Argumentaire
L’utopie est ordinairement définie comme un genre fictionnel et politique apparu à la suite de l’œuvre éponyme de Thomas More en 1516, Utopia. Ce modèle classique de l’utopie, celui de la fiction méditative, semble, aujourd’hui encore, nourrir les imaginaires – bien que d’autres modèles eussent pu, dans l’histoire, le remplacer.
Quelques constats donnent forme aux interrogations qui nous poussent à proposer une réflexion collective sur la redéfinition de l’utopie. De l’utopie, d’un point de vue créatif ancré dans les réalités sociales et politiques des années 2010-2020, nous connaissons des tentatives de résistance, des débordements, des enthousiasmes contestataires, parfois discordants, en tout cas foisonnants – qui, bien qu’ils n’aient pas grand chose à voir avec la calme harmonie des utopies traditionnelles, se présentent bien comme des élans utopiques. Un autre écart nous frappe : si l’utopie imagine des possibles qui sont collectifs, elle est souvent retenue dans l’histoire comme l’œuvre d’un esprit singulier, qui a pris charge de la mettre en mots ou en images. Ce phénomène peut être interrogé : un certain nombre des impulsions utopiques que l’on repère dans l’histoire – celles des peuples révolutionnaires, celles des femmes en mouvement, ou celles des anonymes qui décident de hacker le système, sont des formes d’utopies fondamentalement collectives et souvent anonymes. C’est aussi ce qui rend leur inscription dans l’histoire des arts parfois malaisée : on ne dispose pas toujours de noms à recenser, ni même parfois des œuvres elles-mêmes. Cet écart ne peut être indifférent quant à la manière dont on définit l’utopie : l’œuvre d’un mouvement est foncièrement plus éclatée que l’œuvre d’un·e artiste isolé·e – est-ce qu’il faut pourtant renoncer à penser ensemble utopie et collectif ?
Nous voulons donc interroger ensemble les notions de désordre, d’anarchie, de révolution, d’éclatement, d’instabilité – et d’utopie. Dans le souci de tracer la généalogie d’une autre pensée de l’utopie, nous mettrons au jour des dynamiques de projections alternatives : les pensées révolutionnaires qui, après la rupture et l’éclatement, ne visent pas le retour à l’ordre ; les lieux depuis lesquels on pense l’épanouissement du pluriel, de l’instable, du complexe ; les présents et les futurs – même alvéolaires – qui laissent la place à une esthétique du désordre. Il s’agit alors de s’intéresser à l’utopie de manière à renouveler les approches théoriques faites dans les domaines de la création – en arts plastiques, littérature, cinéma, performance, etc – sur la période contemporaine, allant de la Révolution française jusqu’à aujourd’hui.
1. Aux racines de l’instabilité
Nous prendrons notre point de départ dans l’histoire du XIXe siècle qui a remis en cause la dimension simplement méditative des utopies traditionnelles (Jameson) et a donné lieu à des tentatives concrètes d’organisations sociales idéales, depuis demeurées centrales dans l’imaginaire utopique collectif. Néanmoins, durant le long XIXe siècle, l’utopie côtoie sans cesse la révolution au sein de relations complexes.
À l’aube du XIXe siècle, la Révolution française est un premier exemple éclairant dans l’histoire de la subversion de l’utopie classique. Si la révolution consomme une rupture totale, la décennie suivante peine à rétablir l’ordre et, ainsi, concrétiser le projet traditionnel de l’utopie. Par opposition, l’incertitude et l’énergie des moments révolutionnaires du XIXe siècle français laissent place à une dynamique stabilisatrice immédiate. Que ce soit en 1830 ou en 1848, il est essentiel de creuser un fossé, un écart visible, entre le moment de trouble révolutionnaire et le monde d’après défini par la concorde populaire et l’ordre social. La Terreur de 1793 sert de repoussoir, s’érige en modèle d’échec pour l’utopie révolutionnaire. Dans une volonté de mettre à distance la violence de la dystopie, aucune place ne semble être laissée à l’ambiguïté, à l’inconstance et au désordre. Pourtant la dynamique révolutionnaire irrigue sans discontinuité le XIXe siècle européen. Qu’en est-il des revendications non-advenues et des luttes inachevées, des utopies sociales tel le saint-simonisme, des projets de la Commune ? Existe-t-il, à la suite de la Révolution française, en France comme à l’international, une réhabilitation de l’esthétique « terroriste » en tant que modalité d’existence de l’utopie.
À la marge des luttes politiques et armées, au XIXe siècle, les utopies se déploient sur les terrains du social et de l’intime. Par exemple, la fin du siècle accueille de vastes débats sur les utopies du couple : du bovarysme de Flaubert aux peintures désillusionnées des nabis, on critique l’institution maritale et on appelle à la pluralité des unions, à un éclatement des possibles. C’est aussi la latitude des expressions de genre qui est questionnée au sein des cultures visuelles et littéraires (développement des discours médicaux, fantasme d’un troisième sexe, etc.), et qui ouvre la voie à une utopie des identités plurielles et désordonnées.
2. Les esthétiques anarchistes
La pensée marxiste prend ses racines dans l’histoire révolutionnaire du XIXe siècle – quoique elle se concentre sur les nouvelles configurations sociales et politiques amenées par la révolution industrielle. La révolution socialiste selon Marx ne peut se dispenser de construire une utopie : elle est la condition de possibilité même de la révolution – l’utopie irrigue et structure fondamentalement l’imaginaire socialiste.
Depuis la théorie marxiste et les critiques des idéologies utopiques totalitaristes du XXe siècle, une scission s’est opérée dans la conception de l’utopie : on en place certaines du côté de la pure fiction, on en pense d’autres comme des programmes à faire advenir dans le réel. Depuis l’agit-prop, le Larzac, le Tarnac et la construction de ZAD, l’utopie est aussi le lieu d’une élaboration pratique, contenue dans des espaces marginaux et réduits, « alvéolaires » (Fourier) ; la fiction s’entrecroise alors avec l’action politique.
La notion d’utopie est peut-être, au XXIe siècle, arrivée au stade décrit par Mannheim, celui d’une utopie anarchiste portée par l’urgence d’un changement. Depuis les mouvements contre-culturels jusqu’aux instances révolutionnaires, tel le Comité invisible, qui envisagent l’action anonyme comme modalité d’inscription dans la société, nombreux sont les mouvements sociaux qui envisagent la lutte, non plus comme un moyen, mais comme une modalité d’existence. Plus largement encore, les esthétiques de la fête – qu’elles tiennent du carnaval, de la free party ou d’autres contre-cultures pensées autour de la musique – sont des projets de désordre sans cesse rejoués, des besoins de créer du commun dans l’impermanence et l’urgence, toujours en tension avec la menace d’un retour à l’ordre. De l’autre côté du spectre politique, ces stratégies sont également employées ou récupérées par les mouvements de droite et d’ultra-droite. L’utopie serait alors le lieu d’une mise en lumière de la marge comme telle ; il s’agit de penser l’utopie comme un crible critique et politique. Comment penser une utopie qui serait constante destruction, anarchique, des normes ? Comment la penser par rapport à l’utopie classique ?
3. Révolutions permanentes et pensées en mouvement
Il faut alors porter un nouveau regard sur les démarches de création ou de recherche qui se positionnent comme marginales. L’utopie permet de forger des imaginaires, de nouvelles configurations théoriques et donc de transformer l’histoire. C’est ce que nomme le préfixe des imaginaires “dé”-coloniaux, en refusant que le regard de la recherche s’articule en fonction d’aller-retours d’un centre à des périphéries imposés par l’histoire. Il s’agit d’exploser le regard et la théorie qu’on tisse sur les œuvres. De la même manière dans la pensée queer, il s’agit de se détacher des symboliques hétéronormatives pour penser le genre comme un élément malléable et en mouvement. Le genre permet alors de penser, non plus des marges, mais des existences aux seuils de devenirs pluriels. Quelles représentations de l’utopie ces reconfigurations supposent-elles ?
Angelika Bammer distingue “utopie” et récit à “impulsion utopique” pour désigner l’écart entre le genre tel qu’il a été défini dans la tradition théorique, et le genre tel qu’il se dessine quand on considère des corpus d’œuvres non hégémoniques. Les utopies féministes, par exemple, loin de rêver à des cadres de vie harmonieux, proposent des utopies en mouvement, racontent des guerres, voire des apocalypses. La “révolution permanente” devient ainsi utopie des écrivaines féministes : c’est un “genre du genre” qui se dévoile si l’on interroge la notion littéraire d’utopie à l’aune de corpus de textes féminins (Planté).
Dès lors qu’on dé-centre le regard des pensées hégémoniques, il s’agit de détruire les cadres de la théorie – puisque ils se révèlent insatisfaisants – pour les réinventer, et de faire de cette destruction le mouvement et l’espace même de la recherche utopique. Est-il possible de retracer une généalogie des désordres, des élans pluriels, des inconstances souhaitées ? Ces utopies se déploient-elles grâce à un appareil méthodologique particulier ? Quelles sont ces utopies qui défont ? Se font-elles écho, construisent-elles un continuum historique de l’impermanence ?
Ainsi, les axes de réflexion possibles, mais non-exhaustifs, sont les suivants :
- Les imaginaires révolutionnaires hérités du XIXe siècle
- Les violences et l’esthétique de la Terreur dans l’utopie
- Utopies anarchistes et utopies concrètes, sortir l’utopie des grands systèmes
- Les urgences utopiques et leurs représentations
- L’art et l’éphémère au service de l’utopie du désordre
- L’utopie et la représentation des marges
- Redéfinir le genre de l’utopie : un “genre du genre” ?
- L’explosion et la démultiplication des regards dans l’utopie
Consignes aux contributeurs et contributrices
Ayant vocation à favoriser un dialogue transdisciplinaire et international, cet appel est ouvert à tou·te·s les chercheur·se·s quelle que soit leur discipline. Les personnes intéressées doivent envoyer leur bio-bibliographie et leur proposition de communication (environ 3000 signes) à itineraires2022@gmail.com avant le 4 juillet 2021.
Les propositions seront évaluées en double aveugle par un comité scientifique.
L’ouvrage collectif sera publié aux éditions du Cavalier bleu.
Calendrier prévisionnel
- 4 juillet 2021 : date limite d’envoi des propositions par les auteurs
- septembre 2021 : sélection des propositions et retour vers les auteurs
- automne 2021 : envoi des textes par les auteurs – évaluation
- printemps 2021 : envoi des textes révisés par les auteurs
- automne 2022 : parution prévisionnelle
Bibliographie indicative
Albinski N. B., Women’s Utopias in 19th and 20th Century Fiction, London, Routledge, 1988.
Alfonsi, I. Pour une esthétique de l’émancipation, Paris, B42, 2019.
Barnouw D., Die versutchte Realität, oder von der Möglichkeit, glücklichere Welten zu denken : Utopischer Diskurs von Thomas Morus zur feministischen Science-Fiction, Meitlingen, Corian-Verlag Wimmer, 1985.
Bammer A., Partial Visions. Feminism and Utopianism in the 1970s [1991], Bern, Peter Lang, 2015.
Bloch E., Le Principe espérance [1959], trad. F. Wullmart, Paris, Gallimard, 1976.
Bouchet T., Utopie, Paris, Anamosa, 2021.
Butler, J., Défaire le genre, (trad. Maxime Cervulle), [2004], Paris, Éditions d’Amsterdam, 2016.
Le Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007.
Debord, G., La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, 1992.
Fortunati V., Trousson R. (dir.), Histoire transnationale de l’utopie littéraire et de l’utopisme, Paris, Honoré Champion, 2008.
Hammel J.-F., “Le paradoxe pragmatique de l’utopie. L’agonique de l’énoncé et de l’énonciation chez Platon, More et Zamiatine”, in Études littéraires, Volume 31, Numéro 3, été 1999, p. 123–137.
Jameson F., Archeologies of the Future. The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, London & New York, Verso, 2005.
Laville J.-L., Riot-Sarcey M., Le Réveil de l’utopie, Ivry-sur-Seine, éditions de l’Atelier, 2020.
Lorenz, R., Art queer, une théorie freak [2012], Paris, B42, 2018.
Macherey, P., De l’utopie !, De l’incidence éditeur, Paris, 2019.
Marcuse H., L’Homme unidimensionnel (trad. M. Wittig) [1964], Paris, éditions de Minuit, 1968.
Wright E. O., Utopies réelles (trad. V. Farnea, J. A. Peschanski), Paris, La Découverte, 2017.
Mots-clés
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- Genre
- Imaginaire
- Utopie