faut pouvoir comprendre et intégrer les valeurs et croyances des publics à sa rhétorique afin de générer de la confiance et de l’autorité. Il faut de même s’approprier la culture propre à chaque organisation ou encore aux médias (en particulier numériques) où cette influence se produit et s’exerce. Y a-t-il dès lors des cultures de l’influence ? Fait-on de l’influence différemment en fonction des organisations ou existe-t-il des formes de conventions voire standards propres à des corps de métier ?
- Les pratiques organisationnelles comme professionnelles ou amateurs qui participent à ces possibles cultures de l’influence autant qu’elles en dépendent, et qu’il faut pouvoir décrire, analyser et prendre en compte dans leurs contextes sociohistoriques. Ici peuvent, par exemple, être traitées les questions liées aux techniques visant à « produire » de l’influence, aux praticiens de la communication déployant des actions qualifiées d’influence (en ligne ou non), ou aux possibles formes de mise en marché de l’influence.
Calendrier :
– Envoi des propositions sous forme de résumés : 1er mars 2021
– Retour aux auteurs de la sélection des propositions : 15 mars 2021
– Remise de l’article intégral : 1er juin 2021
– Retour aux auteurs de l’évaluation par le comité de lecture : 30 juillet 2021
– Retour des articles définitifs (revus après évaluation) : septembre 2021
– Publication du numéro : décembre 2021
Consignes de rédaction des propositions (résumés)
– 6000 caractères, espaces comprises
– Bibliographie non comptabilisée dans le nombre de caractères
– Sur une page de garde : titre de la proposition, prénom et nom de l’auteur, université,
laboratoire, adresse électronique, cinq mots-clés
– Le résumé doit permettre de bien identifier la problématisation, le cadre théorique et
conceptuel, la méthode, les analyses et la discussion.
Les propositions seront envoyées à l’adresse suivante : influence.comorg@gmail.com
Consignes de rédaction des articles définitifs
– 35 000 caractères, espaces compris, bibliographie comprise
– Les normes de mise en page des articles définitifs sont accessibles en ligne sur le site de la
Revue : https://journals.openedition.org/communicationorganisation/5909
– La mise en forme finale selon les normes fournies conditionnera l’acceptation définitive de
l’article.
L’évaluation des articles complets sera faite en double aveugle par le comité de lecture de la revue.
Vous pouvez consulter la liste des membres du comité de lecture à la page suivante :
https://journals.openedition.org/communicationorganisation/5910
À propos des coordinateurs du numéro
- Camille Alloing est professeur en relations publiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) après avoir été maître de conférences à l’IAE de l’université de Poitiers, ingénieur R&D et consultant en communication numérique. Ses travaux s’intéressent aux mécanismes de production et de circulation de l’information dans les environnements numériques. Il a ainsi travaillé à analyser les méthodes de mesure et de gestion de la réputation en ligne développées par les praticiens en relations publiques, le développement d’une économie numérique des émotions par les plateformes web, la propagation des rumeurs en ligne ou encore la construction de territoires numériques de marques par les organisations. Il est membre de la Chaire en Relations Publiques et Communication Marketing, et du LabCMO.
- Stéphanie Yates est professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre du Groupe de recherche en communication politique de l’Université Laval. Politologue de formation (Ph.D Université Laval 2010), elle étudie le rôle des citoyens et des groupes d’intérêt dans la gestion des affaires de l’État et des entreprises. Dans cette perspective, elle se penche sur les stratégies de médiatisation des acteurs publics et privés en lien avec le lobbyisme, la participation publique, l’acceptabilité sociale et la responsabilité sociale des organisations. Elle s’intéresse également à la communication environnementale. Partant d’une approche interdisciplinaire, elle a publié de nombreux articles et chapitres dans des publications en communication, en science politique et en management. Elle est également la directrice de l’ouvrage Introduction aux relations
publiques. Fondements, enjeux et pratiques, publié aux Presses de l’Université du Québec en
2018. - Benoit Cordelier est professeur au Département de communication sociale et publique de l’université du Québec à Montréal (UQAM) où il est chercheur au Centre de recherche sur la communication et la santé (ComSanté), à la Chaire de relations publiques et communication marketing et directeur de Communiquer, Revue de communication sociale et publique. Ses recherches s’articulent principalement autour de deux volets indépendants : un sur la socialisation dans des communautés en ligne et l’autre sur l’analyse de processus organisationnels. Dans le premier, il s’intéresse aux aspects communicationnels de la culture de communautés de consommateurs en ligne. Il y observe les modalités de socialisation dans des contextes en ligne mondialisés fortement marqués par un univers marchand et des pratiques de consommation avec, dernièrement, un intérêt plus spécifique pour la nécessaire redéfinition de l’ethnocentrisme et du xénocentrisme du consommateur. Dans le deuxième, il étudie les aspects communicationnels des processus organisationnels dans une perspective pragmatique. Il
développe des approches de la communication organisationnelle qui s’intéressent à la performativité de l’implicite et du non-dit. Il cherche à développer une proposition conceptuelle d’une pragmatique du silence organisationnel et travaille, également dans cette veine, à une appropriation de la notion de signifiant flottant pour expliquer la coordination de acteurs organisationnels.
Références
– Alloing, C., & Pierre, J. (2019). Une approche praxéologique des métriques numériques : mesurer le community management pour quoi faire ?. Revue Communication & professionnalisation, (9), 85-108.
– Breton, P. 2008. Convaincre sans manipuler – Apprendre à argumenter. Paris : La Découverte.
– Charest, F., C. Alcantara, A. Lavigne et C. Moumouni (dir.). 2017. E-réputation et influenceurs dans les
médias sociaux. Nouveaux enjeux pour les organisations. Québec : Presses de l’Université du Québec.
– Cialdini, R. B. 2009. Influence : Science and practice (Vol. 4). Boston : Pearson education.
– Colleoni, E., A. Rozza, A. Arvidsson. 2014. Echo Chamber or Public Sphere ? Predicting Political
Orientation and Measuring Political Homophily in Twitter Using Big Data : Political Homophily on
Twitter. Journal of Communication 64 (2) : 317–332.
– Cordelier, B., et P. Breduillieard. 2012. « Performativité des chartes d’utilisation des réseaux
socionumériques en entreprise. Une pragmatique par l’engagement et la contrainte ». Les Enjeux de l’information et de la communication n° 13/1, no 1 : 127. https://doi.org/10.3917/enic.012.0009.
– Cordelier, B., et A.-A. Desaulniers. 2020. « Équilibres et médiations dans la commandite de productions artistiques : Intermédiation formelle ou informelle. » Canadian Journal of Communication 45. https://doi.org/10.22230/cjc.2020v45n1a3447.
– Cordelier, B., et K. Turcin. 2005. « Utilisations du lien social sur l’Internet comme élément fidélisant à une marque : Les exemples de Coca-Cola et d’ESP ». Communication et organisation, nᵒ 27 : 45‑56. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.3238.
– Coutant, A. 2013. Quelle place pour l’innovation dans les médias sociaux ? Communication & Organisation 43 : p. 123-134
– Desmoulins, L., C. Alloing et V. Mohli. 2018. L’influence n’est-elle que donnée(s) ? Médiations et négociations dans les agences de communication « influenceurs. Communication & Organisation 57 : 29-40.
– DiStaso, M. W et D. S. Bortree (dir.). 2014. Ethical Practice of Social Media in Public Relations. Routledge.
– Dupont, L. 2011. 1001 trucs publicitaires (3e édition). Montréal : Transcontinental.
– François, L. et R. Zerbib (dir.). 2015. Influentia, la référence des stratégies d’influence. Paris : Lavauzelleé
– Gendron, C.. 2014. Penser l’acceptabilité sociale : au-delà des intérêts, les valeurs. Revue internationale de communication sociale et publique [Communiquer], 11.
– Hampton, K. N. ; I. Shin, L. Weixu. 2017. Social media and political discussion : when online presence silences offline conversation. Information, Communication & Society 20 (7) : 1090–1107.
– Heath, R. L. 2006. “Onward Into More Fog : Thoughts on Public Relations’ Research Directions”. Journal of Public Relations Research 18 (2) : 93-114.
Huffaker, D. (2010). Dimensions of leadership and social influence in online communities. Human Communication Research, 36(4), 593-617.
– Juanals, B., & Minel, J. L. (2013). Construction d’une approche interdisciplinaire et expérimentale pour l’analyse de la communication d’influence. ESSACHESS–Journal for Communication Studies, 6(1 (11)), 187-200.
– Jodelet, D. 2003. Les représentations sociales. Paris : Presses universitaires de France.
– Kapferer, J. N. (1978). Les chemins de la persuasion : le mode d’influence des media et de la publicité sur les comportements. Dunod.
– Katz, E. et P. F. Lazarsfeld, 1955. The part Played by People in the Flow of Mass Communication. The Free Press.
– Kondratov, A. 2018. Stratégies de résistance des professionnels de relations publiques à l’utilisation des Big Data dans les organisations en France et en Belgique : logiques, causes et motifs de non-usage des données numériques massives. Communication & Organisation 57 : 121-132.
– Koutroubas, T. et M. Lits. 2011. Communication politique et lobbying. De Boeck Supérieur.
– Lalancette, M., S. Yates, et C.‑A. Rouillard. 2020. « #Participating #Contesting : Studying Counterpublics’ Discourses on Twitter About the Social Acceptability of Medical Assistance in Dying Legislation in Canada ». Canadian Review of Sociology/Revue Canadienne de Sociologie 57, no 4 : 604-31. https://doi.org/10.1111/cars.12303.
– Lock, I., P. Seele et R. L. Heath. 2016. Where Grass Has No Roots : The Concept of ‘Shared Strategic Communication’ as an Answer to Unethical Astroturf Lobbying. International Journal of Strategic Communication 10 (2).
– Maigret, É. 2015. Sociologie de la communication et des médias (3e édition). Paris : Armand Collin.
– Massé, G., Marcon, C., & Moinet, N. (2006). Les fondements de l’intelligence économique : Réseaux & jeu d’influence. Market Management, 6(3), 84-103.
– Mucchielli, A. (2009). L’art d’influencer. Armand Colin.
– Ouimet, G. 2008. Psychologie du pouvoir organisationnel. La maitrise des habiletés politiques. Montréal : Chenelière éducation.
– Poell, T., A. Rasha, R. Bernhard, W. Robbert et L. Zack. 2016. Protest Leadership in the Age of Social Media. Information, Communication & Society, 19 (7) : 994-1014.
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– Turbide, O. 2017. S’excuser publiquement sur les médias socionumériques. Mutation d’une stratégie de gestion de la réputation en communication politique ?. Dans : Marcel Burger éd., Discours des réseaux sociaux : enjeux publics, politiques et médiatiques (pp. 141-160). Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.
– Yates, Stéphanie, éd. 2019. Introduction aux relations publiques : fondements, enjeux et pratiques. Communication, relations publiques. Québec (Québec) : Presses de l’Université du Québec.