La Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication lance un appel à contributions pour un dossier intitulé « L’antiféminisme aujourd’hui : réseaux, discours, représentations », sous la direction de Julien Mésangeau et Céline Morin
Le contexte
Le renforcement des discours d’extrême-droite en France se produit sur tout le spectre de la vie collective et individuelle, qu’il s’agisse des champs politiques, économiques ou environnementaux (déclassement socioéconomique, xénophobie, rejet des « élites », négation du changement climatique…). Cependant les rapports de genre apparaissent à la fois comme une racine peu investiguée de la consolidation de l’extrême-droite (en témoignent les écrits de figures médiatiques telles qu’Alain Soral ou Éric Zemmour dès les années 2000) et une cause croissante de l’adhésion des publics. Dès les années 1970, des groupes sociaux se sont constitués sous la bannière « masculiniste » pour dénoncer une société qui serait devenue « gynocentrée », c’est-à-dire orientée vers les intérêts des femmes. Cette polarisation du féminisme gagnant et du masculin sacrifié s’inscrit dans le « mythe de l’égalité déjà-là » (Delphy, 2007) et traduit une insatisfaction forte dans le domaine de l’amour et de la sexualité, dès lors que ces derniers ont été réorientés vers des idéaux égalitaires (Beck & Beck-Gernsheim, 1995 ; Giddens, 2004 ; Kaufmann, 2010 ; Singly, 2016). Ce numéro propose d’étudier les reconfigurations contemporaines de la misogynie à partir de deux entrées : d’un côté, sa structuration en mouvements antiféministes, au sens de lutte contre les idéaux et discours féministes, et de l’autre, la défense du masculinisme, envisagé comme valorisation radicale de la masculinité traditionnelle. Les propositions d’articles peuvent ainsi porter sur la variété des idéologies de l’antiféminisme, sur ses figures politiques centrales ou récupérées, sur les discours en circulation dans l’espace public, en particulier médiatique, ou encore sur les renouveaux féministes devant ces nouvelles formes misogynes.
De fait, l’étude des mouvements féministes ne peut faire l’économie des antiféminismes, dont la contre-offensive a été immédiate à l’émergence de revendications sociales organisées contre le sexisme (Bard, 1999). Récemment, d’importants travaux ont été menés sur les terrains anglo-saxons de la misogynie (Dickel & Evolvi, 2022 ; Ging, 2019 ; Gotell & Dutton, 2016 ; Lilly, 2016), qui peuvent continuer d’être discutés, mais l’exploration des sphères francophones reste timide : quelques travaux ont bien été menés sur le mouvement des « artistes de la drague » (Gourarier, 2014) ou sur celui des « droits des pères » (Vogel & Verjus, 2013), cependant un état des lieux complet, qui articule les différents publics, qui cartographie leurs revendications et qui saisit les espaces de leurs communications privées ou publiques, reste encore à produire.
Ce projet de numéro vise donc à comprendre les effets de réseaux antiféministes et les discours masculinistes. Il accueille des propositions sur les espaces et les contextes de l’antiféminisme, en se concentrant sur les réseaux, les discours et les représentations :
Quels sont les publics de la misogynie et de l’antiféminisme, et quels sont les dynamiques entre ces groupes et sous-groupes ?
Quelles demandes sociales et quels régimes affectifs soutiennent-ils ?
Sur quelles représentations du monde social et des rapports de genre se basent-ils, quels sont les ordres symboliques et les régimes visuels qu’ils privilégient ?
L’exploration de ces quelques questions peut se faire par l’entrée théorique, épistémologique ou empirique, historique ou contemporaine, et se situe sur l’ensemble des méthodes quanti/qualitatives des sciences de l’information et de la communication et plus largement des sciences humaines et sociales : de façon non exhaustive, citons les études archivistiques ; l’analyse discursive ou l’étude de représentations médiatiques ; l’ethnographie ; l’ethnométhodologie ; l’analyse de réseaux. En ligne de mire, reste l’ambition d’une analyse conjoncturelle de l’antiféminisme qui puisse saisir « le dominant, le résiduel et l’émergent » (Williams, 1977) : à travers quelles formes communicationnelles les antiféminismes s’imposent-il aujourd’hui, dans quels contextes socioculturels, sur quels diagnostics socioéconomiques ou encore dans quelles dynamiques transnationales ?
Les articles pourront porter sur l’un des axes suivants, sans s’y limiter :
1 – Les publics de la misogynie, de l’antiféminisme et du masculinisme
Pour saisir le renouveau des rapports sociaux de genre tels qu’ils sont mis en discours et en scène dans l’espace public, un premier axe peut porter sur la définition même de la misogynie, de l’antiféminisme et du masculinisme dans la conjoncture actuelle. Comment distinguer le pathos de la détestation des femmes par exemple porté par la manosphère, le discours rationalisant de défense des intérêts masculins (droits des pères, MGTOW), les idéaux de société genrés et réaffirmations des normes de genre défendus par les mouvements politiques structurés. De part et d’autre de l’échiquier politique, quelles sont les valeurs et idéologies évoqués comme fondamentales, mais aussi les réseaux sociotechniques qui les sous-tendent ?
Au sein de cette première piste, une cartographie des mouvements antiféministes et/ou masculinistes serait précieuse. Celle-ci peut se baser sur l’identification préexistante des sous-groupes de l’extrême-droite, répartis selon leur insistance sur les luttes collectives ou individuelles, ou envisager une comparaison de leur structure. L’attention peut être portée sur la pluralisation nécessaire, pour parler plutôt d’« antiféminismes », tant les sous-publics sont variés dans leurs idéologies et objectifs. Qu’il s’agisse de la percée de candidat.e.s antiféministes dans les élections nationales, de (re)valorisation radicalisée de la virilité et des rapports de genre traditionnels, ou encore de la consolidation d’espaces en ligne, les idéologies, performances et imaginaires demandent à être socialement et politiquement situés. Cette cartographie peut aussi être attentive aux controverses qui sont notamment retrouvées sur les principaux espaces de médiatisation des contenus masculinistes en ligne (Youtube, Twitter, Facebook, Instagram). La suggestion de cet axe « cartographique » est donc à entendre au sens large, incluant par exemple, la reconfiguration historique des (sous-)publics de la misogynie, une comparaison internationale ou une typologie des insatisfactions et revendications.
2 – Régimes rhétoriques de l’antiféminisme
La rhétorique de l’antiféminisme est dépendante de la typologie de ses publics mais aussi des dispositifs et registres communicationnels. Dans les médias notamment, l’éditorialisation des contenus (Jeanneret & Souchier, 2005), l’explosion des formes conversationnelles dans les espaces de commentaires en ligne, l’appropriation facilitée des écrits scientifiques mais aussi la culture visuelle (Dagnaud, 2013 ; Mercier, 2015) participent de divers objectifs : valorisation de la critique « rationnelle » que font les hommes « victimes » du féminisme, dénonciation du consumérisme des corps qui serait au fondement du féminisme contemporain, idéologie passéiste qui idéalise les traditions de pensée antiques ou encore lecture instrumentalisée d’articles scientifiques. Les propositions pourraient s’intéresser aux politiques éditoriales des sites Internet, des médias alternatifs hébergés sur sites et blogs ou des comptes de réseaux sociaux numériques, à la rhétorique rationaliste ou, au contraire, aux régimes affectifs voire humoristiques mobilisés (culture LOL, trolls…), qui reposent souvent sur le visuel (photomontage, détournement, mèmes). Au-delà des publics de plateformes, quelles formes prend la misogynie dans les autres médias traditionnels (télévision, cinéma, radio) ? Quelles personnalités publiques agissent comme catalyseur et médiateur de ces idéologies ? Quelles émissions… ?
3 – La critique masculiniste des régimes amoureux et sexuels
L’étude de l’antiféminisme rend flagrante la focalisation sur les frustrations engendrées par ce qui serait un nouvel ordre amoureux et sexuel. Les luttes d’émancipation féministes ont eu des répercussions fortes sur les pratiques amoureuses (Beck & Beck-Gernsheim, 1995 ; Giddens, 2004). Le délitement des structures traditionnelles, mariage en tête, est vécu par les masculinistes comme l’une des preuves les plus saillantes de l’« aboutissement féministe » et de l’accomplissement de l’égalité. En parallèle, les instruments de rencontres et de quantification de la popularité/performance amoureuse d’internet ont produit un bouleversement profond de l’expression et l’affirmation des identités de genre. Nombre de mouvements masculinistes portent désormais moins leurs revendications sur la famille que sur la sexualité (Gotell & Dutton, 2016), témoignant de leur difficulté à faire sens des nouveaux liens sociaux amoureux. Les propositions peuvent porter sur les imaginaires de l’amour et de la sexualité dans l’antiféminisme, sur les revendications liées à la sphère intime ; sur les argumentaires d’ordre sociotechnique énonçant les transformations issues de la médiation de la rencontre par les outils d’internet (« Tinder impose une posture consumériste » par exemple), ou plus spécifiquement sur les pratiques sociales des groupes qui ont fait de l’intime leur sujet principal (Incels, Artistes de la drague, droits des pères…).
4- L’antiféminisme dans les espaces en ligne
Ce numéro vise également à interroger les redéploiements contemporains de l’antiféminisme masculiniste dans les mondes numériques. Le rôle des réseaux sociaux numériques mérite d’être exploré : dans quelle mesure les espaces en ligne ont-ils transformé ou prolongé les discours et réseaux antiféministes ? Les politiques des conglomérats de la communication numérique dans la formation de publics encouragés vers toujours plus d’homophilie (les « chambres d’écho » ou « bulles de filtre ») constitue évidemment une piste de choix, mais ce numéro encourage également les propositions portant sur les réseaux de participation, que ce soit par des approches de visualisation de données ou d’exploration qualitative, par exemple des dynamiques et pragmatiques conversationnelles, sur les ethnométhodes propres aux membres de ces mouvements et communautés antiféministes, ou sur une comparaison des formes communicationnelles à travers les plateformes.
5- L’anti-antiféminisme
Enfin, un axe peut porter sur les ripostes féministes à la reconfiguration récente des arguments sexistes. On observe sur les médias sociaux l’émergence de formats et chaînes de référence identifiés par les publics féministes comme contrepoids des chaînes et formats masculinistes. Des propositions pourraient suggérer comment améliorer la boîte à outils des études de genre pour intégrer les nouveaux discours antiféministes : quelles conciliations entre approches critique et compréhensive, et dans quelle mesure l’étude féministe compréhensive peut-elle résister à la violence des propos tenus ? D’autres propositions de cet axe peuvent analyser la circulation des discours « anti-antiféministes » dans l’espace public. Comme en témoigne l’étude des commentaires en ligne, les réseaux antiféministes se veulent hiérarchisés dans la prise de parole mais le dispositif même des plateformes rend aisée l’intrusion de contre-discours (Mesangeau & Morin, 2021). Plus globalement, comment les mouvements féministes actualisent-ils leurs discours ? Quelles personnalités publiques apparaissent aujourd’hui comme centrales dans ces conflits sociaux, et quels sont leurs registres communicationnels ?
Format des propositions
Les propositions (3000 signes maximum) seront envoyées au plus tard le 15 novembre 2022 aux deux adresses : julien.mesangeau(at)univ-lille.fr et celine.morin(a)parisnanterre.fr
Calendrier
Envoi des résumés pour évaluation : 15 novembre 2022
Notification de l’évaluation des propositions : 30 novembre 2022
Remise des textes définitifs : 15 mars 2023
Publication du numéro : août 2023.
Références bibliographiques
Bard, C. (Éd.). (1999). Un siècle d’antiféminisme. Fayard.
Beck, U., & Beck-Gernsheim, E. (1995). The normal chaos of love. Polity Press ; Blackwell.
Dagnaud, M. (2013). Génération Y – Presses de Sciences Po.
Delphy, C. (2007). Le mythe de l’égalité déjà là : Un poison ! conférence prononcée à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), 11.
Dickel, V., & Evolvi, G. (2022). “Victims of feminism” : Exploring networked misogyny and #MeToo in the manosphere. Feminist Media Studies, 0(0), 1‑17. https://doi.org/10.1080/14680777.2022.2029925
Giddens, A. (2004). La Transformation de l’intimité : Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes. Editions du Rouergue.
Ging, D. (2019). Alphas, Betas, and Incels : Theorizing the Masculinities of the Manosphere.
Gotell, L., & Dutton, E. (2016). Sexual violence in the ‘manosphere’ : Antifeminist men’s rights discourses on rape. International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, 5(2), 65.
Gourarier, M. (2014). Quand le trouble amoureux contrarie le masculin : La gestion des émotions amoureuses au sein de la Communauté de la séduction en France. Sociologie et sociétés, 46(1), 37‑57. https://doi.org/10.7202/1024677ar
Jeanneret, Y., & Souchier, E. (2005). L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran. Communication & Langages, 145(1), 3‑15.
Kaufmann, J.-C. (2010). L’étrange histoire de l’amour heureux. Fayard/Pluriel.
Lilly, M. (2016). ’The World is Not a Safe Place for Men’ : The Representational Politics of the Manosphere [Thesis, Université d’Ottawa / University of Ottawa].
Mercier, A. (2015). Twitter, espace politique, espace polémique. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2015-4-page-145.htm
Mesangeau, J., & Morin, C. (2021). La liminalité d’un contre-public sur YouTube. Terminal. Technologie de l’information, culture & société, 129, Article 129.
Singly, F. de. (2016). Le soi, le couple et la famille—2e éd. Armand Colin.
Vogel, M., & Verjus, A. (2013). Le(s) droit(s) des pères : Des mobilisations pour une condition paternelle « choisie » ?
Illouz, E. (2020). La fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain. Le seuil.
Mots-clés
- Mots-clés
- Controverses
- Féminisme
- Genre