Cet appel à articles souhaite renouveler les recherches sur une notion centrale des Science and Technology Studies (STS) : la crédibilité scientifique. Partant du constat d’un relatif désinvestissement pour ce sujet depuis la fin des années 1990, cet appel vise à étudier les nouveaux objets et stratégies de crédibilisation qu’emploient les scientifiques, en lien avec des évolutions contemporaines des manières de faire de la recherche autour des données et infrastructures numériques, de l’inter- et transdisciplinarité et des activités d’expertise et d’advocacy des chercheur·e·s.
Dans La vie de laboratoire, Latour et Woolgar (1986) définissent la crédibilité comme « la capacité des scientifiques à faire réellement de la science » (Latour & Woolgar, 1986, p. 199). En particulier, la notion de « cycle de crédibilité » désigne le processus par lequel les scientifiques gagnent, grâce à leurs activités de recherche, des formes de crédits distinctes qu’ils peuvent réinvestir pour financer de nouvelles expérimentations. Quelques années plus tard, l’historien des sciences Steven Shapin désenclave l’étude de la crédibilité scientifique et met en avant sa forte similitude avec la crédibilité recherchée dans d’autres mondes professionnels et dans la vie quotidienne (Shapin, 1995). Il propose ainsi une définition relationnelle de la crédibilité (la recherche de celle-ci s’effectuant vis-à-vis de destinataires bien identifiés) et distingue trois « économies de la crédibilité » soutenues par des « vecteurs de crédibilité » distincts : une économie restreinte aux communautés scientifiques où la crédibilité est fondée sur la familiarité et l’interconnaissance entre chercheur.e.s, une économie à l’œuvre à l’interface entre expert·e·s et non-expert·e·s où les vecteurs de crédibilité sont plus formels (par exemple, l’affiliation institutionnelle, le respect de procédures certifiées et l’évaluation par les pairs) ; et une troisième économie qui se déploie à l’interface entre expert·e·s de professions et de domaines différents, où l’explicitation des méthodes et le langage de la quantification sont les principaux vecteurs de crédibilité car ils facilitent la communication au-delà des frontières des groupes professionnels.
L’intérêt pour la crédibilité scientifique s’est donc déplacé du monde académique vers des situations d’épreuves auxquelles les acteur·trice·s non-académiques soumettent les chercheur·e·s professionnel·le·s. Certains travaux ont mis en évidence le rôle central des mouvements sociaux dans la production de savoirs et les luttes politiques autour de la crédibilité scientifique (Epstein, 1995), en soulignant leur complémentarité vis-à-vis des savoirs scientifiques. D’autres travaux ont décrit la construction de la crédibilité de la science académique lorsqu’elle est mobilisée en situation d’expertise, notamment face aux décideur·se·s politiques et dans les procédures judiciaires (Jasanoff, 1997). Or, ce tropisme pour les épreuves de crédibilité que suscitent les confrontations entre les chercheur·e·s, les militant·e·s, les décideur·se·s politiques, les citoyen·ne·s ou le grand public, ne s’est pas accompagné d’un intérêt comparable pour les reconfigurations contemporaines de la manière dont les chercheur·e·s construisent leur crédibilité auprès de leurs pairs.
Sans perdre l’apport des travaux mentionnés ci-dessus, ce dossier appelle à renouveler les objets d’étude de cette économie de la crédibilité scientifique à la lumière de trois transformations des sciences contemporaines : a) la modification des conditions de production, de validation et d’ouverture des données ayant lieu dans de nombreux domaines, liée notamment à la montée en puissance des big data, de la pression pour les données ouvertes, de la modélisation et de la simulation par ordinateur, ainsi que des nouvelles infrastructures numériques (Plantin, Lagoze & Edwards, 2018) ; b) les incitations institutionnelles, scientifiques ou sociales à l’interdisciplinarité et à la transdisciplinarité pour résoudre des problèmes complexes et démontrer l’utilité ou la pertinence des recherches académiques (Louvel, 2020) ; et c) la mobilisation grandissante des sciences dans la prise de décision, ainsi que l’advocacy des chercheur·e·s et leur engagement dans des arènes médiatiques et politiques (Gascoigne, 2008). Dans ce contexte, bon nombre de chercheur.e.s conduisent tout ou partie de leurs activités (définition de protocoles, production et recueil de données, analyses, communication des résultats, demandes de financements etc.) à des interfaces entre mondes sociaux. Issue de la sociologie de Chicago, l’approche en termes de monde social a déjà été abondamment mobilisée par les STS pour décrire les collaborations, négociations ou controverses entre des groupes constitués autour de « perspectives communes qui forment la base de l’action collective » (Clarke & Star, 2008, p. 115). Les disciplines, les spécialités scientifiques ou encore la R&D industrielle ont, entre autres, été analysées avec cette approche. Les articles de ce dossier thématique sont invités à interroger les vecteurs de crédibilité qu’emploient les chercheur·e·s – une notion que nous reprenons à Shapin pour désigner toute entité humaine ou non-humaine pouvant être utilisée pour gagner de la crédibilité – lorsqu’ils·elles sont engagé·e·s dans plusieurs mondes sociaux. Renouvellent-ils·elles leurs usages des vecteurs habituels ou bien recourent-ils·elles à des vecteurs nouveaux ou inhabituels dans leur domaine scientifique ? Conjointement, puisque les vecteurs de crédibilité créent des perspectives communes ou des engagements partagés entre acteur·trice·s, on peut s’interroger sur la manière dont ils conduisent à de nouvelles articulations entre mondes sociaux. Dans ce dossier, il s’agit de rendre opérationnelle la notion de vecteur de crédibilité à partir de trois entrées :
1) L’évolution du rapport aux données liée à la massification de leur production et à la mise en place d’infrastructures numériques
Avec la routinisation des méthodes de collecte et d’analyse des big data, l’usage des données massives est devenu nécessaire dans bon nombre de domaines scientifiques pour produire des recherches crédibles ; en même temps il n’est plus questionné dans ses fondements théoriques. Pourtant, la production et la circulation des données pose un ensemble de problèmes en termes de fiabilité, de possible corruption dans les transferts, voire de mystification (Leonelli, 2019). Comment les chercheur·e·s font-ils·elles concrètement face à ces problématiques ? Quelles pratiques de certification par les pairs mettent-ils·elles en place ? En quoi les données massives déplacent-elles les enjeux de la crédibilité scientifique ?
Aux enjeux de collecte, de stockage et de circulation des big data, s’ajoutent ceux relatifs aux méthodes d’analyse. Existe-t-il, dans le monde de la data science et du machine learning, des modalités spécifiques d’affirmation de la crédibilité d’une méthode (Cardon, Cointet & Mazières, 2018) ? Dans quelle mesure les data challenges, les data sprint et les hackathons organisés dans un but académique fonctionnent-ils comme des vecteurs de crédibilité (Gruson-Daniel & Quatrebarbes, 2017) ? Dans les domaines médical et économique, quelles sont les alternatives proposées aux essais contrôlés randomisés (Boyer, Auquier & Fond, 2020 ; Bédécarrats, Guérin & Roubaud, 2013) ?
2) La montée en puissance des collaborations interdisciplinaires et extra-académiques
Si certaines données massives sont accessibles aux chercheur·e·s via des bases de données libres d’accès, la production de certaines données nécessite en revanche des partenariats avec d’autres disciplines ou avec d’autres mondes sociaux (industriel·le·s, professionnel·le·s de santé, associations). Or, dans toute circulation de données se pose la question de leur calibration et de leur validation, d’autant plus si cela se fait à la frontière de disciplines différentes (Edwards et al., 2011). Si la recherche interdisciplinaire mobilisant des données massives n’est pas nouvelle, elle peut prendre de l’ampleur aujourd’hui. Par exemple des banques de données médicales deviennent des actrices à part entière du processus de recherche, organisent des consultations entre expert·e·s et conseillent les scientifiques sur le type de recherche à mener (Leonelli, 2019). Quels enjeux de crédibilité de telles infrastructures scientifiques font-elles apparaître ? De plus, les instances de financement de la recherche et des programmes publics de recherche (Rip, 1994) formulent souvent des exigences d’inter- ou de transdisciplinarité associées à des demandes de pertinence sociale ou d’application des résultats. Si l’« applicabilité » ou l’utilité sociale de la recherche est un vecteur classique de crédibilité dans des disciplines comme les biotechnologies ou les sciences de l’information, y a-t-il des domaines dans lesquels ce vecteur est nouveau et avec quels effets sur la production des connaissances ?
Par ailleurs, les domaines à la frontière entre science et industrie ou entre science et entrepreneuriat combinent les activités classiques du monde scientifique avec d’autres vecteurs de crédibilité. Parmi ceux-ci, on peut mentionner la preuve de concept, une pratique issue du design industriel et de l’ingénierie réappropriée par des communautés de savant·e·s (Raimbault, 2018), ainsi que les brevets et les technologies qui valorisent le travail scientifique dans une visée applicative (Packer & Webster, 1996). Quels déplacements observe-t-on dans les domaines de recherche qui valorisent à la fois la production et la commercialisation des connaissances (Brenninkmeijer, Schneider & Woolgar, 2020) ?
3) L’engagement des chercheur·e·s dans l’expertise et dans des activités d’advocacy à l’ère des « grands défis sociétaux »
Il s’agit ici d’étudier la façon dont les chercheur·e·s valorisent leurs activités de conseil ou bien d’expertise auprès des décideur·se·s au sein de leurs communautés scientifiques. Bien qu’anciennes, les activités d’expertise et de conseil s’inscrivent aujourd’hui dans la contribution des sciences à la résolution de « grands défis sociétaux ». La lutte contre le changement climatique ou les pandémies sont des priorités décisives pour justifier du statut et de l’importance de certains domaines. Le cas de l’épidémiologie en est emblématique, comme le montre par exemple le tableau de bord de la John Hopkins University de Boston, devenu la référence internationale en matière de comptabilisation des cas de covid-19 dans le monde. La crise sanitaire provoquée par le SARS-CoV-2 a également amplifié l’usage des prépublications (preprint), qui ont pris la forme d’articles de recherche et de rapports prospectifs, dans le but de faire circuler rapidement l’information et d’élargir le public pouvant faire des retours critiques (Li Vigni, 2021). Si certain·e·s défendent l’utilité des preprint pour diffuser l’information, d’autres pointent les risques de mise en circulation d’erreurs et de désinformation. Avec ces évolutions récentes, les prépublications constituent-elles de nouveaux vecteurs de crédibilité scientifique auprès des pairs dans d’autres domaines que la physique des hautes énergies (où ils sont en usage depuis le début des années 1990) ? Comment les chercheur·e·s les mobilisent-elles pour revendiquer une antériorité scientifique, ou encore pour obtenir des fonds auprès de leurs financeurs ? Comment font-ils·elles conjointement usage des prépublications et des publications classiques ? Enfin, nous invitons à renseigner la manière dont l’engagement politique des chercheur.e.s, leurs activités d’advocacy ou de militantisme, participent à incrémenter leur crédibilité vis-à-vis de leurs pairs. Quel rôle joue notamment leur participation à des conseils scientifiques, à des auditions parlementaires, à des tribunes, à des pétitions, à des mouvements sociaux, à des conférences citoyennes, etc. ? Très présente dans les sciences de l’environnement (Granjou & Arpin, 2015), cette question peut être abordée entre autres dans les sciences du climat aussi bien que dans le domaine de la santé.
Les contributions attendues pour ce numéro spécial pourront combiner réflexions théoriques et travaux empiriques. Si les monographies permettent de restituer une description fine des terrains, les études comparatives – assez rares dans la littérature – seront particulièrement les bienvenues. Ancrées dans une variété de champs disciplinaires en sciences humaines et sociales, les contributions s’intéresseront aux pratiques, aux acteur·trice·s, aux procédures, aux organisations et aux infrastructures en jeu dans la constitution de la crédibilité scientifique à la frontière de différents mondes sociaux.
Modalités de soumission
Les résumés étendus (environ 800-1000 mots) devront être envoyés à Benjamin Raimbault benjamin.raimbault@esiee.fr, Fabrizio Li Vigni livignifabrizio@gmail.com et Séverine Louvel severine.louvel@sciencespo-grenoble.fr pour le 15 mars 2022.
Pour les contributions retenues, les textes complets, au format de la Revue d’Anthropologie des Connaissances (maximum 65 000 signes) seront à soumettre en ligne sur le site de la revue https://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/login?source=%2Findex.php%2Frac%2Fuser le 15 septembre 2022.
Bibliographie
Bédécarrats, F., Guérin, I. & Roubaud, F. (2013). L’étalon-or des évaluations randomisées : du discours de la méthode à l’économie politique. Sociologies pratiques, 27(2),107‑22. https://doi.org/10.3917/sopr.027.0105
DOI : 10.3917/sopr.027.0105
Boyer, L., Auquier, P. & Fond, G. (2020). Données de vie réelle et Covid-19 : la troisième voie. L’encephale, 46(3), 114-115. https://doi.org/10.1016/j.encep.2020.04.003
DOI : 10.1016/j.encep.2020.04.003
Brenninkmeijer, J., Schneider, T. & Woolgar, S. (2020). Witness and Silence in Neuromarketing : Managing the Gap between Science and Its Application. Science, Technology, & Human Values, 45(1), 62‑86. https://doi.org/10.1177/0162243919829222.
DOI : 10.1177/0162243919829222
Cardon, D., Cointet, J.-P. & Mazières, A. (2018). La revanche des neurones. Réseaux, 5(211), 173-220. https://doi.org/10.3917/res.211.0173.
DOI : 10.3917/res.211.0173
Clarke, A.E. & Star, S.L. (2008). The social worlds framework : A theory/methods package. The handbook of science and technology studies, 3(0), 113-137.
Edwards, P., Mayernik, M., Batcheller, A. et al. (2011). Science friction : Data, metadata, and collaboration. Social studies of science, 41(5), 667-690. https://doi.org/10.1177/0306312711413314
DOI : 10.1177/0306312711413314
Epstein, S. (1995). The Construction of Lay Expertise : AIDS Activism and the Forging of Credibility in the Reform of Clinical Trials. Science, Technology, & Human Values, 20(4), 408‑437. https://doi.org/10.1177/016224399502000402.
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Gascoigne, T. (2008). Science Advocacy : Challenging Task, Difficult Pathways. In C. Donghong, M. Claessens, T. Gascoigne, J. Metcalfe, B. Schiele & S. Shi (dir.). Communicating Science in Social Contexts. Cham : Springer.
Granjou, C. & Arpin, I. (2015). Epistemic commitments : making relevant science in biodiversity studies. Science, Technology, & Human Values, 40(6), 1022-1046. https://doi.org/10.1177/0162243915587361
DOI : 10.1177/0162243915587361
Gruson-Daniel, C. & de Quatrebarbes, C. (2017). Les préparatifs d’un hackathon recherche : au cœur de la fabrique des données. Sociologie et sociétés, 49(2), 201-221. https://doi.org/10.7202/1054279ar
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Jasanoff, S. (1997). Science at the bar : Law, science, and technology in America. Cambridge : Harvard University Press.
DOI : 10.2307/j.ctvjz822j
Joly, P.-B. (2012). La fabrique de l’expertise scientifique : contribution des STS. Hermès, 64(3), 22‑28. https://doi.org/10.4267/2042/48377.
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Latour, B. & Woolgar, S. (1986). La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques. Paris : La Découverte.
Leonelli, S. (2019). La recherche scientifique à l’ère des Big Data : Cinq façons dont les Big Data nuisent à la science et comment la sauver. Sesto San Giovanni : Éditions Mimésis.
Li Vigni, F. (2021). L’épidémiologie computationnelle à l’ère de la COVID-19. Enjeux disciplinaires et politiques d’une spécialité fondée sur l’étude des réseaux. Réseaux, 228(4), 23‑60. https://doi.org/10.3917/res.228.0023.
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Louvel, S. (2020). The Policies and Politics of Interdisciplinary Research : Nanomedicine in France and in the United States. Londres : Routledge.
DOI : 10.4324/9780429201295
Packer, K. & Webster, A. (1996). Patenting Culture in Science : Reinventing the Scientific Wheel of Credibility. Science, Technology, & Human Values, 21(4), 427‑453. https://doi.org/10.1177/016224399602100403.
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Plantin, J.-C., Lagoze, C. & Edwards, P.N. (2018). Re-Integrating Scholarly Infrastructure : The Ambiguous Role of Data Sharing Platforms. Big Data & Society, 5(1). https://doi.org/10.1177/2053951718756683.
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Raimbault, B. (2018). À l’ombre des biotechnologies : reformuler la production de savoirs par la bio-ingénierie en France et aux États-Unis. Thèse doctorale en sociologie, Université Paris-Est.
Rip, A. (1994). The Republic of Science in the 1990s. Higher Education, 28(1), 3-23. https://doi.org/10.1007/BF01383569.
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Shapin, S. (1995). Cordelia’s Love : Credibility and the Social Studies of Science. Perspectives on Science, 3(3), 255-275.