Argumentaire
Ces dernières décennies, les évolutions des technologies numériques, celles de l’information et de la communication ont pris une telle place dans le monde du travail qu’elles pourraient contribuer à le transformer en profondeur. À chaque innovation technologique d’envergure, les entreprises adaptent leurs stratégies organisationnelles et managériales afi n de les intégrer dans leurs processus de production et de services. On s’interroge depuis longtemps sur les conséquences de ces évolutions technologiques et stratégiques en matière d’emploi, de travail, de conditions et qualité de travail, de formation, etc.
La « révolution numérique » débutée dans les années 2000 et l’intelligence artificielle s’inscrit dans la continuité de ces changements. Plus encore, le développement de l’IA accélère en retour les transformations numériques en imprégnant la société dans son ensemble. Selon la Commission Européenne, l’IA est constituée d’un « ensemble de logiciels qui est développé au nom d’une ou plusieurs techniques et approches, qui peut, pour un ensemble donné d’objectifs définis par l’homme, générer des résultats tels que des contenus, des prédictions, des recommandations ou des décisions influençant les environnements avec lesquels il interagit » .
Interrogé à l’occasion de la rédaction de cet appel à contribution, ChatGPT définit l’IA comme étant « un domaine de l’informatique qui se concentre sur la création de systèmes capables de réaliser des tâches qui nécessitent normalement l’intelligence humaine. Ces tâches peuvent inclure la reconnaissance vocale, la compréhension du langage naturel, la résolution de problèmes, l’apprentissage et l’adaptation à de nouvelles situations ainsi que la prise de décisions ». En définitive, rendu possible par l’existence de Big Data et le déploiement d’outils permettant son exploitation, l’IA recouvre l’ensemble des systèmes qui peuvent effectuer des tâches de manière autonome ou semi-autonome.
Depuis maintenant quelques années, dans le monde du travail, l’IA suscite à la fois engouements, opportunités mais aussi craintes. Certains redoutent le remplacement du travail humain par la machine, envisagent des pertes d’emploi et une augmentation des inégalités. Tandis que d’autres considèrent la dimension émancipatrice permettant aux travailleurs de se concentrer sur des tâches significatives et créatives. Si ces innovations facilitent de nombreuses activités humaines au travail, dans le même temps, elles génèrent leurs propres risques qu’il convient d’appréhender et d’évaluer sans excès, ni de pessimisme ni d’optimisme.
Tout n’est pas nouveau dans ces technologies dites de l’IA, mais leurs usages de plus en plus nombreux et massifs, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines, font naître de multiples questionnements sur les modes de mise en place, de contrôle et de régulation. Par exemple, comment faire une IA éthique : une IA dont les usages soient conformes à des valeurs et dont les résultats de son utilisation soient explicables, transparents, respectueux de la vie privée… On pense par exemple ici aux biais algorithmiques, résultant de biais humains qui conduisent à des résultats potentiellement discriminatoires ou dangereux pour les personnes.
Cet appel à contribution vise ainsi à interroger les impacts de l’introduction et de l’utilisation des technologies numériques, en particulier l’IA, sur le travail et les conditions de travail. Comment transforment-elles le travail, comment percutent-elles la manière dont les salariés travaillent ? Comment les directions (production, R&D, RH…) les utilisent-elles et avec quels effets ?
Mais aussi, comment les organisations syndicales et les représentants du personnel peuvent se saisir de ces questions ? Compte tenu de l’importance de ces enjeux, on peut d’une part, se demander quels sont les moyens des salariés et de leurs représentants pour une intégration réfléchie et équilibrée de l’IA dans les organisations ? Et d’autre part, comment ces technologies transforment-elles les pratiques syndicales elles-mêmes ?
À partir du croisement des approches disciplinaires, celles du droit, de l’économie, de la sociologie et des sciences de gestion, ce 15e numéro de la revue Chroniques du travail a pour objectif de donner à voir la façon dont les usages des technologies numériques notamment l’IA infl uent sur le travail, l’emploi et les relations sociales au travail. C’est autour de trois axes de questionnement que nous sollicitons les contributions pour ce nouveau numéro.
Axe 1 – Numérique et IA : transformations du travail et impacts sur l’emploi
Le développement à grande vitesse du numérique et de l’IA dans les entreprises soulève nombre d’interrogations relatives à ses effets sur le travail et son organisation. Comment ces usages agissent sur le travail et l’emploi ?
Les quelques tentatives de projection des impacts sur les métiers et les emplois donnent des résultats incertains car les facteurs qui conduisent une organisation, quelle qu’elle soit, à décider de recourir à des systèmes utilisant l’IA sont multiples et complexes.
Par ailleurs, l’IA suppose une importante quantité de travail humain mais souvent peu qualififé et pour partie invisibilisé : notamment le travail de celles et ceux « enchaîné·es » à leur ordinateur qui par l’intermédiaire de plateformes numériques exécutent une activité payée à la tâche. Ce sont les travailleurs du clic qui « font tourner » les algorithmes d’IA : ils annotent, filtrent, enrichissent des données pour la création de gigantesques bases.
Les plateformes numériques ont ainsi rendu possible la sous-traitance à des « internautes » du traitement de données décomposé en microtâches (identification d’image, recherches internet, sondages, etc.). Ce travail est très faiblement rémunéré, parfois quelques centimes la tâche. L’économie de plateforme est en effet un pan de l’IA qui permet de créer, grâce à la gestion algorithmique, un processus de désintermédiation-réintermédiation. Les systèmes d’IA sont de plus en plus utilisés pour automatiser des tâches routinières, analyser des données complexes… Leur essor contribue ainsi à transformer la façon dont certaines activités sont accomplies dans divers domaines professionnels tels que, par exemple la santé, les transports, la défense et la sécurité ou encore la banque et la finance.
Il s’agit d’explorer dans ce numéro quels sont leurs effets sur les pratiques de travail, en termes d’intensification, de qualification/déqualification.
Le domaine des ressources humaines est lui aussi impacté. L’outillage managérial est doté d’algorithmes pour encadrer le travail, les recrutements, la gestion des parcours individuels, les plannings, le pilotage et le contrôle. Ce numéro accueillera des contributions explorant les changements dans les pratiques RH pour mettre en lumière ses effets sur les transformations de l’organisation du travail.
Axe 2 – Numérique et IA : Conditions de travail et santé au travail
Les produits numériques, les objets connectés ou bien l’utilisation de l’IA ont un impact indéniable sur les conditions de travail des salariés, et ce à plusieurs niveaux. L’automatisation et la génération automatique de contenus, en modififant parfois fondamentalement les professions et les tâches confifées aux travailleurs, changent aussi leurs conditions de travail et peuvent avoir des effets sur leur santé. Dans quelles mesures ces évolutions et bouleversements peuvent-ils être analysés sous l’angle de la prévention des risques professionnels ? Si certains d’entre eux s’en trouvent supprimés ou atténués, dans le même temps, d’autres notamment de nature psycho-sociale sont exacerbés. Comment, dès lors l’automatisation de certaines tâches doit-elle être appréhendée et pour quel nouvel équilibre lorsqu’elle s’accompagne d’une intensification de la charge de travail ? Ce numéro pourra accueillir des travaux sur les risques professionnels liés au développement du numérique et de l’IA, en interrogeant par exemple les questions de sur-connexion et d’hyper-connexion.
Les données mobilisées/travaillées par l’IA, même si elles ne sont pas porteuses d’un caractère discriminatoire, peuvent être utilisées dans des schémas algorithmiques. Il s’agit du cas où l’IA est à l’origine d’applications utilisées dans le cadre de la relation de travail (recrutements, promotions, accès à la formation, etc.), et où des décisions sortant de la « boîte noire » conduisent à des traitements et des sélections potentielles discriminatoires. Les capacités de l’IA reposent exclusivement sur l’absorption de millions de données. Et, les algorithmes ont des processus d’apprentissage potentiellement biaisés. Plus encore, si on considère par exemple les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, ces inégalités sur le marché du travail sont inscrites dans les données dont se nourrissent les algorithmes et dont l’IA est incapable de reconnaître le caractère discriminant. Les algorithmes vont reproduire les stéréotypes de genre mais aussi tous ceux qui alimentent les autres motifs de discrimination. Dans l’univers professionnel du numérique et de l’IA en particulier, les femmes sont sous-représentées et occupent souvent des postes hiérarchiquement inférieurs à ceux de leurs collègues masculins. Cet appel à contribution entend faire une place aux travaux qui portent sur les risques de traitements inégalitaires des salariés.
Enfin, les enjeux et les usages des technologies numériques et de l’IA dans le domaine de la surveillance et de la vie privée des salariés peuvent également ouvrir des débats juridiques mais aussi plus largement dans le champ des sciences humaines. Par la surveillance des performances qu’ils permettent, ces nouveaux outils entrainent non seulement une pression accrue mais aussi une intrusion excessive dans la vie privée. Comment en faire usage tout en assurant un juste équilibre entre vie professionnelle et la vie personnelle ? Se posent également les questions de la transparence, des modes d’évaluation et d’information des salariés dans un contexte où ces derniers ne sont pas consultés sur la collecte et sur l’utilisation de leurs données.
Axe 3 – Numérique et IA : des « sujets » pour les représentants du personnel et les organisations syndicales
Aujourd’hui, la place prise par les technologies du numérique, de l’information et de la communication dans le monde du travail contraignent les représentants du personnel et les organisations syndicales à se saisir de ces questions non seulement dans le domaine de la « défense » des salariés mais aussi dans celui de leurs propres pratiques. Ainsi, s’agissant de ce dernier domaine, ces technologies sont-elles utilisées dans leur stratégie de communication (par exemple, usage des réseaux sociaux ou de l’IA), ou encore pour lutter contre la « désinformation » tant patronale que politique ? En quoi peuvent-elles transformer les pratiques syndicales au plus près du terrain (relations avec les salariés ou les militants, de tractage, échanges avec les autres organisations syndicales ou le patronat) ?
Au regard de la défense des salariés, dans quelles mesures est-il possible d’accompagner ces changements profonds par la voie du dialogue social par exemple en mobilisant la négociation collective. Il s’agit de chercher à en limiter (ou de tenter de limiter) les effets négatifs en termes de perte d’emplois, d’intensification du travail, de surveillance, de formation et reclassement, discrimination, respect de la vie privée, etc. Mais il peut aussi s’agit de promouvoir les nouvelles technologies dès lors qu’elles sont porteuses de nouveaux emplois ou d’améliorations les conditions de travail.
Comment les organisations syndicales peuvent-elles s’assurer que les technologies numériques ou l’IA sont déployées de manière éthique, transparente et équitable et dans le respect des droits des salariés. Enfin, il est possible de s’interroger sur l’utilisation des moyens d’action par les élus du CSE dans ce domaine. Comment « contraindre » l’employeur à les informer et les « associer » (via l’information-consultation) lors de l’introduction de ces technologies ? Les questions de l’information, de la formation des élus sur ces thèmes et de l’expertise prennent ainsi une acuité particulière. Les moyens reconnus aux représentants du personnel sont-ils suffisants ? Comment les mettre « utilement » en œuvre ? Autant de questions que pourront traiter les contributions attendues dans ce numéro.
Notes
- Benedetto-Meyer, M., Boboc, A. (2021). Sociologie du numérique au travail. Armand Colin.
- https://www.vie-publique.fr/eclairage/18495-le-developpement-de-lintelligence-artifi cielle-risque-ou-opportunite
- La question posée est ainsi libellée « donne-moi une défi nition de l’intelligence artifi cielle ».
- Intelligence artifi cielle et travail (2008), France stratégie. Rapport pour la ministre du travail et au secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du Numérique, mars.
- Casilli A. (2019), En attendant les robots : enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil.
- Barraud de Lagerie, P., Gros, J. & Sigalo Santos, L. (2023). Qui veut gagner des centimes : Les microtravailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires. Dans : Bruno Palier éd., Que sait on du travail (pp. 350 364). Paris : Presses de Sciences Po. https://doi.org/10.3917/scpo.colle.2023.01.0350
- Gréselle-Zaïbet, O. & Dejoux, C. (2023). Perception du rôle de l’IA dans le processus de transformation des conditions de travail : investigation basée sur le dialogue social dans le secteur de la métallurgie. Revue de gestion des ressources humaines, 128, 3 21. https://doi.org/10.3917/grhu.128.0003
Varia
Ce numéro accueillera, en parallèle de l’appel thématique, une rubrique Varia. Aussi, toutes les contributions de chercheurs en sciences humaines et sociales, en lien avec les questions de travail et d’emploi, portant sur d’autres thématiques que celles développées ci-dessus sont bienvenues.
Les auteurs peuvent donc soumettre des textes à la revue dans la rubrique Varia dont la vocation est de regrouper des articles scientifiques hors dossier.
Conditions de soumission
- Les contributions correspondent à un texte complet qui ne doit pas dépasser 60.000 signes.
- Les références bibliographiques sont à mettre en note de bas de page.
- Les articles doivent être accompagnés d’un résumé de 10 lignes maximum.
- Ces contributions et résumés seront soumis exclusivement par courriel à irt-contact@univ-amu.fr et à irt-chroniquesdutravail@univ-amu.fr
Calendrier
- Date limite de réception des communications : 1er février 2025
- Réponse du Comité de rédaction aux auteures : 15 mars 2025
- Retour des versions définitives : 1er mai 2025
- Publication : décembre 2025
Lorsque nécessaire, le Comité a recours à des rapporteurs externes.
Directrice de la publication
- Stéphanie Moullet
Rédacteurs en chef du numéro
- Claire Morin
- Stéphanie Moullet
- Sophie Sereno
- Caroline Vanuls
Comité scientifique
- Jessica ATTALI COLAS, maîtresse de Conférences en Droit privé, CORHIS, Université Paul Valéry Montpellier III
- Christophe BARET, professeur des Universités en Gestion, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU
- Thierry BERTHET, politiste, directeur de recherches au CNRS, directeur du LEST, UMR 7317 CNRS, AMU
- Paul BOUFFARTIGUE, directeur de Recherche émérite CNRS, sociologue, LEST, UMR 7317, AMU ;
- Alexis BUGADA, professeur des Universités en Droit social, directeur du Centre de Droit Social (CDS), UR 901, AMU
- Mario CORREIA, maître de Conférences en Sociologie du travail, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU
- Vanessa di PAOLA, maîtresse de Conférences en Économie, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU, directrice du Centre associé régional au Céreq
- Arnaud DUPRAY, ingénieur de recherche au Céreq en socio-économie et chercheur associé au LEST, UMR 7317 CNRS,
- Henri ECKERT, professeur en Sociologie, GRESCO (EA 3815), Université de Poitiers ;
- Céline GASQUET, directrice Scientifi que, Céreq, Marseille ;
- Jérôme GAUTIÉ, professeur des Universités en Sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
- Baptiste GIRAUD, maitre de Conférences en Sciences politiques, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU
- Annie LAMANTHE, professeure des Universités en Sociologie, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU ;
- Arnaud MIAS, professeur des Universités en Sociologie, PSL (Paris Sciences et Lettres), Université ParisDauphine, IRISSO UMR 7170 ;
- Philippe MEHAUT, directeur de Recherche émérite CNRS, économiste, LEST, UMR 7317, AMU ;
- Ariel MENDEZ, professeure des Universités en Sciences de gestion, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU ;
- Claire MORIN, maîtresse de Conférences en Droit social, CDS, UR 901, AMU ;
- Philippe MOSSÉ, directeur de Recherche émérite CNRS, économiste, LEST, UMR 7317, AMU ;
- Stéphanie MOULLET, maîtresse de Conférences en Économie du travail et de l’éducation, EST, UMR 7317 CNRS, AMU ;
- Jean-François PAULIN, maître de Conférences en Droit privé, IUT (Université Claude Bernard Lyon 1), CNRS, (UMR 5137, Erds-CERCRID, Saint-Etienne) ;
- Rémy PONGE, maître de Conférences en Sociologie, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU
- Olivier PUJOLAR, maître de Conférences en Droit privé, vice-Président en charge des Partenariats et des Territoires, Université de Bordeaux ;
- Michel ROCCA, professeur des Universités en Sciences économiques, Université Grenoble Alpes, CREG EA 4625 ;
- Caroline VANULS, enseignante-chercheure en Droit social, LEST, UMR 7317 CNRS, AMU ;
- Pierre-Yves VERKINDT, professeur émérite à l’École de Droit de la Sorbonne, Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne
- Serge VOLKOFF, statisticien, HDR en Ergonomie, chercheur a lié au CEET CNAM.