Détail de l’appel
À l’instar de Jonathan Sterne (Sterne, 2015), force est de constater que les Screen Studies ont été jusqu’à présent dominées par l’analyse de la dimension écranique la plus intuitive, c’est-à-dire la dimension visuelle, en se concentrant sur une approche visio-centrique et imago-centrique qui ne prend pas assez en compte la dimension sonore des interactions par écrans. Pourtant, la nature acousmatique de la voix reconduit sa manifestation à un écran qui la rend plastiquement possible (Bodini et al., 2016, 2018, 2020). La plasticité acoustique des écrans renvoie à leur structure théâtrale décrite par Brenda Laurel, ainsi qu’à la notion de « paysage sonore » de Murray Schafer et d’évènement audible de Isaac Sterling. L’idée d’un « graphisme sonore », élaborée par le compositeur Michel Chion (Chion, 1985) et la théorie psychanalytique de l’incarnation de notre voix dans l’écoute de l’autre (Dolar, 2012), entrent en résonance avec les recherches de l’ethnologue André Leroi-Gourhan. Celui-ci introduit une comparaison originale entre les effets sonores internes et l’enregistrement de la voix. Il souligne que dans l’écrit, une reconstruction du son est implicite. Il existerait ainsi une « matière phonétique », une phonation intime qui en tant que telle demeure individuelle (Leroi-Gourhan, 1965). D’après Jérôme Bruner (Bruner, 2010), le Moi se crée et se tient grâce à la phonation intime, à notre voix interne que personne d’autre ne peut entendre, la voix par et avec laquelle nous pensons à ce que nous sommes en train de faire, de dire et d’écrire. Chacun entend sa propre voix interne dire ce qu’il est en train d’écrire, dans un accompagnement sonore enrichi d’images qui restent dans l’imagination du lecteur.
Écriture et parole à l’écran seront ici abordées en contre-pied, à partir de la lecture et de l’écoute. Le silence dans les échanges synchrones en ligne est généralement vécu comme un inconvénient inconfortable, souvent associé à un dysfonctionnement momentané, à l’impression d’une interruption non souhaitée ; ou, alors, à l’embarras, à l’inattention, à l’absence. La coupure du lien avec le répondant, qu’elle soit visuelle ou auditive, est une perte de repères dans l’existence de l’autre dans la conversation et paradoxalement un retour à une propre condition de la présence, un rappel de sa médiation technique. Bruit de fond, effets de résonance et d’écho, distorsions sonores, le simple fait d’oublier son microphone ouvert ou fermé : cette matière phonique constitue un élément décisif de la communication à distance, d’autant plus qu’elle peut produire des décalages par rapport à l’image. S’arrêter sur le silence, les pauses, les blancs, nous permet d’aborder la dimension sonore de la communication à l’écran « par ailleurs », ainsi que le font Laura Odello et Peter Szendy dans un ouvrage où la voix est saisie à travers ses dysfonctionnements apparents, « ventriloquie, bégaiement et autres accidents » (Odello, Szendy, 2023).
Dans son histoire de l’écoute, Peter Szendy (Szendy, 2001) a avancé l’hypothèse suggestive d’une écoute sonore et audible, l’écoute de l’autre personne que nous pourrions écouter nous écouter. « L’écoute parle », écrivait d’ailleurs Roland Barthes (Barthes, 1977) ; « l’écoute désirante » réifiant la parole la transforme dans l’objet d’une phonophanie qui crée une présence et une relation avec la présence d’autrui (Bonnet, 2012). Les aléas du « bug visiophonique » (Mellet, 2021) imposent de nouveaux modes de dysfonctionnements de présences, d’absences ou de simples espaces comme celui du silence qui n’est, comme le blanc de la page (Christin, 2009), pas vide mais bien plein d’écoute. Sans ce silence, nous ne pourrions pas écouter l’autre, l’autre qui nous parle ainsi que l’autre qui nous écrit, et que nous cherchons à écouter tout en le lisant. Nous estimons que pour s’approprier d’une nouvelle façon les écrans de la présence à distance, il nous faut une nouvelle théorie du silence à l’écran et de l’écoute à distance.
La banalisation du télétravail constitue en ce sens un terrain d’observation privilégié des échanges et des compensations à l’œuvre au sein des différentes modalités perceptives d’une présence multimodale. La psychologie du travail montre comment la mise en scène du lieu de travail détermine les conditions, plus ou moins acceptables, du bien-être du travailleur (Pélegrin-Genel, 2010). Le télétravailleur, par souci d’efficacité et d’intensité, s’épuise en réalité dans une série d’efforts symptomatiques de la relation sémiotique entre écriture, vision et écoute à distance. Le plus flagrant de ces efforts, est la cause du surmenage vocal, désormais considéré comme étant un véritable sujet pour la santé au télétravail. Lors d’une session d’échanges en lignes plus ou moins prolongés, que la caméra soit allumée ou pas, la personne qui prend la parole est portée à accentuer sa phonation, comme pour compenser la distance physique. Ainsi la voix contribue à la visualisation à l’écran tout en constituant le principal des facteurs de gêne pour les personnes également présentes dans le même environnement domestique. L’organisation du travail à la maison, qui continue par des aspects de plaire aux télétravailleurs (Anact, 2021), comporte et demande donc une rééducation de sa voix, à l’écran et en dehors de l’écran, pour garder un équilibre.
Dans le champ littéraire et artistique, les conditions des visualisations et de performativité de la parole constituent l’un des sujets de recherche de Gaëlle Théval (Theval, 2014), qui dans ses travaux sur la poésie d’action et plus en particulier sur Bernard Heidsieck, parle d’une « scénographie de l’écrit ». La fixation visuelle de l’écoute, qui dans la performance est rendue possible par le corps et sa spatialité, est prise en charge par l’écran dans la communication à distance : la performance d’écran, irréductiblement multimodale, spatialise la parole, la rendant visible et lisible, tout en oralisant l’écriture, dans ses formes conversationnelles des messages et des tchats. La recherche inépuisable de François Bon, entre littérature et performance (letierslivre.fr), ainsi que la littératube (Bonnet, Fülop, Theval, 2023) et l’Intraface d’Alice Lenay, représentent le champ de nombre d’expérimentations de la puissance synesthésique des écrans. Ainsi que le souligne François J.Bonnet (J. Bonnet, 2022), nombre d’artistes produisent des explorations sonores d’un lieu donné dans une démarche phonographique pouvant facilement intégrer une carte interactive. Certaines performances de Kenneth Goldsmith sur Ubuweb, les poèmes sonores de Charles Pennequin ou encore les créations de DataDada sur le silence en ligne constituent autant d’expérimentations autour des paradoxes visualo-phoniques. La perspective sonore posée sur l’écran permet également de se demander ce que deviennent les grandes catégories d’analyse et de théories des arts littéraires : devenu le « bruit blanc » du média (Kittler, 1999) avec le gramophone, que devient l’auteur numérique sinon le bruit d’une écoute écranique ?
Explorer la dimension visuelle du silence et de l’écoute à l’écran, revient à questionner la conversation et la présence à distance à partir de leur structure irréductiblement technologique : ce thème a fait l’objet des travaux de PHITECO 2022 (CRED-COSTECH) ainsi que du séminaire IMPEC 2023. Dans la même démarche pourront être mobilisées les études sur l’écologie de l’attention (Citton, Crary, Patino), sur l’économie numérique et les logiques affectives des échanges numériques (Alloing et Pierre 2017, Lardellier, 2008, Fabienne et Adrian 2016), et plus généralement sur la transparence et l’opacité de l’être en ligne (Cavallari, 2017, 2018, 2020 ; Develotte et al., 2011, 2021 ; Ibnelkaïd, 2015 ; Lenay, 2019, 2020 ; Mondada, 2015 ).
Nous encourageons ici une approche interdisciplinaire : les questions soulevées croisent d’ailleurs les sciences de l’information et de la communication et l’esthétique, les sciences du langage et la sémiotique, la psychologie et l’anthropologie, la philosophie et l’archéologie des médias. Elles pourront être abordées dans une démarche spéculative ainsi que littéraire, historique ou ethnographique. Les propositions pourront toucher à tout genre d’échanges à distance par écrans interposés (via applications de messagerie instantanée, logiciels de visio-conférence, appels vidéo, réseaux-sociaux), cela dans un contexte personnel tout aussi bien que professionnel ou de détournement et de création artistique.
Liste non exhaustive des questions et des thèmes qui pourront être abordés :
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Multimodalité de la présence à l’écran : La multimodalité de la communication à distance produit un sentiment de présence animé par les évocations, les superpositions et les interférences entre écriture, oralité et image, autant de registres communicationnels capable de glisser l’un sur l’autre avec des effets de synesthésie, d’échange, de compensation et de virtualisation, entre ce qui est (in)audible, (il)lisible et (in)visible à l’écran…
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Phonocentrisme et graphocentrisme des écritures et des lectures conversationnelles : Des théories de Derrida aux recherches de Christin, en passant par la paléontologie de Leroi-Gourhan et la théorie des médias de McLuhan, la priorité accordée soit au code graphique soit au code phonique du langage demande d’être repensée sur la base de la temporalité et de la performativité de l’écrit et de l’oral de la conversation à distance, où la parole, paradoxalement, s’oralise en s’affichant à l’écran et l’écoute de l’autre se transforme dans la lecture de ces messages…
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Anthropologie de la voix comme dimension corporelle et sociale, et par là identitaire et émotionnelle : Si la prise de parole est l’exercice élémentaire de l’individualisation, l’oralité constitue un régime de pensée à part qui se caractérise par ses vibrations, sa couleur et l’affect qu’elle implique. L’aménagement de la voix à l’écran et son inscription dans les messages vocaux, lui donne une spatio-temporalité inédite ainsi que la profondeur de la mémoire, tout en nous plaçant dans un rapport réflexif à notre propre voix, que nous pouvons enregistrer, écouter et réécouter…
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Culture du travail et impacts sociologiques : Le télétravail à domicile comporte l’apprentissage de nouvelles techniques de présence et de l’attention conjointe ainsi que l’organisation du bureau hybride, autant de tâches supplémentaires dont doit se charger l’employé. La gestion des temps de parole des uns et des autres, l’intensité et les nuances de la phonation même, l’écoute et les pauses dans l’alternance et la complémentarité de phases visio-phoniques et téléphoniques redéfinissent les codes de la fluidité, de l’efficacité et de l’intensité dans la communication à distance. Si la surexploitation de sa voix semble être le résultat d’une jonction technologique, elle représente l’un des principaux facteurs d’usure physique du télétravailleur, tout étant cause d’inconfort pour les personnes qui partagent le même espace de travail et de vie…
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Création artistique, textes vidéo, performances sonores à l’écran : Les recherches et les créations artistiques sur la sensorialité et la matérialité de l’image, du son et de l’écriture à l’écran, peuvent suggérer des détournements du dispositif et des solutions narratives et visuelles assez originales, en provoquant par là un questionnement de la dimension multimodale, esthétique et sociale de l’écran, qui a déjà marqué l’histoire du cinéma…
Calendrier indicatif
- Date de publication envisagée : décembre 2024
- Envoi des propositions d’articles : lundi 15 janvier 2024
- Réponse d’acceptation ou de rejet des propositions : lundi 12 février 2024
Si accepté, envoi des articles complets pour évaluation : lundi 20 mai 2024
- Les propositions devront faire au maximum 3000 signes espaces compris.
- Les propositions d’articles et les articles doivent être envoyées à impec.terminal@gmail.com
- Les consignes aux auteurs sont sur le site de la revue.
Bibliographie
ANACT, 2021, « Télétravail de crise : les résultats de notre consultation 2021 » (en ligne)
Auslander P., Liveness. Performance in a Mediatized Culture, London and New York, 1999.
Barthes R., « Écoute »(en collaboration avec Roland Havas), dans « L’obvie et l’obtus ». Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982.
Bertrand, L., « Petite archéologie de l’art sonore photographique », dans Cahier Louis-Lumière, 2017, n. 10.
Bodini, J., Carbone, M., Lingua, ., Serrano, G., (dir.), L’avenir des écrans, Paris, Mimesis, 2020.
Bodini, J., Carbone, M., Voir selon les écrans, penser selon les écrans, Paris, Mimésis, 2016.
Bonnet, G., Fülop, E., Théval G., Qu’-est-ce que la littératube ?, Les ateliers de Sens Public, Montréal-Paris, 2023 (en ligne).
Bruner, J., Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, trad.fr., Paris, Retz, 2010.
Cavallari, P., « Le phonopostale et les sonorines : un échec riche d’idées », Cahier Louis-Lumière, 2017, n. 10.
Cavallari, P., « What Does It Mean to Be on line or offline with Others ? », dans M. Treleani, V. Zucconi (dir.), Remediating Distances, img journal, Bologna, Alma Mater, 2020.
Cavallari, P., “Les effets spéciaux d’une magie normale : transparence et opacité de l’être en ligne”, dans Magie numérique, Villeneuve d’Ascq, 2020.
Chion, M., Le son au cinéma, Paris, Cahier du Cinéma, 1985.
Chistin, A.-M., Poétique du blanc, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 2009.
Cosnier, J., Kerbrat-Orecchioni, C., Décrire la conversation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987.
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