En qui peut-on avoir confiance ? Comment concilier la nécessité de confiance objective dans un gouvernement démocratique et l’impossibilité de la confiance subjective envers l’Autre en général et les gouvernants en particulier ? La pandémie actuelle remet, plus que jamais, au goût du jour cette question centrale par son négatif, la défiance. L’époque serait en effet à la défiance généralisée : atomisés dans une société « liquide » et mondialisée, les individus ne seraient plus capables de s’en remettre à autrui, faute d’idéologies susceptibles de fournir les bases de la fidélité et du consensus autour d’un système de valeurs structurant.
Pourtant la confiance n’a jamais été aussi présente et valorisée qu’aujourd’hui, comme seule source de légitimité politique et d’un horizon de démocratie participative. Simultanément, la défiance envers les discours publics -ceux des hommes politiques, des experts, des médias-, n’a jamais été aussi partagée sur les réseaux socionumériques. Le numérique semble avoir marqué une rupture en annulant toute possibilité de confiance face à la puissance de réseaux et de groupes dominants. Dans le monde économique et des relations de travail, comme dans les grandes institutions d’éducation ou de santé, les dispositifs juridiques et techniques ont pris le relais de la confiance à travers l’explosion de l’arsenal législatif et de l’activité judiciaire et de nouvelles formes interpersonnelles de sécurisation, protection et garantie (blockchain par ex.).
Ainsi la question n’est plus tant aujourd’hui de savoir en qui l’on peut avoir confiance, mais si l’on peut faire confiance et selon quelles modalités, contextes d’échange et supports. La confiance renvoie à la parole (donnée) que l’on confond avec une simple donnée informationnelle alors qu’elle relève du registre de la communication pour engager l’altérité. Il s’agit donc de croiser les mutations de la confiance et de la communication, de replacer l’étude de la confiance dans le contexte des conflits existant aujourd’hui entre la communication humaine et la communication technique. Dans ce cadre, trois pistes de réflexion peuvent être proposées pour renouveler la réflexion sur la place de la confiance :
– La confiance, qui conduit à une psychologisation de toutes les relations, même politiques, est-elle une catégorie pertinente aujourd’hui pour penser la démocratie et l’espace public ?
– La confiance est-elle possible dans un contexte de communication continue et globalisée ?
– La crise de la confiance marque-t-elle la montée d’une incommunication généralisée dans une société que l’on dit pourtant de la communication ?
1/ Politique, morale et autorité : la question de la confiance envers les élites
La confiance dans les élites semble constituer la base de la stabilité de tout régime politique, particulièrement de la démocratie, alors même que depuis Machiavel et les théories du contrat social, le politique n’est pas l’espace de la confiance, mais de la raison (d’État) et des intérêts bien compris, incluant et obligeant, si nécessaire, au mensonge, au secret, à la dissimulation et à la trahison.
Pourtant, dans la vie politique, la confiance joue le rôle de « réducteur d’incertitude » (N. Luhmann). Les baromètres et autres indicateurs statistiques de confiance semblent traduire une rationalisation de la vie politique qui se manifeste dans l’objectivation même de la confiance. En parallèle, cette « science de la confiance » se double d’une confiance/méfiance dans la science, comme on peut l’observer dans la crise sanitaire actuelle. Pourtant, dans la relation entre citoyens, journalistes, politiques et experts, la médiatisation de tous les débats et de toutes les dimensions de la vie publique et privée renouvelle les termes de la confiance. Cette dernière est désormais soumise à l’impératif tyrannique de l’information continue qui oblige à tout savoir, tout dire, tout montrer. Il devient désormais difficile de distinguer politique et morale pour étudier la confiance que les politiques cherchent à gagner en se livrant tandis que les journalistes, sous la pression de l’audimat, font de ses contenus privés des sources de buzz, scoops, etc.
La confiance, en devenant une exigence publique, une modalité de la gouvernance, s’est-elle condamnée à la fragilité, aux espoirs déçus, voire à l’échec ? Communication généralisée et recherche de confiance de tous avec chacun peuvent-ils cohabiter ?
2/Pratiques, usages et sentiment de sécurité dans la communication
Malgré cette situation de défiance envers les élites, la confiance semble désormais se concentrer dans les RSN, communautés d’intérêts qui, à partir du même et de l’entre soi qu’ils créent et forment, diffusent le pire (fake news, conspirationnisme, complotisme) ou le meilleur (via des vidéos et des images prises par des anonymes qui informent et éclairent autrement la réalité ou l’évènement).
C’est par cette confiance « horizontale » que ces réseaux semblent constituer de véritables relais d’opinions, des espaces de pouvoir, alternatifs aux instances officielles d’information, journalistiques/politiques, provoquant chez certains hommes politiques des tentations de court-circuitage. Ils se doublent de tentatives de reconstitutions communautaires de la « vraie vie », également basées sur la confiance mutuelle et la recherche de l’émancipation du sujet à travers de nouveaux lieux de confiance (ZAD, AMAP, réseaux associatifs). La confiance est donc en proie à une concurrence de légitimités qui se cristallise dans le développement de l’esprit critique et la formulation de la vérité dont les journalistes, les experts et l’école ont la charge officielle, mais pas le monopole.
Les grandes entreprises du numérique participent de ce vaste mouvement de reconfiguration des régimes de la confiance, tout en creusant de façon vertigineuse les possibilités de la défiance (à travers le sentiment d’insécurité, la suspicion, le besoin de vérification des informations) et les outils de la surveillance de nos données (des traces laissées sur les sites au dévoilement volontaire de soi). Quelle confiance (s’)accorder quand la communication passe massivement par de tels intermédiaires ?
3/ Altérité et incommunication : l’inconnu(e) de la confiance
Le déficit de confiance peut être compris comme le signe, le symptôme d’une incommunication généralisée qui s’installe, compte tenu du risque majoré que représente l’autre dans la relation numérique. Avoir confiance exige une relation sûre, stable, réciproque et partagée, un abandon de soi. Elle suppose durée et affinité, la construction d’un temps et d’un espace communs. Or, d’une manière générale, l’autre est toujours un inconnu, d’une « inquiétante étrangeté », qu’il soit réel ou numérique. Communiquer comporte donc toujours des risques : de ne pas se comprendre, s’entendre, de perdre la confiance de l’autre, ou de ne plus avoir confiance en lui.
Les réseaux démultiplient ces risques en exacerbant celui de l’incommunication car ils offrent la possibilité à chacun de faire d’un inconnu un confident, un proche digne de confiance, un alter ego. Comme si un outil suffisait à créer du contenu, du sens, de la relation, et, à terme, de la confiance, en gommant toutes les aspérités et obstacles de l’altérité. Sur internet, la confiance peut être intensive dans l’instant, mais rarement extensive dans le temps. Elle reste toujours dans le croire, mais un croire qui ne tient pas dans l’addition de moments partagés avec l’autre mais dans la multiplication des occasions projetées, imaginées avec d’autres.
Les réseaux siéent bien à la modernité car ils permettent à la dialectique de ses idéaux de se réaliser « techniquement » : autonomie, création de soi/dépendance, participation des individus. La confiance, pour les relations sur internet, s’organise sans doute sur ce même mode. Mais qu’est-ce que cette confiance sans « autrui significatifs », sans engagement réel, réciprocité construite, finalement sans gage et donc sans véritable trahison possible ? Le croire en l’autre n’est-il pas alors l’illusion qu’on se crée soi-même de toute pièce ?
Trois types de textes sont attendus :
- des textes réflexifs et analytiques ;
- des recueils d’entretiens individuels ou croisés ;
- enfin, des encadrés courts.
Si vous êtes intéressé par le thème de ce numéro et ses orientations, vous pouvez nous adresser un résumé (5 000 signes maximum). Les résumés sont attendus pour le 1er mars 2021 à l’adresse suivante : hermes@cnrs.fr avec comme objet « proposition Hermès confiance ».
Les textes retenus seront d’une longueur de 20 000 signes maximum, et les encadrés, autour de 6 000 signes. Ils seront à remettre pour le 30 mai 2021.
Quelques références bibliographiques :
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Boyer, A., Chose promise, Paris, PUF, 2014.
Doueihi, M., Domenicucci, J. (dir.), La confiance à l’ère numérique, Paris, Rue d’Ulm, 2018.
Eloi, L., L’économie de la confiance, Paris, La Découverte, 2012.
Hunyadi, M., Au début était la confiance, Le bord de l’eau, 2020, Lormont.
Levallois-Barth, Cl., Signes de confiance, l’impact des labels sur la gestion des données, Paris, Institut Mines Télécom, 2018.
Luhmann, N., La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale [1968/2000], Paris, Economica, 2006.
Marzano, M., Eloge de la confiance, Paris, Fayard/Pluriel, 2012 (Le contrat de défiance, Grasset, 2010).
Ogien, A., Quéré, L. (dir.), Les moments de la confiance, Paris, Economica, 2006.
Origgi, G., Qu’est-ce que la confiance ?, Paris, Vrin, 2008.
Peyrefitte, A., La société de confiance, Paris, O. Jacob, 1995.
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Rosanvallon, P., La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
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