Résumé
Ce numéro des Cahiers du Numérique vise à interroger les agencements de données impliquant des dispositifs de métrologies dites « citoyennes », envisagés plus globalement ici, comme des configurations techno-politiques de production et de traitement de données, caractérisées par des formes de participation polycentrique, plus ou moins institutionnalisées, et s’appuyant sur des infrastructures de publication et de traitement des données, sur des actants sensitifs et des protocoles, sur des sémiotiques et interfaces multiples (allant du capteur le plus simple aux sémiotisations les plus élaborées).
Argumentaire
Ce numéro des Cahiers du Numérique vise à interroger les agencements de données impliquant des dispositifs de métrologies dites « citoyennes », envisagés plus globalement ici, comme des configurations techno-politiques de production et de traitement de données, caractérisées par des formes de participation polycentrique, plus ou moins institutionnalisées, et s’appuyant sur des infrastructures de publication et de traitement des données, sur des actants sensitifs et des protocoles, sur des sémiotiques et interfaces multiples (allant du capteur le plus simple aux sémiotisations les plus élaborées).
Ces agencements sont traversés d’épreuves : leur pérennité et efficience dépendent aussi bien des configurations politiques et scientifiques de ces initiatives (déterminant puissance d’agir et légitimation des pratiques[1]) que d’une « Data-Literacy » distribuée (impliquant notamment des capacités cognitives et instrumentales, ainsi que des processus de réflexivité collective).
Les propositions d’articles, issues de différentes disciplines (sciences de l’information et de la communication, sciences politiques, sociologie de l’innovation publique et territoriale, sciences de l’environnement, etc.), pourront concerner les champs et objets de recherche suivants :
Configuration politique des agencements socio-métrologiques
Il s’agit d’examiner les rapports chercheurs – citoyens – acteurs publics et les différentes mises en situation participative, coopérative, qui se développent. Comment s’incarnent, cohabitent, s’hybrident ou s’affrontent des dispositifs institutionnels de mesure et des processus de métrologie distribuée, polycentrique ? Comment se structurent les actions et quelles places tiennent ici des initiatives spécifiques comme celles portées par les tiers-lieux ?
Sémiotiques et littératie des données
La question du rôle des dispositifs techniques (IOT, capteurs, mobiles) dans la création de nouvelles connaissances et compétences reste à examiner notamment du point de vue des sémio-politiques. Quelles interfaces et quels moyens d’exploitation des données se trouvent conçus et à concevoir ? Les dispositifs numériques de mesure (capteurs, objets connectés, applications, algorithmes), relèvent-ils seulement d’une performation des processus participatifs ou peuvent-ils devenir des actants de nouvelles intelligences collectives ?
Open data et big data
La promesse démocratique de l’open data (le fameux mot d’ordre de « la transparence » qui l’a accompagné) ne peut s’incarner qu’à mesure que soient réunies les conditions politiques, juridiques, cognitives et techniques de son exploitation. Comment le désir de données des citoyens converge-t-il avec le référentiel des experts et des décideurs publics ? Quels moyens d’exploitation ouverts, y compris de données massives, se trouvent ici mobilisés ? Quelles sont les dynamiques à l’oeuvre entre ouverture des données et métrologie citoyenne ?
Contexte général de cet appel
Les données sont depuis longtemps des actants majeurs de la construction des politiques publiques (Desrosières, 2008, 2010 ; Supiot, 2015). Elles agissent au cœur des processus de pilotage des populations, de la sémiotisation des pratiques, des stratégies publiques. Mais, en contexte de crises écologiques et sanitaires mondiales, les données ne sont plus seulement des actants de la rationalité scientifique ou décisionnelle : elles sont des embrayeurs politiques et antropotechniques majeurs.
Par exemple, la diffusion de micro-capteurs et de dispositifs de type « Mobile Crowd Sensing » (Guo et al. 2014), couplée un accès facilité à des données temps réel et ouvertes, rend tangible l’idée d’un « monitoring » complexe, à la fois collectif et individuel, étendu et ultra-localisé, de son milieu et de l’impact de la transformation de celui-ci sur la santé, les comportements, les équilibres écologiques etc. Chacun pouvant alors être appelé à participer explicitement (ou implicitement) à la production de données voire à leur interprétation. Pour le décideur public et le responsable territorial, ces démarches peuvent parfois répondre à une recherche de nouveaux leviers d’engagement, d’intéressement ou de mise en capacité délibérative des publics (Blondiaux, Fourniau, 2011).
C’est dans ce cadre que les initiatives de métrologies citoyennes se sont multipliées à travers le monde en s’appuyant de manière intensive sur des dispositifs numériques et sur des dynamiques collectives cohabitant, plus ou moins consensuellement, avec des approches portées par l’acteur public, les institutions scientifiques ou les organismes de santé (Chateauraynaud, Debaz, 2013 ; Allard, Blondeau, 2013 ; Scotto et al., 2019 ; Parasie et al.,2019). Egalement dénommés « popular epidemiology », « citizen science », ou encore expériences d »enviro-tracking », ces dispositifs reposant donc sur l’implication des habitants, concernent de nombreux thèmes : qualité de l’air et de l’eau, pollens, biodiversité, nuisances sonores et olfactives, îlots de chaleur, pollutions chimiques des sols, ondes électromagnétiques, sismicité, radiations… Ce sont des agencements à partir desquels s’instaurent potentiellement de nouvelles configurations politiques, coopératives, cognitives et scientifiques.
Dans un contexte où l’impératif participatif face à l’urgence écologique ne cesse d’être rappelé, où les innovations territoriales, sociales, environnementales et technologiques sont en couplage instable, l’économie politique des données et les promesses des CivicTech, « technologies à visée citoyenne »[2] (Abiteboul, Dowek, 2017 ; Monnoyer-Smith, 2011), se trouvent en ces domaines, comme ailleurs, sous tension.
Ces quantifications des milieux s’accompagnent d’une quantification intensive de soi (Noyer, 2019). A ce titre, on peut considérer qu’à côté du développement de ses différents courants (épidémiologiques ou individuels), discutés depuis une dizaine d’années dans le domaine médical, se déploie un intérêt social pour l’exposome. Introduit dans le Plan National Santé et Environnement (PNSE) et dans le code de la santé publique, « le concept d’exposome propose de considérer globalement les expositions tout au long de la vie de l’individu. Il doit permettre de mieux comprendre et agir sur la survenue des maladies chroniques et la possibilité pour chacun d’évoluer dans un environnement favorable à sa santé ». [3] L’approche exposomique relève pour certains de la médecine de précision (Guchet, 2019). Pour identifier et caractériser les expositions environnementales, les recherches peuvent s’appuyer sur des technologies d’acquisition et de traitement de données massives,[4] ou dans une perspective plus vaste, sur des infrastructures publiques, en coopération parfois avec des entreprises privées, sur d’autres dispositifs de suivi et d’agrégation de données des habitants issues, par exemple, de la géolocalisation des leurs smartphones, des « smart grids » pour leur consommation d’énergie. En incluant ici des dispositifs de production et de gestion des données par des collectifs de citoyens, il s’agit d’interroger ce qui se présenterait alors comme une demande sociale – chacun à sa mesure – « de maîtrise exposomique ».
La mise en données des milieux renvoie encore à la question des échelles, des scalabilités, des processus de subjectivation et des conflictualités entre les mesures. La participation active des individus à l’enrichissement de ces masses de données suit en apparence une évolution inédite qui voit le citoyen s’équiper pour se mêler de ce qui le regarde (Larqué L. et Pestre ; 2013). Après tout, les victimes d’une dégradation des milieux ne seraient-elles pas, les plus à même à s’exprimer sur ces problèmes et ce, sans nécessairement devoir mobiliser la précision des scientifiques, techniciens et responsables de l’administration publique ? Plus largement la revendication d’une démocratie environnementale soucieuse des populations impactées a acquis aujourd’hui un peu plus de légitimité (Akrich M, et al ; 2010). Prenant appui sur des initiatives « bottom-up », riverains, usagers, patients, sportifs, hackers, etc. se découvrent désormais des capacités d’action témoignant potentiellement d’une réappropriation citoyenne de problèmes trop vite abandonnés au monopole du jugement des seuls experts institutionnels (Callon M et al ; 2001). De cela, il conviendrait précisément de de faire la critique et engager des recherches spécifiques sur chacun des agencements concrets concernés. Des parties de populations s’équipent donc, techniquement, mais en quel contexte et pour quels effets sur la création de nouvelles connaissances, sur les rapports de force hérités, sur l’action publique ?
Tout cela s’inscrit donc dans un mouvement de tissage continu des données, des comportements, des corps, des objets, des entités de la nature, et se déploie sous fond d’un « désir de data » aux économies politiques discutées, controversées, incertaines (Carmes M, Noyer JM, 2015 ; Morozov, 2014 ; Kitchin, 2014).
De plus, dans le domaine environnemental par exemple, les données ouvertes se présentent souvent comme une concrétisation du triptyque « droit à l’information – droit à la participation – droit à la justice en matière environnementale », mais pour certains auteurs, cela répond en premier lieu à un impératif de meilleure gestion des ressources informationnelles entre acteurs publics (Gautreau, Noucher, 2013). En effet, le cadre réglementaire de l’open data, en France notamment, s’est largement enrichi, et depuis la signature de la convention d’Aarhus en 1998[5], l’obligation de partager et de diffuser les informations environnementales et sanitaires produites par les autorités publiques s’est affirmée : directive européenne Inspire de 2007 portant sur les données géographiques ; loi pour une république numérique de 2016 consacrant le principe d’open data par défaut et étendant les obligations pesant sur les acteurs publics, territoriaux et leurs sous-traitants ; imposition de Plans Climat Air-Énergie Territorial (PCAET) aux grandes collectivités et intercommunalités depuis 2018 etc. ; tout cela implique une production et un usage croissant de jeux de données ouvertes. Mais, par rapport à l’open data, qu’en est-il de l’intérêt et de la participation des citoyens ?
L’open data et son couplage avec les métrologies citoyennes, ou plus largement avec l’univers des CivicTech, constituent donc un autre marqueur techno-politique (Carmes, 2019). Mais là aussi, les traductions de cette hybridation varient selon que celles-ci s’appuient sur une démarche institutionnellement intégrée (situation de collaboration avec l’acteur étatique, territorial ou le monde scientifique) ou sur une approche indépendante. Plus encore, il y a nécessité d’interroger ce lien avec l’ouverture des données ici produites en rapport avec les présupposés des mouvements open data, dont on peut dire qu’ils convergent au moins vers une finalité commune : la réutilisation des données indépendamment de leur contexte de production d’origine. Ce « ré-use », cette boucle récursive, étant conditionné et différencié selon que persistent ou non, et à différents niveaux, des « enclosures » (au sens d’empêchement) qui peuvent être de nature juridique, économique, technique, organisationnel, cognitif et plus globalement, politique (Carmes, Noyer, 2014)
Ces multiples incarnations et dimensions viennent donc caractériser une économie politique des métrologies citoyennes que l’on peut alors envisager non pas simplement au prisme des dispositifs à base de capteurs divers dont useraient des « citoyens-profanes », mais selon une géopolitique des données, un milieu d’instauration et d’existence de celles-ci, une polémologie généralisée des processus et traitements d’une data-sphère à partir de laquelle des individus diversement organisés peuvent agir et de nouvelles intelligences collectives, émerger.
Comité scientifique du numéro
- Maryse Carmes, coord. (Conservatoire National des Arts & Métiers, Laboratoire Dicen IDF).
- Béatrice Arruabarenna (Conservatoire National des Arts & Métiers, Laboratoire Dicen IDF).
- Anne Berthinier Poncet (Conservatoire National des Arts & Métiers, Laboratoire Lirsa)
- Franck Cormerais (Université Bordeaux Montaigne, Laboratoire MICA)
- Brigitte Juanals (Aix-Marseille Université, Centre Norbert Elias UMR 8562)
- Maud Pelissier (Aix-Marseille Université, Laboratoire IMSIC)
- Sophie Pène (Université Paris Descartes, Dicen IDF)
- Imad Saleh (Université Paris 8, Laboratoire Paragraphe)
https://lcn.revuesonline.com/revues/23/AA-LCNMetrodatajuinV4.pdf
Consignes
Les soumissions s’effectuent sur la base du texte intégral. Les articles font de 20 à 25 pages (50 000 signes environ, espaces, notes de bas de page etbibliographie compris). Ils sont acceptés en français. L’évaluation est réalisée en double aveugle. Afin de garantir l’anonymat de l’évaluation, lasoumission devra être anonymisée : 2 fichiers séparés dont un contient le titre, l’identité desauteurs, l’institution d’attache, l’adresse électronique ; le deuxième contient uniquement letitre, le résumé (français-anglais), 3 à 5 mots clefs,le texte de l’article. Dans le second fichier, merci de ne pas indiquer le titre de publication et les autres élémentsbibliographiques qui permettent d’en identifier le(s) auteur(s).
Les soumissions doivent respecter la feuille de style de la revue disponible sur le serveur http://lcn.revuesonline.com.
Elles sont à adresser à maryse.carmes@lecnam.net
Calendrier
- Date limite de soumission : 15/11/2020
- Date de notification aux auteurs : 15/12/2020
- Date d’envoi de la version finale : 15/01/2020
- Parution du numéro : mars 2021
Notes
[1] On peut ici noter la judiciarisation croissante de certains sujets (par exemple sur la qualité de l’Air, voir l’action de l’association Respire) ou encore porter intérêt à l’évolution du droit et des règlements en lien avec des initiatives de métrologies citoyennes.
[2] Le périmètre des civic tech peut être très large allant jusqu’à intégrer l’ensemble des applications socio-numériques pouvant servir aussi bien les interactions entre acteurs publics et citoyens que des initiatives de coordination et d’interpellation autonomes. Le terme GovTech se réfère davantage aux dispositifs conçus et portés par les Etats et territoires.
[3] https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/plan-national-sante-environnement-pnse-et-plans-regionaux-sante-environnement
[4] Selon X.Guchet, se référant sur ce point à A. Espin-Perez, l’exposomique entend « par sa volonté de tirer parti des technologies dites « -omiques » pour identifier et caractériser les expositions environnementales. Cette expression, « -omiques », désigne les différentes technologies d’acquisition de données moléculaires à très haut débit (séquenceurs à ADN ou ARN, microarrays, spectromètres de masse notamment), à tous les niveaux de complexité du vivant : génomique (gènes), transcriptomique (ARN), protéomique (protéines), métabolomique (métabolisme), interactomique (interactions gènes-protéines) ». (Guchet, 2019)
[5] « Toute personne a le droit d’être informée, de s’impliquer dans les décisions et d’exercer des recours en matière d’environnement. Tel est, en résumé, le contenu de la Convention d’Aarhus de juin 1998. Ce texte essentiel contribue à créer la confiance du citoyen envers ses institutions, et plus largement, leur fonctionnement démocratique. En offrant au citoyen une place dans les débats environnementaux, elle rencontre les exigences de transparence et de proximité, synonymes de bonne gouvernance publique ». https://ree.developpement-durable.gouv.fr/la-convention-d-aarhus/article/la-convention-d-aarhus