« “Vive la République !” […] En France, la République est trop souvent réduite à un slogan, prononcé comme allant de soi, dans une logomachie qui fait perdre de vue son enjeu. Ceux qui l’invoquent le font toujours au nom des menaces qui pèsent sur elle, nous conjurant de les rejoindre pour la défendre » (Picq, 2021, p. 9). À travers ce dossier, nous cherchons justement à aller au-delà de la République comme slogan pour s’intéresser aux enjeux dont elle est investie dans des contextes spécifiques.
Dans la sphère médiatico-politique française, la République est invoquée à tout propos, pour justifier les projets les plus répressifs ou au contraire pour leur opposer une autre République possible (Escalona, 2021). Cette obsession pour la République n’est pas nouvelle : elle s’impose dans les années 1980, alors que la gauche au gouvernement peine à tenir ses promesses et au moment même où le combat républicain semble devenu un « lieu de mémoire » (Nora, 1984). Parce qu’elle est le fait d’acteurs de tous horizons politiques, la référence à la République apparaît depuis à la fois « obligée » et extrêmement floue (Gaboriaux, 2011), avec une appréhension du terme en discours qui semble se faire de plus en plus équivoque, sinon instrumentalisée – ce qui conduit d’ailleurs régulièrement les chercheurs à des mises au point (Christin et al., 2017). Il en émerge des représentations plurielles et contradictoires du référent, avec des orientations argumentatives différentes, rendant la conceptualisation de la République complexe, insaisissable et parfois polémique.
Dans ce numéro, nous aimerions aller au-delà du constat selon lequel l’argument républicain est surexploité à des fins si contradictoires qu’il se trouve peu à peu vidé de son sens premier. Il s’agit plutôt d’en faire un point de départ et de nous interroger sur les origines de cette particularité du débat public français, sur sa spécificité au regard d’autres scènes (par rapport au débat politique dans d’autres pays et/ou par rapport à d’autres types de débat, philosophique par exemple), sur ses configurations sémantico-argumentatives, étroitement liées aux contextes de production et de réception. À cette fin, nous nous intéresserons notamment aux propositions susceptibles de mettre en perspective le débat politique français autour de cette notion, qu’elles s’attachent à d’autres périodes, à d’autres arènes que celles du discours politique repris par les médias, ou à d’autres espaces nationaux.
Le passé d’une instrumentalisation
L’enjeu est d’abord historique et philosophique. La relecture de la généalogie libérale engagée par John G. A. Pocock et Quentin Skinner a permis de mettre en lumière le caractère ancien et transnational de la tradition républicaine (Pocock, 1975 ; Skinner, 1978). Les travaux auxquels elle a donné lieu témoignent de sa vitalité, de la Rome antique aux expériences atlantiques, en passant par l’Italie médiévale (voir entre autres Nicolet, 1982 ; Serna et al., 2013 ; Boutier et Sintomer, 2014 ; Christin, 2018, 2019). Ils ont insisté sur les principes communs à ces diverses incarnations historiques de la République, à savoir la défense d’une liberté égale pour toutes et tous (Spitz, 2000, 2005) et une liberté conçue comme non domination (Pettit, 1997), à la différence de la liberté des libéraux, conçue comme non interférence et qui requiert et justifie à la fois les inégalités. Dans la perspective républicaine, l’État peut donc limiter la liberté comme non interférence pour garantir la liberté comme non domination, autrement dit empêcher que la liberté des plus forts débouche sur la domination des plus faibles.
Ce qui nous intéresse ici au contraire, ce sont les moments où l’idée républicaine a été mise au service de projets politiques antagoniques et a donc fait l’objet d’usages polémiques. Les tensions qui agitent le camp républicain dans la France du xixe siècle (Gaboriaux, 2010 ; Hayat, 2014) au sujet de la « vraie République » (Mollenhauer, 1997) sont-elles spécifiques à la France ? Ont-elles nourri ailleurs, comme en France, les discours adverses, ouvrant dès l’origine la possibilité d’une histoire critique de la République (Duclert et Prochasson, 2002), voire d’une contre-histoire de la République (Fontaine et al., 2013) ? Peut-on dégager l’existence de « moments » (Pocock, 1975 ; Spitz, 2005) où la République serait particulièrement discutée et mise en question ?
Le rapport entre les scènes politiques et les débats philosophiques retiendra notamment notre attention. L’histoire de la philosophie a en effet permis de réinscrire la pensée républicaine française dans le courant plus large de l’humanisme civique (Audier, 2004 ; Spitz, 2005). Mais la filiation intellectuelle du débat politique français est plus difficile à mettre en évidence. La question se pose déjà pour les pères fondateurs de la Troisième République, dont le projet relève pour certains auteurs d’une synthèse républicano-libérale plus que du républicanisme proprement dit (Hoffmann et al., 1963). Elle est particulièrement cruciale depuis quelques années (Bourdeau et Merrill, 2007), au point qu’on puisse se demander si la République française n’est pas devenue l’autre nom du nationalisme, en rupture avec la philosophie de l’humanisme civique. Quelles relations les invocations politiques de la République entretiennent-elles avec le républicanisme au sens philosophique ? Et pourquoi les intellectuels néo-républicains sont-ils si peu audibles sur une scène politique si propice à l’incantation républicaine ?
L’élaboration et la circulation d’un élément de langage
Le second axe de notre réflexion relève davantage des sciences du politique et de l’information et de la communication. Alors que les usages de l’argument républicain sont au cœur de batailles politiques et font régulièrement l’objet de décryptages, nous aimerions plutôt nous pencher sur les coulisses de sa fabrication. Qu’est-ce qui conduit les acteurs politiques à reprendre la République à leur compte ? Quel rôle jouent à cet égard les sondeurs, les communicants, les conseillers ? On sait combien les difficultés du PS au pouvoir ont joué dans son recentrage sur la République, non sans tensions internes (Lefebvre et Sawicki, 2006 ; Martigny, 2016). Le changement de nom de La République en marche – initialement En marche – semble plus difficile à comprendre (Fretel, 2019). Et qu’en est-il de la droite traditionnelle et de la droite extrême ? Les enjeux sont-ils purement nationaux ou peut-on déceler des emprunts et des convergences à l’échelle inter- et transnationale (par exemple entre le Parti républicain américain et LR en France) ?
Au-delà des cercles politiques, quelle place les discours institutionnels tiennent-ils dans cet engouement pour le champ lexical et notionnel autour de la République (Agulhon, 2007 ; Bacot, 2022) ? En inculquant des valeurs républicaines largement dépolitisées, l’école ne contribue-t-elle pas, paradoxalement, à la confusion (Audidière, 2007) ? Et qu’en est-il des hautes assemblées que sont le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel ? Les avis mitigés rendus par ces institutions à propos de projets de loi invoquant les « principes républicains » (par exemple sur le projet de loi « confortant le respect des principes de la République », Conseil d’État, 2020) doivent-ils être compris comme autant de prises de distance avec la politisation de l’argument républicain ? Ou viennent-ils au contraire consacrer une certaine idée de la République ?
Ces interrogations concernent aussi les acteurs non gouvernementaux (syndicats, groupes d’intérêt, associations, mouvements sociaux, etc.). Quel est leur rôle dans la production et la circulation de cet élément de langage ? Ont-ils contribué à mettre la République au centre du débat politique ? Dans quelle mesure se sont-ils appropriés l’argument républicain et comment ce dernier s’inscrit-il dans une stratégie de contestation du pouvoir en place ? Nous pensons par exemple à la façon dont certains mouvements se sont auto-désignés comme en marge de la République (les « oubliés de la République », « les indigènes de la République », etc.).
L’approche sémantico-argumentative
Ces questionnements rejoignent le troisième axe de cet appel à contributions, qui s’adresse davantage aux linguistes.
En effet, le lexème République n’est, en soi, que faiblement polysémique du point de vue de la langue : c’est selon le TLFi un régime non monarchique et représentatif (on trouve d’ailleurs des définitions analogues dans les dictionnaires allemand, anglais, italien, espagnol, etc.) et, secondairement, « l’État ainsi organisé ». On le voit, la République n’est définie ici que par opposition à la monarchie, comme régime représentatif sans plus de précisions (ce qui suggère qu’elle peut être démocratique ou oligarchique, libérale ou populaire, etc.). Toutefois, du point de vue de son utilisation en discours, le terme République peut faire l’objet d’appréhensions diverses, paramétrées par des cadrages tout aussi pluriels (genres de discours, champs discursifs mobilisés, pratiques socio-professionnelles, intentionnalités pragmatiques, etc.). Entre la simplicité de la définition du terme et l’équivocité de ses usages en discours, l’écart est immense.
Mobiliser le substantif République ou l’adjectif républicain appelle ainsi certains implicites, des valeurs, un certain « enracinement culturel » – Dominique Maingueneau (1987) caractérisait ainsi le discours sur l’école des colonisateurs sous la Troisième République. On peut alors s’interroger sur les réseaux sémantiques sur lesquels se fondent ces usages récurrents de République : quelles affinités combinatoires, co-occurrences et récurrences lexicales peut-on observer, sur quelles pratiques socio-professionnelles s’indexent ces usages et avec quels soubassements idéologiques, quelles valeurs attenantes co-construites en discours, et en fonction de quelles instances locutrices ? L’analyse linguistique pourra s’attacher à décrire l’environnement syntactico-sémantique de République/républicain, pour d’une part rendre compte du degré de cristallisation d’expressions récurrentes, stéréotypées et sloganisées, et d’autre part pour mettre au jour les idéologies politiques qu’elles ont fini par occulter. Comment expliquer le succès de la référence à la République ? Il nous semble que son équivocité ne suffit pas à rendre compte de sa fortune et de ses effets politiques. Quelles valeurs charrient donc les mots de la République (Guerrini, 2019) ? Par quels fonctionnements argumentatifs deviennent-ils opérants ? En bref, que valide le recours à l’argument républicain ? Quelle vision du monde ? Quel projet politique et social ? Quels rapports de pouvoir ?
Prendre en compte la co-existence de contre-discours semble ici incontournable : en quoi nourrissent-ils les discours républicains ou posés comme tels ? Leurs interactions dialogiques peuvent-elles expliquer les crispations dont semblent témoigner les usages en discours d’un certain paradigme autour de la République ? Nous songeons en particulier aux phénomènes de dénonciation implicite, voire de double discours, dont la République est régulièrement le support (notamment au RN, voir Alduy, 2015 ; Dézé, 2016). Recourir à ce fondement républicain dans ce type de logique argumentative renvoie à un positionnement spécifique de l’énonciateur autant qu’à sa volonté de susciter une dynamique médiatico-politique de ralliement.
Conformément à ligne éditoriale de la revue Mots. Les langages du politique, cet appel est ouvert aux chercheuses et chercheurs de tous horizons disciplinaires, que nous invitons à expliciter leurs présupposés et leurs méthodes, pour faciliter le dialogue entre les différents champs d’étude des langages du politique.
Références
Agulhon Maurice, 2007, Les mots de la République, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
Alduy Cécile et Wahnich Stéphane, 2015, Marine Le Pen prise aux mots : décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Le Seuil.
Audier Serge, 2004, Les théories de la République, Paris, La Découverte.
Audidière Sophie, 2007, « L’école républicaine à l’épreuve d’une révision néo-républicaine », dans V. Bourdeau et R. Merrill éd., La République et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Maisons-Alfort, Ère, 2007, p. 84-106.
Bacot Paul, 2022, Les mots de l’élection présidentielle sous la Ve République, Toulouse, Presses universitaires du Midi.
Bourdeau Vincent et Merrill Roberto éd., 2007, La République et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Maisons-Alfort, Ère.
Boutier Jean et Sintomer Yves, 2014, « Florence (1200-1530) : la réinvention de la politique » [numéro thématique], Revue française de science politique, vol. LXIV, no 6.
Christin Olivier, Soulié Stéphan et Worms Frédéric éd., 2017, Les 100 mots de la République, Paris, Presses universitaires de France (« Que sais-je ? »).
Christin Olivier éd., 2018, Demain, la République, Lormont, Le Bord de l’eau.
Christin Olivier éd., 2019, Républiques et républicanismes : les cheminements de la liberté, Lormont, Le Bord de l’eau.
Conseil d’État, 2020, Avis sur un projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République, https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-confortant-le-respect-par-tous-des-principes-de-la-republique
Dézé Alexandre, 2016, Comprendre le Front national, Levallois-Perret, Bréal.
Duclert Vincent et Prochasson Christophe éd., 2002, Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion.
Escalona Fabien, 2021, « Un totem nommé République », Médiapart, série de 6 articles publiés les 19, 21, 24, 26, 28 et 30 mars, https://www.mediapart.fr/journal/dossier/france/un-totem-nomme-republique
Fontaine Marion, Monier Frédéric et Prochasson Christophe éd., 2013, Une contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte.
Fretel Julien, 2019, « Un parti sans politique. Onomastique d’une innovation partisane : En Marche ! », Mots. Les langages du politique, no 120, p. 57-71.
Gaboriaux Chloé, 2010, La République en quête de citoyens : les républicains français face au bonapartisme rural 1848-1880, Paris, Presses de Sciences Po.
Gaboriaux Chloé, 2011, « La République, une référence obligée dans le débat politique français », Élections 2012, Les enjeux, note, no 3, CEVIPOF, 24 octobre, 3 p.
Guerrini Jean-Claude, 2019, Les valeurs dans l’argumentation : l’héritage de Chaïm Perelman, Paris, Classiques Garnier.
Hayat Samuel, 2014, Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation en 1848, Paris, Le Seuil.
Hoffmann Stanley, Kindleberger Charles P. et Wylie Laurence éd., 1963, In search of France, Cambridge, Harvard University Press.
Lefebvre Rémi et Sawicki Frédéric, 2006, La société des socialistes : le PS aujourd’hui, Vulaines-Sur-Seine, Éditions du Croquant.
Maingueneau Dominique, 1987, « Langage et colonisation dans le discours de la Troisième République », Langage et société, no 40, p. 59-69.
Martigny Vincent, 2016, Dire la France : culture(s) et identités nationales (1981-1995), Paris, Presses de Sciences Po.
Mollenhauer Daniel, 1997, Auf der Suche nach der “wahren Republik” : die französischen “radicaux” in der frühen Dritten Republik (1870-1890), Bonn, Bouvier Verlag.
Nicolet Claude, 1982, L’idée républicaine en France, 1789-1924 : essai d’histoire critique, Paris, Gallimard.
Nora Pierre, 1984, « De la République à la Nation », dans P. Nora éd., Les lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, Gallimard, p. 651-659.
Pettit Philip, 1997, Republicanism : A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press. (Traduction française par P. Savidan et J.-F. Spitz, 2004, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard.)
Picq Jean, 2021, La République. La force d’une idée, Paris, Presses de Sciences Po (« Essai »), https://www.cairn.info/la-republique–9782724627053.htm.
Pocock John G. A., 1975, The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Londres, Princeton University Press.
Serna Pierre, de Francesco Antonino et Miller Judith A. éd., 2013, Republics at War, 1776-1840. Revolutions, Conflicts and Geopolitics in Europe and the Atlantic World, New York, Palgrave MacMillan, Basingstoke.
Skinner Quentin, 1978, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Londres, New York, Cambridge University Press.
Spitz Jean-Fabien, 2005, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard.
Spitz Jean-Fabien, 2000, L’amour de l’égalité : essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France, 1770-1830, Paris, Éditions de l’EHESS, J. Vrin.
Modalités de soumission
Les auteures et auteurs devront soumettre aux coordinateur et coordinatrices, avant le 16 mai 2022 (Prolongé au 31 mai 2022), un avant-projet (3 000 signes maximum tout compris), dont l’acceptation vaudra encouragement, mais non pas engagement de publication.
Les articles, originaux, devront être adressés aux coordinateur et coordinatrices avant la fin du mois de novembre 2022 (maximum 45 000 signes tout compris). Conformément aux règles habituelles de la revue, elles seront préalablement examinées par les coordinateur et coordinatrices du dossier, puis soumises à trois évaluations doublement anonymes dans différentes disciplines. Les réponses aux propositions de contributions seront données à leurs autrices et auteurs au plus tard à la fin du mois de mars 2023, après délibération du comité éditorial. La version définitive des articles devra être remise aux coordinateur et coordinatrices avant la fin du mois d’avril 2023.
Les textes devront respecter les règles de présentation habituellement appliquées par la revue (voir https://journals.openedition.org/mots/76). Ils devront être accompagnés d’un résumé de cinq lignes et de cinq mots-clés qui, comme le titre de l’article, devront également être traduits en anglais et en espagnol.
Coordinateur et coordinatrices :
- Chloé Gaboriaux : chloe.gaboriaux@sciencespo-lyon.fr
- Cédric Passard : cedric.passard@sciencespo-lille.eu
- Annabelle Seoane : annabelle.seoane@univ-lorraine.fr
- Et Camille Noûs
Mots-clés
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- Discours
- Politique
- sémantique