Argumentaire
Depuis vingt-cinq ans, le numérique est un environnement dans lequel un espace s’est ouvert non seulement pour le discours sur la mort, mais aussi pour sa commémoration et même son expérience. Depuis l’apparition sur Internet en avril 1995 du World Wide Cemetery, le premier site de commémoration en ligne, la mort a transcendé les frontières de l’analyse scientifique spécialisée (à la fois biomédicale humaine et sociale), du droit (les notions d’identité et de propriétés post mortem des données notamment) de la gestion administrative et bureaucratique (concernant les maisons funéraires et les services funéraires publics), de sa préoccupation religieuse (que les différentes confessions de foi affrontent dans une perspective eschatologique), de sa transfiguration artistique (comme la littérature, la poésie, le cinéma, les arts plastiques l’ont montré au cours des siècles et le montrent encore aujourd’hui), de sa thématisation obsessionnelle (nécrophilie, profanation, etc.). L’initiative de l’ingénieur canadien Michael Kebbee (rapidement suivie par d’autres similaires) en partant d’un contexte strictement personnel – sa propre maladie – a ouvert un espace concentré sur deux aspects qui se sont révélés par la suite fondamentaux : d’une part, la possibilité pour toutes les personnes concernées, d’exprimer les émotions liées à la mort selon leurs propres expériences et besoins personnels, grâce à une technologie relativement simple et accessible ; d’autre part, à travers cette même technologie, la possibilité de communiquer et de partager leurs propres chagrins et de faire leur propre deuil avec une communauté de personnes dans la même condition.
Depuis lors, beaucoup des choses ont changé. Tout d’abord, la technologie numérique. Si nous devions retracer une brève histoire de la mort numérique, nous inclurions dans cette expression les différentes formes sous lesquelles l’attention à la mort pourrait se manifester par le biais du numérique. Depuis les premiers cimetières virtuels, très proches des rubriques nécrologiques classiques aux plus modernes, plus proches des jeux vidéo ; et depuis les premières pages Web dédiées ad hoc aux commémorations avec un système de pages personnelles gérées par les administrateurs des sites, on est passés à des plateformes telles que YouTube, Facebook, Twitter, où l’initiative des usagers est devenue plus marquée, parfois même problématique (Gamba 2016). Plus récemment ce sont les coffres-fortes numériques qui proposent des paquets de services, où la gestion de ses données numériques devient une opportunité pour les individus eux-mêmes de concevoir leur propre Digital Afterlife (Graham, Gibbs et al. 2013). Le caractère numérique de la mort s’exprime également dans les jeux vidéo, parfois même de façon très réaliste avec l’utilisation scientifique de ceux-ci pour mieux comprendre par exemple les expériences de mort-imminente (NDE) et ses effets (Barberia, Oliva et al. 2018). Actuellement, cependant, c’est l’intelligence artificielle qui représente la nouvelle frontière de la mort numérique, les deadbots, les avatars, les hologrammes réalisés avec les données personnelles et animés par des algorithmes spécifiques élargissent le champ de la mort numérique qui passe ainsi de la commémoration à une possible immortalité dont l’individu décédé peut devenir le protagoniste. Cette nouvelle dimension rituelle qui remet en cause la séparation des morts et des vivants (Thomas, 1975) n’est cependant pas tout- à-fait nouvelle (Cherblanc, 2011).
Ensuite, c’est l’accent mis sur la mort dans l’espace public qui a changé : des thèmes tels que l’euthanasie, la fin de vie, la crémation, le don d’organes et bien sûr la mort numérique font désormais partie du débat de la société civile et de l’agenda politique et juridique, ce qui répertorie le discours sur la mort parmi les signes de civilisation. Cela n’implique pas automatiquement que la mort ait cessé d’être un tabou, mais l’élève à thème complexe au sein de sociétés complexes.
Enfin, les aspirations identitaires – tant collectives qu’individuelles – qui dans nos sociétés post mortelles (Lafontaine 2008, Jacobsen 2017), visent à une prolongation à l’infini de la vie vers une condition d’a-mortalité, qui met en jeu le sens de la limite et la différence entre la vie, la mort et l’immortalité.
L’interaction de ces conditions et l’expression de besoins qui leur sont liés a révélé une grande complexité concernant la mort, la mémoire, le deuil, l’immortalité et la commémoration. D’une part, la mort numérique, la mort au numérique, soulève de nombreuses questions complexes au sujet de l’éthique, de la vie privée, de l’autodétermination de chaque être humain, ou encore de son dépassement vers le posthumain (Gamba 2020) . D’autre part, elle joue un rôle important dans les situations de crise comme la pandémie de Coronavirus qui s’est récemment imposée et continue de s’imposer. Ainsi, elle contribue à transformer les rituels physiques en ritualisations numériques dans le but affiché de pallier aux restrictions imposées par la COVID-19. C’est ce que montrent bien des sites tels que InMemori, qui propose des services de commémorations bien diversifiés dans le souci de protéger la dimension privée et fragile des endeuillés, ou le mémorial Ogni vita è una storia (chaque vie est une histoire) ouvert en toute vitesse par le quotidien l’Eco di Bergamo le printemps dernier afin de donner la possibilité aux proches, au conjoint.e.s, aux familles, de commémorer les morts de COVID-19. La question demeure toutefois de savoir dans quelle mesure ces innovations rituelles protègent contre d’éventuelles complications du deuil (Maltais et Cherblanc, 2020).
La revue Études sur la mort, lance un appel à contribution pour le numéro thématique 157 : Une éternité numérique ? Enjeux et perspectives entourant la mort numérique dans le but d’accueillir dans ses pages des réflexions non seulement sur la situation actuelle de l’utilisation de la technologie numérique en relation avec la mort et les enjeux qui l’accompagnent, mais aussi à identifier de façon critique les perspectives, les développements possibles et l’imaginaire qui animent la relation de la mort au numérique. S’il est indéniable que cette relation est désormais un sujet à la mode (il suffit de consulter n’importe quel moteur de recherche pour le confirmer), c’est aussi un signe tangible de l’intérêt et de l’importance que le sujet a acquis (Bourdeloie 2015), non seulement dans les limites étroites des disciplines classiquement assignées à son traitement, mais aussi dans une perspective plus largement interdisciplinaire, selon les souhaits formulés à cet égard par le fondateur de la Thanatologie, Louis-Vincent Thomas, il y a presque cinquante ans (Thomas 1975).
C’est pourquoi l’appel à contribution est délibérément général en ce qui concerne les compétences convoquées, étant bienvenues toute contribution provenant des différentes disciplines et perspectives, s’exprimant tant dans des essais théoriques, que des résultats de recherches empiriques, ou encore d’expériences artistiques. De même, l’appel sollicite un examen ponctuel des questions les plus actuelles et des perspectives émergentes dans ce domaine.
Thématiques
À titre indicatif, les contributions pourraient notamment aborder les thèmes suivants :
- Mort, numérique et enjeux éthiques
- Frontières de l’IA ou frontières de la mort ?
- Mort, algorithmes et immortalité…
- Deuil, mémoire et oubli
- Identité et Digital Afterlife
- Rituels numériques : personnalisation et hybridation
- Funérailles en ligne et situations de crise
Conditions de soumission
Les propositions d’articles (entre 500 et 1000 mots) en français ou en anglais doivent être adressées à
- Jacques Cherblanc Jacques_Cherblanc@uqac.ca et
- Fiorenza Gamba Fiorenza.Gamba@unige.ch
Elles doivent aussi comprendre les informations suivantes :
- Nom, affiliation et coordonnées de l’auteur.e
- Mots-clés (3 à 5)
- Indication du titre de l’appel « Une éternité numérique ? Enjeux et perspectives entourant la mort numérique » dans l’objet du message mail.
Calendrier
- Date limite de soumission d’une proposition d’article : 30.03.2021
- Notification aux auteur.e.s de l’acceptation ou du refus de leur proposition 30.04.2021
- Remise de l’article en format Word (25.000 à 30.000 signes espaces et bibliographie comprises) en suivant les Recommandations aux auteur.e.s 10.06.2021
- Expertise des articles et recommandations aux auteur.e.s (acceptation, refus, révision) 10.09.2021
- Version définitive de l’article 15.10.2021
- Publication 15.11.2021
Direction scientifique
Dossier thématique dirigé par Jacques Cherblanc et Fiorenza Gamba
Références bibliographiques
Barberia, I., R. Oliva, P. Bourdin and M. Slater (2018). « Virtual mortality and near-death experience after a prolonged exposure in a shared virtual reality may lead to positive life- attitude changes. » PLOS ONE 13(11) : e0203358.
Bourdeloie, H. (2015). « Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts. D’une reconfiguration des rites funéraires. » Questions de communication(28) : 101-125.
Cherblanc, J. (Dir.) (2011) Rites et symboles contemporains. Théories et pratiques, Québec, Presses de l’Université du Québec, 206 p.
Gamba, F. (2016). Mémoire et immortalité aux temps du numérique. Paris, L’Harmattan.
Gamba, F. (2020). « The Right to be Forgotten and Paradoxical Visibility. Privacy, Post-privacy and Post-mortem Privacy in the Digital Era. » Problemi dell’informazione 45(2) : 201-220.
Graham, C., M. Gibbs and L. Aceti (2013). « Death, Afterlife and Immortality of Bodies and Data. » The Information Society 29(3) : 133-141.
Jacobsen, M. H. (2017). Postmortal society : Towards a sociology of immortality, Taylor & Francis.
Lafontaine, C. (2008). La société postmortelle. Paris, Éditions du Seuil.
Maltais, D. et J. Cherblanc (Dir.). (2020) Quand le deuil se complique. Variété des manifestations et modes de gestion des complications du deuil. Québec, Presses de l’Université du Québec, 256 p.
Thomas, L.-V. (1975). Anthropologie de la mort. Paris, Payot.