Argumentaire
Sacré ou profane, lu ou appris par cœur, transformé en amulette ou trônant dans la vitrine d’une librairie et exhibant un prix qui le rend parfois inaccessible au public auquel il est destiné, le livre possède-t-il et exerce-t-il encore un pouvoir sur nos vies et dans notre imaginaire ? Par quels biais cet objet qui ne semble exister que pour permettre la circulation des idées ou la relation spirituelle peut-il mettre en avant sa propre matérialité ? Cette matérialité n’est-elle pas le support autant des cultes voués au livre que des agressions et des détournements dont il peut faire l’objet ? Quels rapports entretenons-nous avec le support papier à l’heure de la digitalisation prétendument universelle ?
Telles sont les questions dont il nous faudra partir pour réfléchir sur présence et la puissance du livre au nord et au sud de la Méditerranée.
Ces questions sont en effet au cœur de nombreuses recherches universitaires actuelles, récentes ou en cours. Pour ne citer que quelques exemples français, en seraient significatifs les volumes publiés dans la collection « livre et société » des Presses universitaires de Paris-Ouest (Le Livre au corps, Alain Milon et Marc Perleman, 2012), des numéros de la revue en ligne Komodo21 (La Fin du livre : une histoire sans fin, Florence Thérond dir., Komodo 21, n°3, 2015), le projet « Biblioclasmes » inauguré par deux centres de recherches de l’UT2J (LLA CREATIS, Benoît Tane, et PLh, Marine Le Bail)…
Quelles spécificités ces questions présentent-elles dans l’espace méditerranéen ?
Cet espace est, en effet, celui des civilisations du livre. C’est à Athènes que Platon, le premier, a transféré un idéal politique contrarié par les faits dans l’espace utopique du livre (Platon, La République). Cette inscription d’un idéal de citoyenneté dans le livre permet de le transférer aux générations suivantes grâce à la « différance » que permet ce support (Derrida). Depuis, le livre constitue le lieu par excellence de la méditation du sujet sur lui-même et sur le monde ; le lieu où les enjeux sociaux et politiques sont pris en charge, dramatisés, fictionnalisés ou « élaborés » intellectuellement. En un mot, une bibliopolis, une République du livre. En effet, le livre n’est-il pas ce support d’enregistrement qui permet de rompre la barrière du temps et de l’espace ? De rendre disponible aux générations futures un projet de citoyenneté que la situation politique de l’époque rend irréalisable ? De fonder en raison la cité et la citoyenneté ? De façon souvent implicite, telle semble être aussi la problématique centrale au cœur des œuvres des Africains et de celles de la diaspora africaine dans le monde. Il s’agit souvent de partir d’un constat d’échec, relié à une problématique postcoloniale, pour interroger les conditions d’une citoyenneté, l’inscription problématique dans une cité qui ne parvient jamais à se constituer comme telle. Dès lors, on peut se demander si la citoyenneté envisagée ou rêvée n’est pas condamnée à n’apparaître que dans les livres dont elle imprègne la trame narrative et détermine la psychologie des personnages. Il s’agirait alors d’une cité virtuelle, une sorte d’Atlantide, que la réalité géopolitique submerge à chaque fois et qui survit dans et par le livre, une bibliopolis au sens « utopique » du terme. Précisons cependant que le vocable bibliopolis n’est pas un vérirable néologisme composé à partir de « biblio », le livre, et de « polis », la cité. De fait, selon Frédéric Barbier (2012), le terme existe au Moyen-Âge et désigne le libraire au sens de « celui qui répand les livres ».
On pourrait même parler de bibliotopie pour désigner de façon synthétique les rapports du livre à l’espace (géographique, culturel et imaginaire). L’inscription du livre dans l’espace et dans des pratiques elles-mêmes associées à leurs espaces (linguistiques et culturels), et notamment dans les espaces francophones, ferait de la Méditerranée un exemple privilégié, quasi matriciel. Cependant, ce qui s’est joué dans cette matrice se répète loin de la source, véhiculé à travers la mise en relation brutale entre des pays d’Afrique subsaharienne et l’Europe, par exemple. En effet, la présence du livre ne va pas toujours de soi. Une des conséquences de cette rencontre et de son caractère essentiellement agonistique, est l’imposition du livre dans des espaces soumis par la force. Dès lors, le livre y apparaît à la fois comme le symbole et l’outil privilégié de cette domination. Et, dans un renversement paradoxal, le livre devient aussi le centre de toutes les luttes pour l’autodétermination et l’expression de la liberté (Senghor, Césaire). Il acquiert ainsi le statut de pharmakon ; à la fois poison et remède. Il n’est sans doute pas anodin que la fondation Michalski ait intitulé son festival « rencontres des littératures autour du monde » Bibliotopia et nous invite à « partager des regards engagés sur la société, conjuguer le réel et l’imaginaire, débattre du rôle de l’écrivain au cœur du contemporain et célébrer la littérature comme prise de risque ». Cette problématique fait échos aux mouvements sociaux et politiques qui depuis les printemps arabes jusqu’à la révolte des Libanais tente d’inventer une citoyenneté arrachée à la logique prédatrice des élites autoproclamées. La légitimité de celles-ci, souvent fondée sur la participation aux luttes contre la colonisation et le « néo-colonialisme » ou sur l’inscription dans un livre sacré, est partout mise en question. Des communautés autrefois séparées par leurs appartenances religieuses semblent vouloir sortir du livre par les livres ou par les nouveaux supports de communication. De fait, les réseaux sociaux, tout en privilégiant l’audiovisuel, ne reposent-ils pas sur la prolifération des écrits ?
Centrée sur le livre, cette réflexion pourra donc être élargie aux rapports à l’écrit, aux processus d’oralisation de l’écrit (oraliture ou lecture à haute voix) et au paradoxe d’une « phonie » (francophonie, par exemple) qui se manifeste surtout comme une « graphie ». En effet, l’appartenance à l’espace francophone ne se définit-elle pas surtout comme appartenance à un cadre scripturaire dans lequel écrire en français devient le seul moyen pour les anciens colonisés et leurs descendants de se faire « entendre » ? Existe-t-il des alternatives à cette « inscription » ?
Axes de réflexion envisagés
- Présence et statut de l’écriture de part et d’autre de la Méditerranée
- Statuts du livre et livres substituts aux Livres sacrés
- Modes de diffusion
- La question de la langue (langues « coloniales » versus langues « locales »)
- Créolisation et autres « hybridations »
- Livres/ images/scène (beaux livres, livres de photographies, livres audio, livres numériques, adaptation à l’écran ou à la scène)
- Expériences de lecteur (rapports personnels au support matériel ou digital)
- Le livre violenté ? (censure, biblioclasme, interventions artistiques…)
- Le livre fétichisé ? (rituels et pratiques magiques en lien avec le livre)
Modalités de contribution
Date butoir pour l’envoi de votre article : 30 janvier 2021
Délibération et réponse du comité de lecture : fin février 2021
Mise en ligne : Printemps 2021
Fiche technique d’engagement de proposition de l’article de l’auteur(e)
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Résumé ( en dix lignes) :
Présentation de l’auteur(e) :
Publication (numérique), à partir du volume 82/2021
Responsables scientifiques
- Momar Désiré Kane/Enseignant-chercheur-Université de Toulouse Jean Jaurès
- Benoît Tane/Enseignant-chercheur-Université de Toulouse Jean Jaurès
- Hanane Essaydi/Enseignante-chercheuse-Université Cadi Ayyad Marrakech
Contact avec la rédaction : revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire :
Mohammed Habib Samrakandi : habib.samrakandi@free.fr
Adresse professionnelle : Service Arts et Cultures du CIAM
Université de Toulouse2-Jean Jaurès -5, Allées Antonio Machado-31058 Toulouse-cedex 09 habib.samrakandi@univ-tlse2.fr
Contact avec l’équipe scientifique : momar.d.kane@orange.fr
Mots-clés
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