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Lieu de l’événement Campus de l’université Lumière Lyon 2, Lyon 69, France
Il y a presque deux ans, le 16 mars 2020, le président Emmanuel Macron prononçait un discours qui allait conduire à transformer radicalement et quasi-uniformément le quotidien de 66 millions de Français : pendant deux mois, chacun·e s’est conformé·e à la norme nouvellement édictée de rester chez soi et de ne sortir qu’en cas de grande nécessité, selon des règles strictes (avec attestation justifiant le motif de sortie, dans un périmètre restreint etc). Ce discours, marqué par le champ lexical de la guerre, peut être qualifié de performatif[1] selon la définition donnée par John Austin ; son énonciation, adossée au statut de l’orateur (qui lui confère le droit et le pouvoir de mobiliser diverses forces exécutives) suffisait à produire une action, celle de donner l’ordre de rester chez soi, suivie de conséquences, ici l’obéissance de la population française à cette injonction.
Dans le même temps, des mots et expressions associés soit à la pandémie de Covid-19, soit à d’autres phénomènes sociaux (pensons à la dénomination d’« islamo-gauchisme » pour (dis-)qualifier l’état de la recherche en sciences sociales, en particulier des études post-coloniales) se sont massivement répandus dans les débats, à la fois par leur circulation médiatique, par les réappropriations qu’en ont fait certaines personnalités politiques et les citoyens dans leurs conversations courantes. Ces mots ne sont pourtant pas neutres : ils ont une histoire et leur genèse est socialement, si ce n’est politiquement, située ; ils charrient des représentations du monde social et peuvent parfois catégoriser celui-ci, de manière plus ou moins sournoise ; enfin, des luttes d’imposition ou de contestation de certaines notions peuvent avoir lieu, entre des individus ou des groupes d’individus appartenant à différents champs et qui reconnaissent dans les mots un certain pouvoir.
D’où notre proposition de travailler sur le « pouvoir des mots » lors de cette journée d’étude organisée par le Master 2 EAPP de l’Université Lyon 2, début avril 2022. Mais, de quoi s’agit-il exactement lorsque nous parlons de « pouvoir des mots » et en quoi ce thème peut-il intéresser la recherche en sciences sociales ?
Pierre Bourdieu, dans la continuité critique des travaux du linguiste Ferdinand de Saussure, défend dans Ce que parler veut dire (1982)[2] que le langage n’est ni neutre ni naturel, mais qu’il est le résultat de processus socio-historiques ayant conduit à la normalisation de la langue, comme le processus d’unification politique nationale mené par l’État français sous la IIIème République, aidé par son institution scolaire. Cette imposition d’une langue standard et légitime n’est pas la seule dynamique à l’œuvre : le langage est sans cesse traversé de “différences classées et classantes, hiérarchisées et hiérarchisantes”[3], construites en homologie à celles qui structurent l’espace social. Autrement dit, le langage reproduit dans l’ordre symbolique les différences sociales, donc il est porteur de pouvoir symbolique. Ce pouvoir s’exerce sur un terrain d’exercice privilégié, la politique[4]. Ainsi, étudier le pouvoir des mots revient à interroger dans un premier temps les mots du pouvoir, c’est-à-dire ceux qui sont choisis et utilisés par les classes dominantes, qui contribuent à produire et reproduire le système et à le légitimer, notamment dans le cadre de l’État qui, rappelons-le, a non seulement le monopole de la violence physique, mais aussi de la « violence symbolique légitime »[5]. Il s’agira aussi d’étudier les circulations de ces mots entre différents champs, en s’intéressant tout particulièrement aux notions issues du champ économique qui se diffusent dans les champs politique et institutionnel, de telle sorte que l’idéologie néolibérale est implicitement intériorisée par une multitude d’acteurs qui vont contribuer à la renforcer.
Suite à la déconstruction de ces mots-totem, légitimés par leur usage dans des sphères de pouvoir et diffusés dans la société avec toutes leurs Weltanschauung associées, nous nous intéresserons aux mots issus de sphères militantes qui critiquent lesdits mots du pouvoir, qu’il soit capitaliste, néolibéral ou patriarcal. De ces milieux contestataires et de leurs luttes émergent parfois des innovations lexicales et grammaticales qui peuvent faire changer les perceptions du monde social, ou du moins qui conduisent à des débats de société, comme c’est le cas de l’écriture inclusive ou de mots spécifiques permettant la reconnaissance de minorités ou le dévoilement d’oppressions.
Ces néologismes peuvent d’ailleurs venir de recherches en sciences sociales et il s’agira de déterminer les frontières et de caractériser les luttes qui sont portées dans ces différents espaces sociaux. Dans le champ des sciences sociales justement, le rapport aux mots est d’autant plus épineux qu’il constitue un objet scientifique et que, dans le cadre d’enquêtes de terrain, le choix des mots – qui, et nous insistons, portent une vision du monde et donc peuvent informer des rapports sociaux de domination entre interlocuteurs – peut avoir des conséquences sur la recherche. Dès lors, réflexivité et précautions sont des mots d’ordre pour la pratique de la recherche en science sociale. Les méthodes d’analyse des discours, dans le cadre d’études ethnographiques et par entretiens (qualitatif) ou lexicométriques (quantitatif) peuvent être heuristiques dans de nombreux sujets de recherche et elles semblent encore assez peu utilisées par les chercheur·se·s en science politique ; et ce malgré la création en 2002 d’une revue spécifiquement dédiée à cette entreprise, Mots. Les langages du politique. Cette journée d’étude sera l’occasion de mettre en lumière les apports de ces méthodes et ainsi d’encourager les jeunes chercheur·se·s que nous sommes à les intégrer à leurs dispositifs d’enquête.
1/ Les mots du pouvoir et leur violence symbolique
Le langage est une dimension centrale de l’exercice du pouvoir. Une part importante de l’action des gouvernant.es, quoique souvent dépréciée ou occultée, consiste à « dire » ce qu’ils ou elles font. A titre d’exemple, les campagnes électorales sont largement tributaires des capacités de communication du candidat ou de la candidate. Nous aimerions ainsi revenir lors de cette journée d’étude sur la façon dont le langage peut être constitué en ressource par des fractions dominantes de l’espace social.
On peut faire le constat, plus de quarante ans après la publication de « La production de l’idéologie dominante »[6], de son étonnante actualité. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski montraient que celle-ci reposait d’abord sur une rhétorique du mouvement[7]. Ces dernières années l’ont bien montré : la « réforme » du système de retraites a ainsi été dépeinte comme « nécessaire » parce que, statistiques à l’appui, la société serait prise dans un inéluctable mouvement de vieillissement. Car c’est là une autre caractéristique essentielle de l’idéologie dominante : elle est empreinte de « conservatisme progressiste », c’est-à-dire qu’elle mêle à la fois des discours sur la nécessité du progrès avec la formulation de tout un ensemble de craintes quant à un avenir qui serait trop « différent » de celui envisagé. Comment d’ailleurs penser que le colloque récemment organisé par des élites politiques contre le « wokisme » pourrait être autre chose qu’une réaction conservatrice ? L’idéologie dominante, au-delà de légitimer la position d’élites gouvernantes, produit donc une représentation euphémisée de la réalité ; représentation que la sociologie critique construite autour de Pierre Bourdieu cherchait (et cherche encore) à déconstruire.
Ces « mots du pouvoir » circulent également dans les catégories administratives, comme l’illustre le numéro de la revue Cultures & Conflits coordonné par Narguesse Keyhani et Sylvain Laurens sur la production officielle des différences culturelles[8]. Prenant pour focale les politiques migratoires, les différentes contributions à ce numéro participent à une réflexion d’ensemble sur les catégories administratives. Les différent·e·s auteur·trice·s nous invitent à prendre part à la réflexion sur le sens de ces catégories, leurs effets performatifs, mais également sur les mécanismes qui président à leur formation. Ainsi, l’évolution du lexique des politiques migratoires, de la catégorie de « l’immigré » à celle du « réfugié », associée à l’émergence puis la généralisation du soupçon à l’égard des nouveaux·elles entrant·e·s sur le territoire, s’explique par l’action des administrations avant d’avoir des effets plus généraux dans l’ensemble de la société.
On peut ainsi analyser la bureaucratisation néolibérale[9] comme comme une stratégie de persuasion, un processus de “mise en forme”[10] qui passe par des règles, des procédures, des opérations de catégorisation où les mots sont centraux. Ses opérations de codage et de quantification transforment la vie sociale dans son quotidien, mais aussi l’Etat et ses modes d’intervention[11]. En devenant universelle et donc normalisée, la mise en catégories devient une déclinaison, décrite comme subtile par B. Hibou, de la domination et de son exercice. C’est dans sa normalisation que s’incarne son pouvoir contraignant.
La réforme du Revenu Minimum d’Insertion, devenu Revenu de Solidarité Active en 2009 est un exemple d’une transformation lexicale symptomatique des réformes néo-libérales. Elle exprime un changement dans les représentations autour des politiques sociales visant à « faire davantage porter la responsabilité de leur situation » [12] aux usager·es. La mise en catégorie apparaît ainsi comme un dispositif violent et coercitif, structurant l’action gouvernementale, économique et sociale et encadrant, de fait, les institutions et les personnes composant la société.
Ce processus de mise en forme auquel renvoie la bureaucratisation néolibérale se fait par le biais du langage, des mots. Elle est l’expression de représentations du réel et productrice d’effets. Elle définit les contours et expressions (il)légitimes du politique et c’est autour d’elle que “se nouent les relations sociales, les conflits et les négociations et se jouent les inégalités et les exclusions, créant ainsi un système collectif de représentation du réel qui est au centre de l’exercice de la domination[13] ”. Le langage des formalités néolibérales n’est pas pour autant inerte et immuable, mais sensible aux jeux de pouvoir, aux rapports de force et contextes historiques dans lesquels il se construit.
2/ Les mots comme enjeux de lutte pour les mouvements sociaux
En articulant l’étude des discours et des mouvements sociaux, nous souhaitons participer à la production d’une compréhension des processus et des logiques qui déterminent l’élaboration d’un langage particulier comme enjeu de lutte pour les mouvements politiques et les mobilisations. D’une part, le langage peut être placé en position instrumentale, dans le but de redéfinir et de reproblématiser un phénomène dont la désignation est jugée insatisfaisante ou révoltante (“crime passionnel” versus féminicide). D’autre part, on voit la manière dont celui-ci peut être un instrument de classification dans des stratégies de distinction au sein des organisations militantes. Enfin, le langage peut être lui-même objet (et non plus instrument) de lutte dès lors que son usage ou sa définition ne fait pas consensus. La notion de race, qui revêt une forte “polysémie sociale”, nourrit ainsi de vifs débats au sein des organisations progressistes, tantôt mobilisée dans des logiques d’assignation (ou stigmatisation), tantôt dans des logiques d’identification (ou subjectivation) raciale.
Un terme comme celui de féminicide est particulièrement représentatif de l’usage polysémique des mots. C’est un terme qui aujourd’hui porte encore à débat, que ce soit dans la sphère politique ou la sphère militante. En 2020, Fiona Lazaar, députée de la majorité, propose une résolution “pour développer l’usage institutionnel du terme féminicide”. C’est un concept qui est apparu relativement tard dans la théorie féministe c’est-à-dire à partir des années 70. En réalisant un retour historique sur le concept de féminicide, Margot Giacinti[14] montre sa difficile reconnaissance en dehors de la sphère militante. En effet, que ce soit dans la sphère juridique, médiatique ou institutionnelle, on remarque à chaque fois l’absence de ce mot et l’usage d’autres termes jouant plus ou moins sur l’euphémisation du crime commis. Nous trouverons également les termes de conjucide, uxoricide, ou encore « crime passionnel » qui ne montrent jamais la violence sexiste derrière le meurtre. La sphère militante, elle, tente alors d’imposer son langage et l’utilisation réfléchie de ce nouveau concept montrant un véritable « droit de possession » du mari sur sa femme et la mise en lumière d’un type de crime basé sur la misogynie et le « droit patriarcal » de tuer les femmes parce qu’elles sont femmes.
On peut aussi souligner combien les nouvelles technologies jouent un rôle majeur dans la diffusion d’une lexie militante plus ou moins subversive. Depuis le début des années 2000 et l’essor d’Internet, les mouvements politiques se disputent ce nouvel espace en déployant de nouvelles stratégies de communication et en agençant leur discours pour correspondre aux codes culturels du numérique, créant parfois de nouvelles terminologies militantes pour véhiculer un certain rapport au monde. Ces nouvelles terminologies comme “SJW” (Social Justice Warrior) infusent alors dans le débat public et permettent de rendre efficace la pénétration de certaines idées politiques dans le corps social. De plus, les forums puis les réseaux sociaux deviennent des espaces incontournables pour les mouvements politiques et peuvent parfois aboutir sur des événements, des campagnes de communication, ou des mobilisations (#MeeToo ; #PizzaGate ).
Yannick Cahuzac et Stéphane François analysent la stratégie de communication de l’extrême-droite identitaire, notamment sur les réseaux, qu’ils décrivent comme un gramscisme numérique pour imposer ses thématiques, ses prises de positions et son vocabulaire.[15] Dès lors, telle une agora, Internet est un espace privilégié sur lequel se joue des luttes pour la popularisation des discours politiques et des phénomènes de cadrage des mobilisations.
Tristan Mendes France ajoute que l’extrême-droite en ligne se retrouve d’abord autour d’une “guerre sémantique”[16], dans laquelle elle tenterait de promouvoir certaines terminologies en ligne comme “islamo-gauchisme”, “les chances pour la France” , “remigration” ou “mondialisme”. Ainsi, ces nouveaux acteurs forment une construction argumentative basée sur l’humour, sur l’euphémisation des discours haineux par de nouveaux langages comme le troll ou le meme, incubant dans des lieux anthologiques d’Internet tel le forum 4chan ou Reddit. Cette intervention politique se traduit par l’utilisation d’un discours affectif jouant sur la provocation des émotions. C’est pourquoi, la compréhension de la structuration du numérique et du fonctionnement des algorithmes nous paraissent être des enjeux fondamentaux pour comprendre le développement d’une nouvelle culture politique et des lexies qui s’imposent aux nouvelles générations.
Si la construction sémantique d’un problème politique peut être objet de luttes au sein de l’arène politique et/ou médiatique, ces luttes pour la représentation du monde social prennent aussi place au sein des groupes militants et des mouvements sociaux. Manon Him-Aquilli[17] a montré comment, lors des mobilisations suite à la mort de Rémi Fraisse en 2014, des débats ont eu lieu au sein des Assemblées Générales regroupant anarchistes et autonomes pour qualifier la nature des violences policières. Durant l’AG, les usages stratégiques du “nous” sont cruciaux pour la construction d’une identité collective. Un groupe majoritaire et qui maîtrise les codes militants se structure autour d’un “nous” qui considère que les violences policières sont le produit d’un système. Par ailleurs, ce “nous” est excluant puisqu’il marginalise les militant·e·s de l’AG qui individualisent les cas de violences policières.
Un autre exemple d’opération de classification est donné par Jérémy Sinigaglia[18] dans son étude du qualificatif de droitier au NPA. En effet, celui-ci sert à disqualifier, stigmatiser, étiqueter d’autres groupes sous prétexte d’écart “réformiste” par rapport à la ligne du parti et à réaffirmer l’orthodoxie du locuteur. L’usage du qualificatif droitier dans les luttes de position est dès lors un acte classant qui vise à marginaliser l’adversaire et un acte classé, qui nous renseigne sur la position du locuteur dans l’organisation.
Si certain·e·s militant·e·s peuvent user d’actes de classification pour s’auto-positionner et/ou positionner un groupe concurrent, des débats ont eu lieu autour de la notion polysémique de “race” et autour de la question de “l’identification raciale”[19]. Les mouvements que l’on peut qualifier de “progressistes” font face à une “aporie” puisqu’ils “doivent, pour lutter contre la discrimination raciale, en passer par la qualification et la quantification de groupes racialement définis“[20]. Ainsi, à l’occasion de la Marche de la dignité et contre le racisme organisée à Paris en octobre 2015, les opposant·e·s de gauche à cet évènement ont critiqué le vocabulaire utilisé par les organisateur·rice·s en les taxant de “racialisateur, de racialiste ou de raciste”[21] invoquant l’absence de races (biologiques) et l’usage de cette catégorisation pour “diviser les opprimés en les assignant à une identité fictive”[22]. Pour leur part, les partisan·e·s de l’usage de la notion de race plaident pour son utilisation stratégique dans le but de combattre un “rapport d’oppression hérité de la colonisation, et comme moyen de subjectivation politique”[23] par “l’identification raciale” et le retournement du stigmate.
3/ Les enjeux méthodologiques dans l’analyse du discours
Le pouvoir des mots ne s’exprime pas que dans le monde politique ou militant, mais aussi dans toute relation sociale dont la relation d’enquête est une forme spécifique. En tant que chercheur·se, il faut donc s’interroger sur le poids des mots et sur ce qu’ils charrient de représentations sociales.
D’une part, les mots utilisés par les enquêteur·ice·s dans le cadre de leur recherche doivent être objet de réflexion afin d’éviter de nombreux biais liés aux impositions de problématique[24] et à la reproduction de dominations sociales dans la relation d’enquête[25]. L’écart social entre enquêteur·ice·s et enquêté·e·s peut être plus ou moins grand et se manifester – notamment – par le langage utilisé, menant alors potentiellement à une disqualification sociale de l’enquêteur·ice et changeant la relation sociale d’enquête. Par exemple, l’enquêté·e dominé·e pourrait “se braquer” et faire cesser l’entretien de manière prématurée face à l’utilisation d’un vocabulaire qui n’est pas le sien[26] ; au contraire, un·e enquêté·e dominant·e pourrait se sentir investi·e d’une mission pédagogique à l’égard d’un·e enquêteur·ice apparaissant comme profane, ne maîtrisant pas le sujet[27]. Il s’agit donc d’être réflexif lors de l’usage de nos mots dans la pratique de l’enquête, car ceux-ci peuvent donner à voir la distance sociale et conditionner non seulement le déroulement, mais aussi la réalisation même de l’enquête. Quel rapport a alors l’enquêteur·ice face aux mots des enquêté·e·s et comment les traite-t-il/elle ?
D’autre part, dans le cadre d’une méthodologie qualitative, il faut aussi adopter une démarche réflexive quant aux mots des enquêté·e·s : quel crédit donner à leur discours ? Quelle importance accorder aux catégories et représentations indigènes ?[28] Ces questions dépendent de l’objectif de la démarche et des paradigmes revendiqués. Celle-ci a-t-elle pour objectif de saisir l’univers de vie et/ou l’univers de sens[29] des enquêté·e·s ? C’est donc de la posture épistémologique du/de la chercheur·e que va dépendre le type d’analyse du discours et des conditions de production de celui-ci. En effet, un des enjeux réflexifs est d’appréhender l’impact de sa présence sur le terrain comme chercheur·e, sur les mots recueillis lors de l’enquête[30], voire de relever l’importance de la relation sociale pour l’utilisation d’étiquette. Finalement, nous pouvons penser l’intérêt de s’adapter à son terrain dans le but d’obtenir des données d’enquête[31], comme celui de s’immerger dans une culture locale pour emprunter les catégories des enquêtés et comprendre le sens qu’ils donnent aux mots.
Pour s’intéresser de manière approfondie aux discours et catégories des enquêté.e.s, la sociologie et la science politique ont parfois emprunté aux autres disciplines des manières alternatives de recueillir et d’analyser la parole. On pensera à la linguistique d’abord avec l’analyse de la conversation[32], les sciences de la communication et la lexicométrie[33], la psychologie qui propose d’apporter des éléments extérieurs[34] (jeu, photographie), la codification et les listes à l’histoire[35] et même au marketing avec l’entretien par photo elicitation[36].
Si ces méthodes sont intéressantes, il faudra prendre garde à vouloir à tout prix faire rentrer un terrain dans une méthodologie[37]. Nous pourrons donc nous intéresser à la relation qui lie l’objet, le terrain d’enquête et la méthodologie utilisée. Il sera alors intéressant de réfléchir à l’apport effectif de ces méthodes et se poser la question des “tendances” dans les méthodologies des sciences sociales.
Cette journée d’étude s’adresse aux masterant·e·s, doctorant·e·s, et chercheur·e·s en sciences sociales (anthropologie, histoire, science politique, sociologie…) voulant exposer leurs recherches sur ces thématiques. Les propositions de communication pourront s’inscrire dans chacun des trois axes présentés. Elles devront contenir un titre et un résumé d’une à deux pages précisant le matériau empirique. La date limite d’envoi de la proposition est le 25 février 2022.
Adresse mail : M2EAPP@protonmail.com
La journée d’étude se déroulera début avril, sur le campus de l’université Lumière Lyon 2. En raison du contexte sanitaire, il sera possible d’y participer à distance en visioconférence.
Comité d’organisation
Promotion 2021-2022 du Master 2 de Science politique – sociologie politique – enquête et analyse des processus politiques (EAPP) de l’université Lumière Lyon 2 : Anouchka Abelé, Soukaina Aghezzaf, Thomas Alonzo, Alec Bimes, Mathilde Gelmini, Margaux Rolland, Fabien Romand, Heiko Royet-Galante, Lya Vasseur, Ophélie Vervacke
Sophie Béroud (enseignante-chercheuse, laboratoire Triangle, Lyon 2)
Notes
[1] Austin John L., How to Do Things with Words, Oxford, Oxford University Press, 1962 ; trad. fr. de G. Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
[2] Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
[3] Ibid, p.41.
[4] Bourdieu Pierre, Langage et pouvoir symbolique (1982), Paris, Seuil, 2001.
[5] Bourdieu Pierre, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, 2012.
[6] Bourdieu Pierre, Boltanski Luc, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n°2-3, juin 1976, pp. 3-73.
[7] L’expertise – économique, politique, sociologique, statistique, etc. – sert alors à caractériser ce mouvement vers une sorte de « destinée manifeste », inévitable et « naturelle », laquelle venant justifier, dans un second temps, tout un ensemble de « réformes » qui prennent alors l’apparence du « nécessaire ».
[8] Keyhani Narguesse , Laurens Sylvain (dir.), La production officielle des différences culturelles, Cultures & Conflits, 2017/3, n° 107, 176 pages ; dont l’introduction : Keyhani Narguesse et Laurens Sylvain, « La production officielle des différences culturelles », Cultures & Conflits, 2017/3, n° 107, pp. 9-13.
[9] La bureaucratisation néolibérale n’est pas comprise comme une structure, ou appareil de l’Etat, mais comme “un mode de fonctionnement par formalisation systématique, à travers l’usage de normes, de règles, de procédures, de codes”, Hibou Béatrice éd., La bureaucratisation néolibérale. La Découverte, 2013, p.9
[10] Thévenot Laurent , « Jugement ordinaire et jugement de droit », Annales ESC, n° 6, 1992, pp. 1279-1299.
[11] Hibou Béatrice (dir.), La bureaucratisation néolibérale. La Découverte, 2013, 326 pages.
[12] Eydoux, Anne, Jules Simha, et Claire Vivés. « L’accompagnement global des demandeurs d’emploi : entre renouvellement du service public de l’emploi et normalisation des politiques locales d’insertion », Revue française des affaires sociales, vol. hors-série 1, no. HS, 2019, pp. 105-128.
[13] Ibid, p.17
[14] Giacinti, Margot. « « Nous sommes le cri de celles qui n’en ont plus » : historiciser et penser le féminicide », Nouvelles Questions Féministes, vol. 39, no. 1, 2020, pp. 50-65
[15] Cahuzac, Yannick, et Stéphane François, 2013. “Les stratégies de communication de la mouvance identitaire.” Questions de communication, n° 23 (1) : 275–92
[16] Tristan Mendès France, audition à la Commission d’enquête parlementaire sur la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite, 6 juin 2019
[17] Him-Aquilli Manon, « « Alors que nous on s’acharne à dire que c’est un système » : enjeux militants de la construction d’un locuteur collectif en AG anarchiste », Mots. Les langages du politique, 2020/1 (n° 122), p. 93-110.
[18] Sinigaglia Jérémy, « Les usages du qualificatif droitier au Nouveau Parti anticapitaliste. Orthodoxie et pluralisme intrapartisan à l’extrême gauche », Mots. Les langages du politique, 2016/2 (n°111), p. 103-120.
[19] Devriendt Émilie, Monte Michèle et Sandré Marion, « Analyse du discours et catégories « raciales » : problèmes, enjeux, perspectives », Mots. Les langages du politique, 116 | 2018
[20] Fassin Didier, Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2010., p.152. Cité dans Devriendt (E.) et al., « Analyse du discours et catégories raciales » : problèmes, enjeux, perspectives », art. cit.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Voir la critique des constructions de questionnaire par Pierre Bourdieu dans l’article suivant : Bourdieu, Pierre. « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, vol. 318, 1973, pp. 1292-1309 – repris in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp.222-235.
[25] « L’entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de face à face entre A et B […] est aussi une relation sociale entre deux personnes qui se différencient par leurs caractéristiques sociales, scolaires, sexuelles. » (p.238) in Beaud, Stéphane. « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’« entretien ethnographique » », Politix, n°35, 1996, pp.226-257
[26] Mauger, Gérard. et Pouly, Marie-Pierre. « Enquêter en milieu populaire. Une étude des échanges symboliques entre classes sociales », Sociologie, vol. 10, no. 1, 2019, pp. 37-54. En particulier p.43 le classement parmi les parents dominants opéré par Myriam Sanatanazefi, femme de ménage, auprès du sociologue, est très instructif : « les parents sympas sont [ceux qui] me parlent normal quoi » (p.43).
[27] Darmon, Muriel. « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère : analyse d’un refus de terrain », Genèses, vol. 58, no. 1, 2005, pp. 98-112.
[28] Demazière, Didier. A qui peut-on se fier ? Les sociologues et la parole des interviewés. Langage et Société, Maison des Sciences de L’homme Paris, 2007, pp.85 – 100.
[29] Schwartz, Olivier. « L’empirisme irréductible », Postface à Niels Anderson, Le hobo, sociologie du sans abri , Paris, Nathan, 1993 (1923).
[30] Barbot, Janine. « Mener un entretien de face à face », Chapitre 6 dans : Paugam, Serge éd., L’enquête sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2012, p. 115-141.
[31] « “Se claquer la bifle” » avec ses enquêtés. La construction d’une définition virile du métier de gendarme », Genèses, 2018, 112, p. 103-122.
[32] Conein Bernard, « À propos d’Harvey Sacks : la sociologie et l’analyse de la conversation. Commentaires sur Langage, activités et ordre social. Faire de la sociologie avec Harvey Sacks, A. Bovet, E.Gonzalez-Martinez & F. Malbois (dirs), Bern, Peter Lang, 2014 », Langage et société, 2015/2 (n° 152), p. 123-129.
[33] Dupuy Pierre-Olivier, Marchand Pascal, « Confrontation et positionnement dans les duels de l’entre-deux-tours : une approche lexicométrique », dans : Marcel Burger éd., La parole politique en confrontation dans les médias. Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Culture & Communication », 2011, p. 129-147
[34] Karsenti Thierry, « Chapitre 7. Apprendre les mathématiques avec un jeu vidéo ? Une recherche mixte menée auprès de 118 apprenants », dans : Angélick Schweizer éd., Les méthodes mixtes en psychologie. Analyses qualitatives et quantitatives : de la théorie à la pratique. Paris, Dunod, « Univers Psy », 2020, p. 133-146.
[35] Blais Hélène, « Un protocole d’enquête pour un voyage autour du monde : universalisme et organisation pratique », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2003/2 (n° 9), p. 165-173.
[36] Khiar Zerrouk Assia, Sibeoni Jordan, Blanchard Bernard et al., « Place de la nourriture dans les relations familiales d’adolescents présentant une anorexie mentale : étude qualitative par la photographie », La psychiatrie de l’enfant, 2014/2 (Vol. 57), p. 631-680.
[37] La lexicométrie n’a de sens que sur beaucoup d’entretiens, car il faut une grande base de données, c’est-à-dire de mots ici, à analyser.
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