Argumentaire
Art de l’éphémère et parfois de l’itinérance, le théâtre revêt au fil des siècles des formes et des réalités qui ont laissé de multiples traces matérielles. Architectures et textes dès l’Antiquité, plus tard costumes, décors, accessoires, affiches, programmes… Ces éléments tangibles sont aussi l’expression des savoir-faire, des théories, des pratiques qui ont présidé à leur création. Ce vaste ensemble constitue un patrimoine protéiforme et complexe qu’il s’agit de recenser, définir et questionner afin de tenter d’en tracer les contours et les chemins de patrimonialisation. Il s’agit, dans le cadre de ce numéro, davantage que d’accueillir des études historiques, de s’intéresser aux processus de patrimonialisation, de déterminer les difficultés, les questions qui se posent lors de la collecte, du traitement ou de la valorisation d’objets qui souvent ne peuvent s’émanciper de leur contexte de production et d’usage.
Seront ainsi concernés par cet appel les patrimoines mobiliers et immobiliers, matériels, sonores et immatériels, les lieux, les objets, les pratiques, les documentations et les archives dans leur matérialité, les artefacts produits dans le cadre de la production des spectacles (relevés de mise en scène, conduites techniques, photographies, maquettes, dessins préparatoires…), de leur promotion (affiches, programmes…), de leur réception (captations, presse, écrits littéraires, vidéo, blog, collections d’amateurs…).
Ainsi s’il est souhaité que tous les champs du patrimoine soient considérés, la richesse du sujet et son ampleur ont conduit à limiter son cadre chronologique à la période moderne et contemporaine. Cette même considération nous mène à circonscrire le sujet aux seuls patrimoines du théâtre tout en souhaitant ouvrir un autre numéro aux patrimoines des « autres » arts du spectacle.
Un intérêt allant croissant…
L’attention portée à l’histoire et aux patrimoines du théâtre n’est pas nouvelle en France. La prise de conscience de la nécessité de préserver les théâtres comme architectures et lieux vivants de représentation, mais aussi la mémoire des lieux, de leurs activités, comme des créations et représentations, de conserver les objets de scénographie qui les matérialisent, les savoir-faire particuliers sollicités dans leur mise en œuvre, mais aussi d’en permettre l’étude ou d’en organiser la transmission par l’accès et la valorisation s’est développée depuis une trentaine d’années. Après la fondation d’un département des Arts du spectacle à la Bibliothèque nationale de France en 1976, le Répertoire des arts du spectacle mis en ligne en 1997 (http://rasp.culture.fr/sdx/rasp/) avec pour ambition « d’identifier et de localiser les fonds patrimoniaux, ensembles documentaires ou œuvres d’art ayant trait à l’histoire du spectacle conservés en France » en est l’une des plus intéressantes expressions. Bien qu’elle ne soit plus alimentée, cette base reste une ressource incontournable pour qui veut entreprendre une recherche sur le théâtre, son histoire, son répertoire, son patrimoine, ses acteurs.
Elle permet de constater que cette préservation est le fait de très nombreuses institutions publiques comme privées (bibliothèques, centre d’archives, musées, conservatoires, salles de spectacle, associations professionnelles…) qui conservent et présentent, partout sur le territoire, un patrimoine souvent fragile, aux formes et aux formats très diversifiés.
La prise de conscience de l’importance des archives des théâtres – artistiques, mais aussi administratives et techniques – et des créateurs eux-mêmes (auteurs, metteurs en scène, comédiens, décorateurs, costumiers…), si elle n’est pas complètement nouvelle, s’accentue depuis les années 1990. Quant aux objets eux-mêmes – costumes, accessoires, éléments de décor –, souvent fragiles, ils ne sont pas conçus pour être conservés. Leur durée de vie est souvent réduite à celle des représentations. Leur valeur est surtout fondée sur leur rapport au tout de la scénographie, ou sur l’intention qui a prévalu à sa matérialisation.
Les réflexions actuelles portent ainsi sur les modalités de collecte, de préservation de ces documents et objets comme sur les modalités de valorisation et d’étude.
Dans les dix dernières années, plusieurs colloques ou publications ont ainsi amorcé la réflexion sur les traces et la mémoire du spectacle vivant et sur les processus de patrimonialisation à l’œuvre. Citons par exemple :
- Conserver et restaurer des théâtres historiques xviii-xixe : pour qui, pour quoi ? 23-24 octobre 2014, INP/Centre de recherche du Château de Versailles[1].
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Travaux et publications de la Société d’histoire du théâtre, notamment la Revue d’histoire du théâtre, vol. 1, 2008 : « Mémoires de l’éphémère : Quel patrimoine pour les arts vivants ? »
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FILLOUX-VIGREUX Marianne, GOETSCHEL Pascale, HUTHWOHL Joël & ROSEMBERG Julien (dir.), Spectacles en France, Archives et recherche, Paris, ÉPU éditions Publibook Université, 2014.
En France, cette préservation s’appuie sur plusieurs institutions, structures spécialisées et structures généralistes. Les établissements patrimoniaux spécialisés dans le domaine des arts du spectacle et plus spécifiquement du théâtre sont en fait peu nombreux : le département des Arts du spectacle de la BnF et la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF), le Centre national du costume de scène et de la scénographie à Moulins – première structure de conservation à être entièrement consacrée aux costumes et décors de scène pour les arts du spectacle, les bibliothèques de théâtres (Comédie-Française, Odéon…), la bibliothèque de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) sont les principaux. Aux côtés de ceux-ci, nombre d’institutions plus généralistes conservent des documents et objets touchant aux salles de théâtre, à leur patrimoine, à la mémoire des lieux : archives municipales ou départementales, musées, bibliothèques, associations, conservatoires, etc., ce qui, tout en produisant une impression de dispersion, correspond aussi à l’histoire des lieux et des artistes sur le territoire national.
Un patrimoine architectural en question
Combien de théâtres construits depuis le xviiie siècle existe-t-il encore aujourd’hui ? Au gré des réaménagements urbains, des modes, des besoins, de l’évolution des usages ou des contraintes (économique, sanitaire, de sécurité, etc.), les salles de théâtre sont transformées, souvent dénaturées ou détruites. Un peu plus de deux cents salles font aujourd’hui l’objet d’une protection au titre des monuments historiques sur l’ensemble du territoire. En 1990, la DRAC Île-de-France a mené une campagne de protection spécifique de cette typologie architecturale, élargissant le corpus des sites bénéficiant d’une protection.
Récemment, l’évolution des modes de loisirs, le développement du numérique, les vagues d’attentats et enfin la crise sanitaire ont affaibli le monde du spectacle. Les établissements peinent parfois à attirer un public suffisamment nombreux pour assurer l’exploitation des lieux, et leur entretien, compliquant leur préservation. Dans ce contexte, le service Patrimoines et Inventaire de la région Île-de-France a conduit une étude des salles de spectacles franciliennes[2] permettant le recensement de plus de deux cent cinquante sites et la labellisation comme patrimoine d’intérêt régional de plusieurs d’entre elles. Ce projet a permis de mettre en lumière les actions de certains propriétaires de théâtres privés qui ont pris conscience de la nécessité de connaître et conserver leur patrimoine. À Paris, le Palace a ainsi été restauré et a recouvré la beauté de ses décors. Le théâtre de plein air de Constant Coquelin à Couilly-Pont-aux-Dames (77) ou celui de l’hôpital de Bligny (91) ont également entrepris une réflexion au long cours pour leur sauvegarde. D’autres services d’inventaire ont souhaité s’emparer de cette thématique. Le service Inventaire et Patrimoine de la région Bourgogne-Franche-Comté mène ainsi depuis juin 2021 un inventaire des salles de spectacles (XVIIIe siècle-1990).
Enfin, des réseaux associatifs se mettent en place au niveau local, national, voire européen, pour assurer inventaires et collectes. C’est le cas, par exemple, du Réseau européen des théâtres de verdure (Resthever) qui assure le recensement et la valorisation de ces salles hors les murs, favorisant leur reconnaissance.
Une collecte difficile et lacunaire pour un patrimoine par essence fragile et dispersé
En France, les théâtres privés et les théâtres « dits » subventionnés, soutenus par la puissance publique, connaissent toutefois des destins bien différents dans la préservation de leurs patrimoines, et les théâtres privés semblent ici plus vulnérables.
Si la question de la patrimonialisation se pose souvent pour un lieu au moment de sa rénovation, alors qu’il faut mettre aux normes, reconsidérer les espaces, elle se pose plus encore lors de sa fermeture : si celle-ci est anticipée, elle peut permettre une collecte accompagnée et programmée ; si elle s’effectue en urgence, elle s’apparente à un sauvetage engendrant de nombreuses disparitions.
Ce patrimoine est aussi le fait d’une grande variété de producteurs, au premier rang desquels on trouve les salles de spectacle : certaines assurent elles-mêmes la conservation de leur patrimoine et de leurs archives comme la Comédie-Française, la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF)… d’autres, comme la Cartoucherie de Vincennes et ses théâtres, se sont tournés vers le département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale pour conserver leurs archives et préserver les mémoires du lieu et ses activités. D’autres sont en contact avec un centre d’archives, un musée, une bibliothèque…, mais, à côté de ces lieux, la constitution de ce patrimoine est le fait d’un ensemble d’« acteurs » indépendants : les producteurs, qui permettent aux spectacles d’être présentés ; les dramaturges, metteurs en scène, scénographes, acteurs, éclairagistes, décorateurs, maquilleurs, costumiers, perruquiers… mais aussi les architectes, ingénieurs-acousticiens… qui leur permettent d’être montés ; ou, comme les photographes, vidéastes, graphistes, d’être diffusés.
Vers qui, vers quelles institutions, les producteurs peuvent-ils dès lors se tourner pour organiser la collecte et la conservation des objets produits ? Des lieux de conservation sont-ils identifiés ? Peu existent, comme nous l’avons évoqué plus haut.
Comment sauvegarder les savoir-faire, les connaissances et les gestes des métiers du théâtre et les transmettre ? Comment faire vivre la mémoire des ateliers de décors, de costumes, perruques … qui tendent à disparaitre ? Quelles formes donner à cette patrimonialisation ?
Axes et problématiques envisagés
Tous les « acteurs » du théâtre sont concernés et impliqués dans la patrimonialisation des objets : ceux qui produisent font vivre le théâtre, en permettent les représentations ; ceux qui en accueillent et en conservent les traces, comme les professionnels de la conservation en archives, musées, bibliothèques, dans les associations… ; et ceux qui les étudient, comme les chercheurs et les universitaires. La pluridisciplinarité des approches et des points de vue est souhaitée et attendue. Les coopérations, les mises en réseau, les politiques publiques mises en œuvre pour soutenir la patrimonialisation de ces patrimoines matériels comme immatériels pourraient être présentées. Des éclairages internationaux pourront être proposés.
Axe 1 – Interroger les pratiques de collecte
Pour cet axe, sont attendues des contributions qui interrogeront la collecte, ses principes, ses critères, son évolution dans le temps, mais aussi ses processus et ses modalités.
Un ou plusieurs articles pourraient concerner la question de la nature des objets et des savoirs collectés : qu’est-ce qui mérite d’être conservé et transmis pour constituer les patrimoines du théâtre, de ses lieux, de ses activités, de ses productions ? L’élargissement de la typologie des documents collectés est notable depuis plusieurs années : non seulement les archives de création (comme les manuscrits des textes, relevés des mises en scène) et les archives de la réception (affiches, programmes, photographies, presse), mais aussi les archives administratives, financières (avec la notion d’échantillonnage) et les archives techniques qui indirectement sont essentielles pour comprendre l’histoire du processus de création et peuvent faire l’objet d’études en tant que telles. De même, dans le domaine muséal, la diversification des objets collectés est constatée, il s’agit non seulement de faire rentrer les œuvres d’art – portraits d’artistes ou scènes de théâtre – et les objets fétiches ou souvenirs, mais aussi le matériel de la production elle-même – costumes, accessoires, éléments de décor. Dès lors, comment sont-ils traités ? Conservés, restaurés ? Valorisés ? Quels liens ont-ils préservés, et comment, avec les productions pour lesquelles ils ont été créés ? Quels choix muséographiques pour des objets scénographiques ?
Qui pour conserver ce patrimoine aux formes et formats si différents ? Comment le gérer ?
D’autres problématiques, juridiques, technologiques, pratiques, mais aussi l’éparpillement des sources, s’ajoutant et venant freiner les processus de collecte ou en définir la forme, un focus sur ces points est souhaité :
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juridiques : diversité des statuts, notamment public/privé, propriété des documents comme frein à la collecte ;
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technologiques : documents audiovisuels au XXe siècle et documents numériques au XXIe siècle ;
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pratiques : préservation des décors originaux dans les théâtres, des décors comme des machineries, qui posent la question de leur encombrement ;
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la diversité des producteurs de ce patrimoine.
Axe 2 – Interroger les enjeux de la patrimonialisation du théâtre
Il s’agira dans cet axe de prolonger la réflexion engagée dans le précédent. Les représentations sont par essence éphémères ; leur expérience ne se prolongeant que dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue. Restent, après le jeu, des traces, des indices, des bribes de dispositifs amenés eux aussi souvent à disparaître. Sur quelques-uns de ceux collectés et devenus objets de musée – un costume, un élément de décor – reposera l’évocation d’un spectacle passé, d’un acteur emblématique. Dès lors, comment restituer la totalité d’une expérience par quelques éléments matériels ? Comment mettre en œuvre la nécessaire et féconde complémentarité des traces : un costume se comprend d’autant mieux qu’il peut être mis en regard d’une maquette préparatoire, d’une photographie, d’un témoignage de comédien, voire d’une vidéo du spectacle.
Quelle place et quelles modalités de présentation pour les corpus de photographies, les captations, les enregistrements sonores qui restituent les pièces et le jeu ? Mais aussi l’histoire et l’activité des lieux ?
Une autre attention pourra être portée aux décors. Quel destin pour ces ensembles souvent volumineux ? Qu’en faire ? Les conserver, les réutiliser, les détruire ? Comment en conserver les traces, et sous quelle forme préserver ce qui va disparaître ? Rôle des maquettes, dessins et études préparatoires. Des témoignages de directeurs de théâtres, de scénographes, d’architectes… pourraient éclairer les pratiques.
Axe 3 – Préserver les lieux de spectacle, leur patrimoine mobilier comme immobilier
Lieux de mémoire, les théâtres s’inscrivent dans la ville, évoluent, se transforment, souvent sous l’effet des politiques urbaines, culturelles mises en œuvre pour répondre à de nouvelles exigences techniques et d’accueil. Les théâtres incarnent les évolutions historiques, se réinventent, s’adaptent au gré des époques, de leurs besoins et de leurs attentes. Lorsque l’on évoque ici la préservation des théâtres, il est question de l’architecture, des décors intérieurs, de l’équipement scénique et des éléments techniques (machinerie, cintres, éclairage…) : comment concilier la conservation du patrimoine des lieux et la vie d’un théâtre en ordre de marche ? Que faut-il préserver ? Comment patrimonialiser ce qui est amené à disparaître ? Quels dispositifs de protection ? Avec quelles limites ? Comment sensibiliser les propriétaires, les exploitants à une prise de conscience de ce patrimoine afin d’en permettre ou d’en assurer la sauvegarde et la préservation ? Comment les accompagner ?
Il est souhaité ici des contributions qui permettent l’analyse et la mise en perspective des processus en évitant l’écueil de la présentation monographique.
Modalités de soumission
Les articles proposés devront contenir une part inédite de recherche, d’hypothèse ou de mise à jour ; ils ne sauraient reprendre la totalité d’un article déjà paru. Il est souhaité qu’ils soient largement illustrés, y compris par des exemples sonores et/ou audiovisuels. Ainsi pourrait-il contenir ou prendre la forme d’un entretien vidéo.
Si vous souhaitez contribuer à ce numéro, nous vous remercions d’envoyer un résumé de votre proposition de 1500 signes au maximum, ainsi qu’un court CV
- par courriel : insitu.patrimoines@culture.gouv.fr
- ou par voie postale : Ministère de la Culture Direction générale des Patrimoines et de l’Architecture Revue In Situ à l’attention de Nathalie Meyer 6, rue des Pyramides 75001 Paris avant le 15 décembre 2022.
Merci d’envoyer également une copie de votre proposition aux coordinateurs scientifiques :
- Julie Faure, Joël Huthwohl et Isabelle-Cécile Le Mée à : insitu.patrimoinesdutheatre@gmail.com
Les textes des articles correspondant aux propositions retenues sont attendus pour le 1er juillet 2023. Vous pourrez rédiger votre article en français ou dans votre langue d’usage. Ils seront publiés dans leur version originale et dans leur traduction française. La taille des articles sera comprise entre 15 000 et 35 000 signes, espaces et notes comprises.
Les recommandations aux auteurs concernant le nombre de pages ou d’images, les droits iconographiques, l’insertion de notes et de liens, etc., sont consultables sur le site de la revue.
Coordination scientifique
- Julie Faure, conservateur en chef du patrimoine, région Île-de-France, service Patrimoine et Inventaires.
- Joël Huthwohl, directeur du département des Arts du spectacle, Bibliothèque nationale de France.
- Isabelle-Cécile Le Mée, chargée de mission pour la recherche sur les patrimoines et pour le patrimoine photographique, ministère de la Culture, direction générale de l’Architecture et du Patrimoine.
Notes
1 Captations en ligne, https://mediatheque-numerique.inp.fr/Colloques/Rencontres-europeennes-du-patrimoine/Conserver-et-restaurer-les-theatres-historiques-XVIIIe-XIXe-siecles-pour-qui-pour-quoi [lien valide en septembre 2022].
2 Étude menée de 2017 à 2020 et concernant les salles de spectacles (théâtres, café-concert, cabaret, salle de plein air, cinéma-théâtre, music-hall) réalisées ou rénovées entre 1910 et 1940. Cette étude a fait l’objet d’une publication En scène, lieux de spectacle en Île-de-France 1920-1940, Paris, Éditions Lieux Dits, 2021.
Mots-clés
- Mots-clés
- Patrimoine
- Théâtre