Présentation
Le capitalisme moderne est empreint d’une complexe distinction : la marchandisation de la culture et l’esthétisation de la marchandise. Une double dynamique émerge entre ce qui relève de l’économie et ce qui en a été longtemps séparé ; se croisent « l’économie dans la culture et la culture dans l’économie » (Allen J. Scott et Frédéric Leriche 2005).
Pour faire face à une concurrence exacerbée et à un phénomène de prolifération, les produits et les œuvres sont appelés à se différencier en s’efforçant de créer dans l’esprit d’un large public des représentations mentales et des expériences spécifiques. La question du rapport entre l’art et la marchandise est reposée, dès lors que prospèrent les industries du cinéma, du jeu vidéo, du design, de la mode, etc.
Aujourd’hui, les questions liées à la porosité entre le monde de la création et celui de la marchandisation n’ont rien perdu de leur acuité. Elles s’accompagnent néanmoins de nouvelles interrogations engendrées par une fragmentation des références et par le morcellement de notre monde commun.
Pour son prochain numéro – « Interactions entre l’art, l’artiste et la marque » – la revue Kairos lance un appel à contributions. Les publications viseront à éclairer les processus qui transforment un monde uniforme en un ensemble d’éléments insignes. Elle investiguera les démarches de production de sens par la création d’un univers structuré à partir de l’image de son initiateur. Elle s’intéressera aux mécanismes de reproduction à l’identique d’objets par une production et une communication de masse qui typifient ainsi ce qui constitue sa valeur de signe.
Conjointement, ce numéro s’intéressera au processus d’enchantement des produits marchands[1] par une exploitation d’œuvres d’art vidées de leur substance.
Il s’agira de questionner l’œuvre d’art dans un contexte de « post-reproductibilité technique » qui cherche à re-fabriquer une authenticité de l’œuvre à partir d’une sur-exposition (cf. l’engouement pour les certificats d’authenticité dématérialisés NFT).. Pour ce faire, elle mettra en évidence la notion de marque[2], entendue comme un concept plus large que celui induit par son association stricte au marketing.
Dès son origine, les fondements des marques reposent aussi bien sur la volonté délibérée d’unifier que sur celle d’exploiter la puissance évocatrice du symbole. La marque a aussi vocation à créer des factions qui amènent pour chacune d’entre elles à voir le monde d’une certaine manière en lui donnant un sens particulier. Elle cherche également à donner une forme d’aura aux objets dont elle tire parti, ce qui peut expliquer qu’elle soit considérée par nombre d’auteurs comme génératrice d’une réapparition du sacré dans une société sécularisée (Shachar, Erdem, Cutright et Fitzsimons 2011). Elle autorise enfin la délimitation d’un périmètre protégé qui permet de développer une forme de propriété intellectuelle avec les droits qui lui sont associés.
Quatre axes (thèmes) permettront de structurer les contributions de ce numéro.
Axe/Thème 1 – L’esthétisation du monde
Ce n’est évidemment pas la première fois dans l’histoire que se déploient des marchés esthétiques, des logiques économiques se mariant avec l’art et les arts[3]. Plutôt que de jeter l’anathème sur ces “compromissions” qui échappent aux critères d’un champ artiste désintéressé et pur[4], l’étude s’attardera sur le décryptage d’une forme de culture populaire.
Les contributions attendues pour cet axe s’intéresseront aux controverses qui agitent l’art contemporain et le pouvoir des marchandises. Elles analyseront l’image et la perception de la marchandise par les artistes. Elles réfléchiront également à la capacité des dispositifs artistiques à devenir eux-mêmes des marques. Dans cette perspective, on ne s’interdira pas de revenir sur l’Histoire de l’Art.
Axe/Thème 2 – Portrait de l’artiste en marque. Portrait de la marque en artiste.
Dans nos nations industrialisées, nos goûts personnels sont sollicités pour “booster” la consommation. Dans certains cas, ce processus peut se réaliser en faisant référence à des œuvres ou à des artistes, considérés, à l’instar des marques, comme des symboles qui pointent -– comme tout élément symbolique – vers un signifié arbitraire devenu collectif en se cristallisant.
Cet axe se focalisera sur ces signifiés. Il questionnera la capacité de ces images collectives à susciter des émotions positives encastrées dans les politiques commerciales, soulignant au passage la guerre économique pour le contrôle des affects qui a amplement, intéressé le champ artistique.
Axe/Thème 3 – Les artistes et les marques à l’âge de l’immatériel
À une époque où l’on n’entend jurer que par « l’authenticité », l’art ou le design a tendance à devenir une pure invention marketing parfaitement assumée par l’artiste. Raconter un récit, construire une histoire captivante pour être capable de promouvoir une idée, un produit ou un projet de manière divertissante et novatrice peut devenir une préoccupation centrale du champ artistique. Entre mythe et réalité, les artistes réaffirment les traits de la modernité, renvoyant à cette « tradition du nouveau » telle que définie par Harold Rosenberg[5].
Dans ce contexte, la question iconoclaste inhérente à cet axe concerne la proximité de la démarche artistique avec celui qui donne naissance à une marque, qui modèle également la société grâce à son mana (Durkheim 2008, pp 187-201). Dit autrement : est-il possible aujourd’hui à un artiste d’exister sans un travail de storytelling qui donne sens à son activité aux yeux de ses financeurs (publics ou privés) ?
Axe/Thème 4 – L’art face à la présence réelle des marques et de leurs territoires protégés
Si la marque est associée à des factions, elle conduit à la création de dispositifs juridiques pour protéger jalousement ses territoires au détriment du commun. Conjointement, elle peut conduire à des actions programmatiques qui visent à imposer une signification aux choses.
Le domaine de l’Art est concerné de diverses manières par ces phénomènes. Il doit faire face à des acteurs qui utilisent les mêmes procédés que les marques commerciales pour préserver la singularité de leurs propres productions. Le cas d’Anish Kapoor, avec ses droits exclusifs sur l’utilisation d’une couleur, constitue un parfait exemple de ces dérives. Conjointement, le développement des droits d’auteurs exerce une grande influence sur le travail en collectif et sa nécessaire créativité (Jaszi 1992).
Fondamentalement, la présence de marques pose également la question du déterminisme sémiotique (King 2001) qui lui est indissociable. Logiquement, elle amène les citoyens, comme les artistes à trouver des moyens de s’en dégager par la recherche d’une reprise en main de la quête de sens par les protagonistes (Fiske 1997), voire à des actions de « désobéissance sémiotique » qui franchissent quelquefois les frontières de la légalité (Katyal 206).
L’ensemble de ses éléments constitue autant de thèmes abordés par les articles de cet axe de recherche :
- intérêts et limites des droits de propriété dans l’univers de l’Art
- influence du développement de la protection des œuvres sur le travail et la créativité artistique
- l’Art face au déterminisme sémiotique et les actions pour le contrarier
Les articles attendus pourront explorer des aires culturelles différentes (Afrique, Amérique, Asie, Europe, Océanie). Ils s’articuleront autour de quatre grands thématiques/axes en croisant plusieurs disciplines : Sciences de l’Information et de la Communication, Arts Visuels, Histoire de l’Art, Anthropologie, Sciences de Gestion, Droit, Sémiotique, Design, Philosophie, Théologie, Sociologie, Politique, Linguistique…
Les questions principales des articles pourront concerner, entre autres :
- les spécificités des politiques de marque qui s’appuient sur les œuvres d’Art (axe 2)
- les caractéristiques de œuvres d’Art utilisés par les marques (axe 2)
- la place des œuvres d’Art dans les récits mythiques, et les storytelling des marques (axe 2 et 3)
- les émotions générées par l’utilisation d’œuvres d’Art par les marques (axe 2)
- les mythes, leurs matérialités et leurs incarnations dans le domaine de l’Art et dans celui des marques commerciales (axe 3)
- l’incarnation du mythe commercial par l’activité artistique (axe 1)
- la place du sacré dans l’Art et dans les marques (axe 3)
- la place des marques dans les mythes populaires et la culture populaire (axe 1, axe 3)
- la démocratisation culturelle par les récits mythiques (axe 1, axe 3)
- la production industrielle des biens culturels par le mythe (axe 3)
- les principes du Transmedia Storytelling à travers les mythes (axe 3)
- les procédés par lesquels l’art investit un langage proche de celui du commerce (axe 3)
- la fabrication de fictions par l’Art, et par l’univers des marques (axe 2)
- l’articulation des valeurs commerciales, artistiques et esthétiques aujourd’hui (axe 2)
- les rapports entre la création artistique et sa valorisation (axe 3)
- les processus de légitimation artistique des acteurs du monde de l’Art dans la modernité (axe 3)
- les bienfaits et les méfaits des droits de propriétés intellectuels pour les artistes (axe 4)
- la protection de l’œuvre commune et collective (axe 4)
- l’impact des droits de propriété intellectuelle sur la créativité artistique (axe 4)
- la désobéissance sémiotique et la démarche de hacking dans le domaine de l’Art (axe 4)
- l’Art face aux mondes complexes (axe 1, 2 et 3)
- la post-post-production (axe 4)
Modalités de participation
La coordination de ce numéro sera assurée par :
- Elise Aspord, Docteur en Histoire Nouveaux Médias, chercheuse associée du laboratoire EA 4647 Communication et sociétés, co-présidente de Vidéoformes festival vidéo et cultures numériques de Clermont-Ferrand.
- Agnès Bernard, MCF, Sciences de l’Information et de la Communication, EA 4647 Communication et sociétés.
- Patrick Bourgne, MCF, Sciences de l’Information et de la Communication, EA 4647 Communication et sociétés. Il a dirigé l’ouvrage collectif “Marketing, remède ou poison ?”, EMS 2013.
- Marie Heyd, Docteur en arts visuels, chercheuse associée du laboratoire EA 3402 Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistique (ACCRA), Université de Strasbourg.
Les propositions — deux pages rédigées, accompagnées d’une bibliographie sélective et d’une courte ébauche de plan — devront être adressées avant le 15 mars 2022 à l’adresse suivante : lartisteetlesmarques@gmail.com.
Les propositions seront évaluées ensuite de manière anonyme. Les auteurs et autrices seront informé-e-s des résultats au plus tard fin avril 2022. Une version définitive des articles sera à rendre pour septembre 2022.
Les articles seront publiés dans la revue Kairos courant 2023.
Rédaction de l’article
Si la proposition est retenue, la longueur de l’article final, sera de 40 à 60 000 signes, espaces non compris (ceci inclut les notes mais exclut la bibliographie).
Les articles peuvent être soumis en français, en anglais et doivent être accompagnés d’un résumé en français, dans la langue de l’article et en en anglais.
Comité scientifique du numéro
Eric Agbessi, Université Clermont Auvergne
Viviane Alary, Université Clermont Auvergne
Christophe Bardin, Université de St Etienne
Karine Berthelot- Guiet, Université de Paris-Sorbonne
Anne Beyaert Geslin, Université Bordeaux Montaigne
Gilles Deléris, Directeur de la création BDDP
Dominique Desjeux, Université de Paris Ludovic Duhem, ESAD Valenciennes
Axel Gasquet, Université Clermont Auvergne
Benoit Helbrunn ESCP Europe
Grégory Jérome, HEAR Mulhouse
Jean Noël Kapferer, HEC Paris
Olivia Salmon-Monviala, Université Clermont Auvergne
Ludovic Viallet, Université Clermont Auvergne
[1] De plus en plus affaibli par l’usage excessif qu’en a le marketing.
[2] Pour les éléments qui suivent, nous utiliserons la définition de la marque proposée par Asif Agha (2015) : « Every brand formulation is the precipitate of a metasemiotic discourse that groups disparate phenomena together as brand fractions, typifies their sign values, and makes them known to a social domain of persons through its own dissemination ».
[3] Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, coll. « Hors-série Connaissance », 2013, p. 149.
[4] C’est la reproductibilité de l’oeuvre qui contribue à faire disparaître la pureté de l’Art selon Walter Benjamin : « L’ère de la reproductibilité technique a déraciné l’art de son fondement cultuel, lui retirant à jamais tout semblant d’autonomie ».
[5] « Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l’espace, (la Modernité) n’est stable et irréversible que comme système de valeurs, comme mythe ». Jean Baudrillard, Alain Brun, Jacinto Lageira, « Modernité », Encyclopedia Universalis.
Mots-clés
- Mots-clés
- Arts
- Marque
- Sémiotique