Depuis les années 2000, le journalisme dessiné connaît, internationalement, un succès éditorial grandissant grâce à des auteurs et des autrices qui ont œuvré au renouvellement d’un type de récit graphique singulier, ancré dans le réel, et qui offre une alternative aux médias de masse en traitant les problèmes d’acteurs dominés (migrants, communautés LGBTQ+, communautés agricoles spoliées, etc.). Le reportage graphique a connu un développement important dans les années 1960- 1970 aux États-Unis et dans les années 1969-1980 en France, au sein de publications associées à la contre-culture. Il épouse des formats divers dans des paysages éditoriaux des plus contrastés, depuis la production alternative jusqu’à celle des grands groupes éditoriaux ou de presse. Rien qu’en France, L’Association, la Revue Dessinée ou XXI, par exemple, les éditions Gallimard et Dupuis, à travers un phénomène de concentration éditoriale bien connu, celui notamment de Média- Participations, tous contribuent à la diffusion du genre en publiant des reportages sur des sujets « sérieux » (guerres, génocides, corruption des élites, luttes syndicales, etc.), à rebours de la réputation de la bande dessinée, longtemps associée à la fiction et aux publics adolescents.
Le développement du BD-reportage est le fruit de la convergence entre les stratégies industrielles des éditeurs et éditrices et l’engagement d’auteurs.trices à pratiquer le journalisme « autrement ». Dans son histoire récente, le journalisme dessiné s’inscrit dans une tendance affirmée d’une hausse constante de popularité de la bande dessinée caractérisée par l’acquisition d’une « nouvelle légitimité culturelle » et le renouvellement du lectorat sur des niches éditoriales dites de « non-fiction » (BERTHOU, 2016). Dans le contexte économique difficile que connait la presse écrite, et au regard de la popularité grandissante de la bande dessinée, plusieurs médias ont utilisé le BD-reportage comme moyen de (re)valorisation éditoriale, comme produit d’appel destiné à capter de nouveaux lectorats. Dans le même temps, le champ de la bande dessinée a bénéficié d’un travail de légitimation grâce au repositionnement de « ce média souvent déconsidéré dans le champ du factuel, du crédible et du vérifiable » (BOURDIEU, 2012).
Cette offre éditoriale dépend d’auteurs.trices qui se sont engagé.e.s dans la pratique d’un journalisme « alternatif », situé aux marges d’industries médiatiques dominantes (DABITCH, 2009), incarnant par les sujets traités et le type de production – le reportage et l’investigation – , ce qui s’apparente à une certaine noblesse du métier (RUELLAN, 2007). Aux marges, d’abord, d’une grande production d’information, à flux tendu et en format court, sous forme de consommables-jetables (les gratuits de presse écrite notamment), mobilisant des professionnels de desk sédentarisés. En effet, les récits en long format du BD-reportage sont généralement édités sur des supports destinés à être conservés (mook ou album), à partir d’enquêtes produites sur le temps long (entre quelques semaines et plusieurs années), de manière immersive (DOZO, 2010). En rupture, ensuite, avec certaines conventions d’objectivité usuelles, dans une approche déconstructiviste du mythe du journaliste désengagé, mythe dominant dans la profession (LEVEQUE, 2010) : usant de l’autoreprésentation, nombreux sont les reporters-auteurs et autrices (« reporteurs ») à mettre en scène le regard qu’ils et elles portent sur le monde, à restituer les conditions de collecte de l’information, leurs interprétations et leurs hésitations, pratiquant ainsi une forme de « journalisme du doute » (MARION, 2021) et un journalisme militant (LESAGE, 2017). À l’extérieur ou « en dehors » de la profession (DABITCH, 2009), enfin, puisque (initialement du moins) de très nombreux auteurs.trices n’avaient pas de formation académique en journalisme, ne possédaient pas de carte de presse, et ne s’inquiétaient guère d’intégrer la communauté professionnelle du « nous journalistes ».
En épousant les ambitions d’un « journalisme narratif », à la subjectivité assumée, le BD- reportage se situe dans la lignée, ponctuellement revendiquée par les auteurs.trices, de modèles tels que le new [new] journalism, le journalisme gonzo, le journalisme littéraire ou le slow journalism, et de figures aussi hétéroclites que celles d’Hunter S. Thompson, de Mark Kramer ou d’Albert Londres. Aussi, tel qu’il existe depuis quelques années, le journalisme dessiné s’est développé en empruntant des formes narratives et critiques procédant, par les voies d’une transnationalisation, à une importation et une déclinaison des modèles.
Ce volume de la revue Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo souhaite interroger les « alternatives » que représentent la bande dessinée de reportage en considérant ses singularités narratives et éditoriales, ses relations à la profession, et les stratégies industrielles dont elle dépend. Il entend, dans ce but, explorer le genre de manière interdisciplinaire en privilégiant trois axes distincts, impliquant des approches relevant tant de la narratologie post-classique et de l’analyse de discours que de la sociologie, des études sur les industries culturelles et de l’histoire des médias et du journalisme.
1. Hybridités, narration et création esthétique.
Il s’agira de s’interroger sur les modalités et les spécificités de la narration dans le reportage graphique, de situer cette narration dans l’histoire des récits médiatiques.
L’histoire contemporaine fait notamment remonter le BD-reportage au journalisme graphique américain des années 1960-1970 (S. Silverstein, W. Eisner,…) ou à la presse alternative française qui s’est développée à partir de la même époque et dans les années 1980 (Gébé, Cabu, Teulé,…), cependant la généalogie qui le relie à ses premières apparitions dans les périodiques illustrés français, anglais ou américains, au XIXe siècle, reste mal connue (SMOLDEREN, 2012 ; LEVRIER & PINSON, 2021) et demanderait à être davantage étudiée. Quels modèles narratifs les reportages graphiques offrent-ils, en particulier les premiers épigones du genre (XIXe-XXe siècles) ? Aujourd’hui, à quels processus de démarcation, à quelles stratégies graphiques ou discursives, le BD-reportage recourt-il pour représenter l’attestation et l’enquête, afin d’écrire le « réel » (cf. P.-A. DELANNOY, 2007) ? Comment se résout la « mise en concurrence » des régimes fictionnels, voire autofictionnels, mais aussi médiatiques (dialogues intermédiatiques ou narration transmédiale – emprunts à la photographie, aux arts graphiques, développement du reportage animé, webdoc, télévision…) et l’écriture du factuel, au sein de récits où l’information est souvent perçue comme « ennemie » de la narration ? Lorsque les violences physiques et psychiques sont rapportées, quels moyens sont-ils mis en œuvre pour produire l’attestation testimoniale, afin d’écrire l’indicible, de figurer l’« inmontrable », de rester dans le respect des victimes tout en donnant corps au trauma ? Comment le journalisme dessiné est-il reçu à la charnière du discours informatif qu’il développe et du jugement esthétique des procédés qu’il met en œuvre ?
2.Marges, identités, domination.
Il s’agira d’interroger les enjeux professionnels et définitionnels inhérents à la démarche des auteurs de BD-reportage, ainsi que les choix de thématiques et les représentations d’acteurs ou de discours marginaux, dominés (en termes aussi de genres, de diversité, etc.).
Si le reportage dessiné se situe aux marges d’une production dominante de l’information, les « alternatives » qu’il propose demandent à être examinées plus en avant, de même ce qui s’apparente à un rôle d’« outsider » dans le champ journalistique. Quelles « alternatives » offre-t-il aux discours dominants et de domination ? Le reportage dessiné permet-il à des sujets et des discours marginaux d’éclore, en donnant la parole à des acteurs qui en sont privés, ou reprend-il des thématiques investiguées dans d’autres formats longs (en ligne, à la télévision, ou dans des livres écrits par des journalistes) ? Les auteurs participent-ils à la hiérarchisation des différentes formes de journalisme, revendiquant à la fois une position d’« outsider » et leur appartenance à une forme de noblesse ou d’excellence du métier ?
En l’état, la sociologie des auteurs et autrices-reporters, de leurs positions dans ou vis-à-vis du reste de la profession (statuts, identité, revenus), de leurs conditions de travail, est très lacunaire. Cette connaissance pourrait être enrichie par des biographies sociales des auteurs.trices, l’examen de leurs cursus et leurs trajectoires, des processus de professionnalisation à l’œuvre, et les spécificités de la division du travail entre différentes instances : éditeurs, scénaristes, reporters, dessinateurs, « auteurs complets » (B. PEETERS, 2017).
3. Stratégies industrielles et éditoriales
Il s’agira ici d’étudier le développement du journalisme graphique à travers les stratégies des éditeurs de presse et ceux de bande dessinée.
En quoi les stratégies éditoriales ou l’investissement des éditeurs de presse, et celui, plus massif ces dernières années, des éditeurs de bande dessinée, impactent-ils la marginalité de ce journalisme ? Quels sont les modèles économiques (édition alternative vs. édition de masse) d’une production en bande dessinée qui, depuis les années 1990-2000, a connu une concentration éditoriale croissante et a vu se consolider les produits de niche, à l’instar du roman graphique ? Quelles sont les stratégies de distinction, de valorisation et de légitimation observables chez les éditeurs alternatifs et les grandes maisons d’édition, à travers la publication des reportages graphiques ? Quels rôles joue l’esthétisation, voire l’artialisation, de l’information, dans ces stratégies ? Comment s’opère la redistribution des rapports de concurrence entre les éditeurs ? Quelle est la part des espaces d’autopublication au sein de l’ensemble de la production des reportages graphiques ? Quel lectorat vise-t-il en lien avec l’extension du domaine de la « non-fiction » ?
Confronté à des récits qui se veulent « à hauteur d’homme » (BOURDIEU, 2012), ce numéro tentera de cerner ce que le reportage dessiné, pensé comme un terrain d’hybridations et de médiation particulière du réel, fait de la bande dessinée et ce que la bande dessinée fait du journalisme.
Les propositions de contributions (maximum 50 000 signes) sont à adresser, par mail, à cette adresse, avant le 15 mai 2022 : editors.surlejournalisme@gmail.com
Les responsables du numéro peuvent être contactés pour toute demande d’information :
- Olivier KOCH koches1@yahoo.fr
- Pablo TURNES pturnes@sociales.uba.ar
- Fabrice PREYAT fabrice.preyat@ulb.be
Éléments indicatifs de bibliographie
Berthou B., 2016, Éditer la bande dessinée, Paris : Éditions du cercle de la librairie (« Pratiques éditoriales »), pp. 11-19.
Bourdieu S., 2012, « Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde », COnTEXTES, n°11 (« Le littéraire en régime journalistique »). Disponible sur : https://journals.openedition.org/contextes/5362
Caraco B., 2013, « Reportage(s) : Intimité du journalisme et de la bande dessinée ». Dans Nonfiction. Disponible sur : https ://www.nonfiction.fr/article-6712- reportage_s intimite_du_journalisme_et_de_la_bande_dessinee.htm
Catalá Carrasco J., Drinot P., Scorer J. (dir.), 2017, Comics and Memory in Latin America, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press.
Dabitch C., 2009, « Reportage et bande dessinée », dans Bande dessinée et lien social, É. Dacheux (dir.), Paris : CNRS Éditions (« Les essentiels d’Hermès »), pp. 67-81.
Delannoy P. A. (dir.), 2007, La bande dessinée à l’épreuve du réel, Paris-Lille : L’Harmattan-CIRCAV (« Les Cahiers Interdisciplinaires de la Recherche en Communication Audio Visuelle », 19).
Dozo B.O., 2010, « Note sur la bande dessinée de reportage », Textyles, n°36-37, pp. 149-155.
Lesage S., 2017, « La bande dessinée, une nouvelle écriture de l’info », La revue des médias. Disponible sur : https://larevuedesmedias.ina.fr/la-bande-dessinee-une-nouvelle-ecriture-de-linfo
Lévêque S., 2010, « Introduction », in Lévêque S., Ruellan D., (dir.), Journalistes engagés, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, pp. 9-16.
Lévrier A., Pinson G., (dir.), Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, 2021, Bruxelles : Les Impressions nouvelles
Marion Ph., (à paraître), « Quand la bande dessinée s’engage en journalisme : regards sur le BD reportage », dans Bande dessinée et engagement, Preyat F., Tilleuil J.-L., (dir.), Bruxelles : Peter Lang.
Michaud C. (dir.), 2016, Escritura e imagen en Hispanoamérica, Lima : Fondo Editorial de la PUCP.
Orselli J., Sohet P., 2005, « Reportage d’images / Images du reportage ». Dans Image and narrative. Disponible sur :
http://www.imageandnarrative.be/inarchive/worldmusicb_advertising/orselli.htm
Ruellan D., 2007, Le journalisme ou le professionnalisme du flou, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
Scorer J. (dir), 2020, Comics beyond the page in Latin America, London : UCL Press.
Smolderen Th., 2012, « I. Les débuts de la bande dessinée dans l’Illustrated London News ». Dans :
Neuvième art 2.0. Disponible sur : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article357
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