Thor et Loki, personnages bien connus des mythes nordiques, sont devenus des super héros du grand comme du petit écran et illustrent les références actuelles des industries culturelles à d’anciens récits. À leurs côtés, de nouveaux héros et de nouvelles histoires, comme celles de la franchise Matrix, se voient attribuer des valeurs symboliques et collectives, ainsi qu’une place de choix dans nos cultures. Qu’il s’agisse d’emprunts ponctuels ou plus larges à des textes anciens, ou d’une mise en valeur d’un imaginaire actuel, les mythes sont aujourd’hui bien présents dans nos sociétés contemporaines et circulent sous diverses formes.
Suivant cette observation, ce numéro de la revue ¿Interrogations ? propose de questionner les mythes et mythologies, dans les multiples significations de ces termes et dans leur actualité contemporaine. Cet appel à contributions invite les chercheurs à s’interroger selon différents angles sur cette présence des mythes et mythologies aujourd’hui et ce qui permet de les définir de la sorte. C’est pourquoi, il est notamment attendu que chaque contribution précise la ou les définitions retenues pour les notions de mythe ou de mythologie qui seront utilisées et discutées.
Axe 1 : Des mythes anciens adaptés au temps présent
Les productions des industries culturelles regorgent de références à différents mythes, qu’il s’agisse de réécritures comme l’ouvrage Norse Mythology de Neil Gaiman (2017), qui reprend le contenu de l’Edda en Prose de Snorri Sturluson dans une version modernisée, des adaptations très grand public comme les œuvres de Disney, parmi lesquelles apparaît l’Atlantide, ou des transformations plus importantes de la matière des sources comme les aventures du roi Arthur dans Kaamelott et de Thor dans les films du Marvel Cinematic Universe. Les emprunts des œuvres actuelles aux matières mythiques passées peuvent consister en des réécritures complètes ou partielles, voire ne conserver que certains éléments ponctuels. Un premier axe d’interrogation portera donc sur la présence de références mythiques et mythologiques dans les productions contemporaines, ainsi que sur leurs réécritures et leurs adaptations sur différents supports, qu’il s’agisse de littératures, de films, de séries télévisées, jusqu’aux jeux vidéo ou aux mangas. Ces références amènent les chercheurs à s’interroger à la fois sur les composantes qui sont toujours présentes et celles qui sont oubliées, renvoyant à des questionnements sur des notions comme la « mémoire », qui comporte toujours une part d’« oubli » (Ricoeur, 2000). Dans les grandes franchises médiatiques, les produits dérivés, tels que des jouets et déguisements, pouvant également faire référence à d’anciens mythes, questionnent aussi les modes d’appropriations actuels de ces récits anciens et de leur renouveau. De fait, outre la consommation via les industries culturelles, les mythes et leurs expressions contemporaines peuvent aussi être envisagés dans leurs dimensions corporelle et sociale. Il peut s’agir d’un style (Hebdige, 2008) arboré, tel que des tatouages ou des vêtements évoquant les récits mythiques retravaillés, mais aussi de pratiques d’incarnation de personnages issus de différentes mythologies, comme le cosplay.
Tout comme ces récits ont pu servir à définir une culture mondaine durant la période des Lumières (Borgeaud, 2013 : 107) ou contribuer à fonder des discours nationalistes notamment depuis le XIXe siècle (Meylan, Rösli, 2020), il sera nécessaire de s’interroger sur le rôle, la place et les fonctions de ces références dans nos mondes contemporains et tout particulièrement au XXIe siècle. D’un point de vue théorique, il sera ainsi possible de questionner le processus que Hans Blumenberg (1979) appelle le « travail sur le mythe [Arbeit am Mythos] » ou de mettre à jour les propositions méthodologiques de Abraham Moles (1990) sur les « fiches mythographiques » et la « mythogénèse ». Cet axe pourra également intégrer l’étude des éditions contemporaines de textes anciens comme l’Illiade et l’Odyssée, les Eddas, le Mahabharata et bien d’autres œuvres considérées comme des sources mythologiques.
Axe 2 : Les nouveaux mythes
Aux côtés de ces reprises de mythes anciens, il faut également se questionner sur la présence et la production de ce que nous pourrions appeler des mythes modernes ou contemporains. Ce type de représentation est notamment mis en scène dans American Gods, le roman de Neil Gaiman adapté en série télévisée : les anciens dieux font face aux nouveaux que sont les médias, l’informatique, les conspirations, la main invisible du marché, ou encore, la mondialisation. Cette lutte illustre alors l’opposition entre tradition et modernité et renvoie de manière explicite à l’opposition entre le passé et le présent.
Des objets tout comme des concepts deviendraient les symboles de leur époque, dans la lignée des mythologies de Roland Barthes (1957), auteur qui évoque la Citroën DS ou le catch, ainsi que d’Edgar Morin (1961) qui cite, pour sa part, le bonheur et l’amour de la jeunesse promus dans les industries culturelles. Suivant l’idée d’un « Esprit du temps » proposée par cet auteur, les mythes modernes renverraient alors à un « imaginaire » (Godelier, 2015) marquant une période donnée, comme le mythe de la réussite sociale et du self made man.
Selon des principes similaires, nous pouvons nous interroger sur les mythes qui, au XXIe siècle, participent à former notre imaginaire contemporain et se retrouvent dans nos loisirs quotidiens. Par exemple, ils apparaissent dans les discours technologiques qui parlent de l’intelligence artificielle et des ’téléphones intelligents [smartphones]’, ou encore les voitures électriques censées être plus écologiques. Des marques, comme Apple, peuvent aussi devenir de puissants marqueurs sociaux et engager fortement leurs consommateurs.. Des monstres comme le Grand Cthulhu, issu des écrits de H. P. Lovecraft, prennent une place grandissante dans les cultures populaires. S’ajoutent à cela le poids des influenceurs notamment via les réseaux sociaux et les super-héros très régulièrement présents au cinéma. Sous cet angle, il sera aussi nécessaire de s’intéresser aux relations que ces discours mythifiés entretiennent avec les discours politiques, ou encore d’interroger l’idée du « règne de la fable » qu’Yves Citton (2010) nomme la « Mythocratie ». Il s’agira donc d’étudier les nombreuses représentations symboliques de notre temps sous différents angles, aussi bien sémiotique que socio-anthropologique, en questionnant les significations et les valeurs que les acteurs et les communautés leurs attribuent et les manières par lesquelles elles acquièrent un statut mythique.
Axe 3 : De nouvelles épistémologies
Les discours sur les mythes se développent notamment dans les sphères académiques et celles-ci évoluent. Par conséquent, un dernier axe vise à questionner les avancées scientifiques récentes dans le domaine de l’étude des mythes. Dans la seconde moitié du siècle dernier, en histoire des religions, Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, entre autres, ont contribué à renouveler l’étude des mythes en rapprochant l’histoire des religions et l’anthropologie, intégrant une dimension sociale plus importante face aux approches de mythologie comparée se limitant souvent à des analyses de contenu. Nous pouvons à présent nous interroger sur les approches théoriques et méthodologiques récentes concernant ces objets de recherche et ce, dans différentes disciplines, en mettant en avant leurs apports et le contexte dans lesquelles elles se développent. L’historien des religions Philippe Borgeaud (2010, 2013) a souligné l’importance du regard christiano-centré sous-jacent à l’usage de la catégorie de « mythes » et a également mis en garde contre l’uniformisation d’interprétation à laquelle elle peut conduire. Il rappelle que « ce que nous appelons mythe correspond en effet à différentes catégories de récits indigènes » (Borgeaud, 2010 : 779). L’apport de l’étude des langues étrangères s’avère donc primordial, comme l’a aussi montré l’ethnologie. Les nouvelles approches ont également donné une place plus importante à la contextualisation et aux situations de communication (Calame, 2015). Dans cette lignée, nous avons également assisté à une meilleure prise en compte des contextes politiques dans lesquels les sources des mythes émergent, ainsi que les discours politiques que les mythes eux-mêmes peuvent porter (Lincoln, 1999 ; Meylan, 2020). Récemment, l’approche narratologique et la question des constructions de mondes ont nourri l’approche des mythes (Johnston, 2018). Cet axe invite alors également à interroger les croisements disciplinaires et les façons dont différents champs de recherches se fécondent autour de ces objets d’étude. Notons également qu’en histoire des religions, les travaux sur les mythes ont essentiellement bénéficié de recherche sur les récits traditionnels de la Grèce antique. Dans quelle mesure les études d’autres aires culturelles et d’autres périodes historiques viennent-elles encore relativiser les notions de mythes et de mythologies aujourd’hui, ainsi que d’autres notions associées à elles ?
Les trois axes proposés ci-dessus ne sont, bien entendu, pas exhaustifs, ni en termes d’objets, ni de problématiques. Il ouvrent aussi à des approches variées. Ainsi, les propositions pourront-elles également interroger la fonction des récits mythiques aujourd’hui, au niveau individuel comme au niveau collectif, ou encore la question des catégories d’usage et la qualification de phénomènes comme étant des mythes, des mythologies ou ayant une portée mythique voire mythologique.
Pour ce numéro, toutes les formes d’expression contemporaines pourront être interrogées. Les propositions attendues pourront relever des sciences humaines et sociales au sens large (histoire, sociologie, anthropologie, sciences de l’information et de la communication, littérature, études cinématographiques, linguistique, philosophie, psychosociologie, etc.).
Cet appel à article s’ajoute au colloque « Les mythes au XXIe siècle », organisé dans le cadre de l’axe 3 du programme ANR Aiôn, socio-anthropologie de l’imaginaire du temps (https://aion-project.org), qui se tiendra à Besançon les 12 et 13 mai 2022.
Bibliographie indicative
- Barthes Roland (1957), Mythologies, Paris, Seuil,.
- Blumenberg Hans (2005 [1971]), La Raison du mythe, trad. fr. Stéphane Dirschauer, Paris, Gallimard.
- Blumenberg Hans (2001 [1979]), Arbeit am Mythos, Frankfurt am Main, Suhrkamp.
- Borgeaud Philippe (2010), « Mythes », dans Dictionnaire des faits religieux, Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger (dirs), Paris, Presses universitaires de France, pp. 779-785.
- Borgeaud Philippe (2013), L’Histoire des religions, Gollion, Infolio.
- Calame Claude (2015), Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, Paris, Gallimard.
- Citton Yves (2010), Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam.
- Detienne Marcel (1981), L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard.
- Godelier Maurice (2015), L’imaginé, l’imaginaire et le symbolique, Paris, CNRS éditions.
- Hebdige Dick (2008 [1979]), Sous-culture, le sens du style, Paris, Zones.
- Johnston Sarah Iles (2018), The Story of Myth, Londres/Cambridge, Harvard University Press.
- Lincoln Bruce (1999), Theorizing Myth : Narrative, Ideology, and Scholarship, Chicago, University of Chicago Press.
- Meylan Nicolas (2020), Religion, mythe et politique en Islande médiévale, Liège, Presses universitaires de Liège.
- Meylan Nicolas, Rösli Lukas (eds) (2020), Old Norse Myths as political Ideologies. Critical Studies in the Appropriation of medieval Narratives, Turnhout, Brepols.
- Moles Abraham (1990), « La fonction des mythes dynamiques dans la construction de l’imaginaire social », Cahiers de l’imaginaire, n° 5/6, p. 9-33.
- Morin Edgar (2008 [1962]), L’Esprit du temps : essai sur la culture de masse, Paris, Armand Colin/INA.
- Ricœur Paul (2000), La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil.
- Vernant Jean-Pierre (1974), Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François Maspero.
Modalités de soumission des articles
Les propositions d’articles sont attendues pour le 30 juin 2022 au plus tard, à l’adresse électronique suivante : laurent@di-filippo.fr
Ils ne devront pas dépasser 50 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et devront être accompagnés d’un résumé et de cinq mots-clés en français et d’un résumé (abstract) et de cinq mots-clés (keywords) en anglais.
Les articles répondront impérativement aux normes de rédaction présentées à l’adresse suivante : http://www.revue-interrogations.org/Recommandations-aux-auteurs
Publication prévue du numéro : juin 2023.