La revue Interfaces numériques lance un appel à articles pour un dossier consacré à la thématique « Culture.s du technique, de l’innovation et de la communication : imaginaires, potentialités, utopies » sous la direction d’Eleni Mitropoulou et Carsten Wilhelm.
Appel à contribution
Cette livraison de la revue Interfaces Numériques actualise la question de la relation entre Technique et Culture autour de l’(im)possible culture technicienne (Ellul, 1988 : 165- 182) ainsi que les conséquences du technique indépendamment des intentions (Jonas, 1979). C’est un domaine de réflexion bien ancré dans les Sciences de l’Information et de laCommunication à un niveau international avec les discussions de « médiatisation/datafication », de « responsabilité » et de « durabilité » face aux dynamiques des cultures de la communication hautement technicisées (Couldry et Hepp, 2016 ; Waisbord, 2019). Ces dynamiques sont encore à comprendre et à analyser. En plein essor des technologies numériques, à la lumière de travaux fondateurs contemporains signés par Benjamin, Leroi-Gourhan, Simondon ou encore De Certeau et des travaux consacrés à la relation entre technique et culture (Humbert, 1991 ; De Noblet, 1981), ces questions nécessitent une approche pluridisciplinaire en sciences humaines et sociales. Elles sont d’une actualité accablante autant dans les industries médiatiques, désormais résolument numériques, que dans les industries créatives (ou se revendiquant comme telles), au sens de l’Unesco (2009) et à la lumière de travaux en sciences de l’information et de la communication (Bouquillon, Miège & Moeglin, 2013).
Médiatiques, créatives, et par essence, culturelles, les industries de la communication sont industrielles notamment de par « la mise en œuvre répétée de la technique pour obtenir un certain nombre de résultats » (Humbert, 1991, p. 54-55) ou encore par la place qu’ont prises la mesure et les données dans les pratiques professionnelles (Martin, 2020). Les habituelles relations ou ruptures entre culture et technique seront convoquées ici pour être dépassées au profit d’une reconnaissance mutuelle de leur rôle dans la cité : la culture se nourrit du technique et le technique n’a du sens que dans son contexte culturel. Cette interaction produit des faits autant pragmatiques que symboliques : des outils, du langage, des usages, des relations, des savoir-faire, des savoir-être, de la matérialité, de la représentation :“Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois” (Stiegler, 1998 : 190).
Avec l’actuelle livraison, il s’agit d’interroger ce qui configure culture et technique en milieu. Comment, en interférant, tiennent-ils ensemble (Ricoeur, 1990) ? La racine du mot culture elle-même renferme l’idée de la cultivation et en même temps de la transformation de la matière (Williams, 1985). Est-ce le technique qui transforme la culture de la communication au risque de la standardiser ou est-ce la culture ou plutôt des hégémonies culturelles qui conduisent aux transformations techniques (Pignier & Robert, 2015) et leurs appropriations plus ou moins diversifiées ? Et au-delà, comment la technique interroge-t-elle les transformations des objets et des pratiques de culture (Doueihi, 2011) ? La notion de transformation se profile ici comme opératoire pour penser cette question surtout si l’on aborde la relation entre culture et technique avec l’exemple de la communication entre les êtres. Il faut un certain niveau de changement pour qu’un fait technique produise un paradigme culturel équivalent aux changements induits par l’émergence de l’écriture (Souchier, Jeanneret et Le Marec, 2003), l’industrialisation ou encore la raison computationnelle (Bachimont, 2010).
Culture.s du technique est la situation que produit l’irruption technique ou l’irruption d’une technique lorsqu’elle s’installe dans une société à un moment socialement et historiquement donné, lorsqu’en s’y ajoutant elle transforme l’état des choses et les états d’âme propres aux dispositifs et pratiques de communication tout en trouvant en partie ses sources dans ces mêmes pratiques contextualisées. C’est la perception par la société à ce moment donné d’une discontinuité, et potentiellement d’une rupture, qui manifestel’évaluation du technique par la culture ; cette évaluation peut être dite « innovante », par exemple. Le caractère situé de cette dernière – il peut être fabriqué par des discours d’escorte, encouragé par la doxa, … – impliquera dans le dossier thématique une réflexion critique, une ouverture à des perspectives comparatives au plan social, culturel, local, historique ou international.
Autant les producteurs que les usagers du technique sont les agents de la fabrique d’une culture technique, d’une culture d’opérations et de projets, de promesses du technique, de prouesses du technique, prévues ou vécues, et des non-lieux du technique. C’est selon espoirs, réussites et échecs que les culture.s du technique sont à la fois quelque chose de factuel (car elles manifestent la production du technique dans la société) et quelque chose de transcendant (car elles investissent la rationalité technique de créativité et de dessein).
Parmi les approches possibles, cette problématique pourra être explorée au sein des sciences humaines et sociales à partir des domaines suivants :
Design et industrie
Le design, aujourd’hui, est objet de revendication de la part des designers eux-mêmes, mais aussi d’autres acteurs qui en retiennent soit la dimension matérielle (Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, 2018), soit la diversité des méthodes (Beudon, 2017), soit l’aura d’une créativité ou d’une innovation (Jevnaker, 2010) espérée. Mais si l’on considère qu’une discipline s’institue également par les rétrospectives qui construisent et pérennisent sa représentation en vue de développements ultérieurs, il est notable que le design se construit notamment, médiatiquement, à travers une mise en scène de ses artefacts et de la technique. Comment mettre en question la relation entre culture et design ? Que dire du rapport singulier à l’industrie quand le design, discipline du « projet », est convoqué, dans un contexte culturel donné, comme motif, comme figure au sein de discours sur l’innovation, le management ou même l’organisation et dans des conditions médiatiques assez nouvelles dans et avec « le digital », dites « numériques » ?
Promesses et pratiques du changement
Qu’il s’agisse de pratiques culturellement situées ou interculturelles, le technique s’y déploie par sa promesse de changement, d’innovation et de progrès. Ces notions interpellent les attentes et les désirs d’une culture car toutes les cultures ne veulent pas la même chose (Duchamp, 1999 : 183). Comment le technique rejoint-il le désir et/ou l’imaginaire d’une culture (Martuccelli, 2013) voire d’une doxa c’est-à-dire un ensemble d’opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une société donnée ? Comment le technique intègre-t-il la société ou la transforme-t-il différemment selon sa motivation doxique ou culturelle ? Faut- il chercher les problèmes pour lesquels les technologies représentent une solution dans un contexte donné dans la culture ou sont-ils universels ? Élaborer une réflexion sur la ou les culture.s du technique permet de ne pas s’éloigner d’une dimension essentielle pour penser le technique : plutôt que de pré-supposer le changement, l’innovation ou le progrès, on peut penser à ce qui fait (Simondon, 2001) que le changement est soit effectif, soit simulé ou imaginé au cœur d’un techno-enthousiasme ou d’une techno-phobie ambiants (Treleani, 2014 ; Jarrige, 2014).
Normes, usages et gouvernementalité
Bien que l’outil technique a permis à l’humanité le détachement progressif, quoique partiel, des contraintes biologiques et a favorisé la “fabrication” de la culture (Leroi- Gourhan, 1945), l’interdépendance entre technique et vivant est forte. Si la crise écologique est la cristallisation de cet enjeu, la crise sanitaire du Coronavirus en apporte une preuve supplémentaire, très concrète, dans nos vies. Un terrain sur lequel cette relation se négocie et s’organise est celui des normes qui cadrent et stabilisent ces développements. Les négociations collectives de normes sont indissociables des controverses sur les valeurs et ne sont jamais exemptes de sous-textes culturels. Sous l’apparente simplification et stabilisation des processus de production et d’usage, la normalisation sous-tend un ensemble d’enjeux communicationnels, industriels et commerciaux. Une analyse des culture.s du technique doit s’intéresser à la fois aux régimes de gouvernementalité (Rouvroy et Berns, 2013) qui s’expriment dans les normes techniques comme aux normes anthropologiques et d’usage. Celles-ci sont elles-mêmes expressions d’un “souci de soi” (Foucault, 1984) des utilisateurs et de leurs ambitions de « responsabilité » (Jonas, 1979), mais cette orientation individuelle s’accompagne, particulièrement dans le cadre de défis et crises planétaires (pandémie, climat, ressources rares) d’enjeux collectifs (enjeux éthiques de l’intelligence artificielle, sobriété numérique). Comment la culture du technique numérique joue-t-elle la carte des défis et crises planétaires (…) pour s’imposer ? Ce faisant, ne tend-elle pas à exclure, occulter d’autres cultures du technique qui peuvent, pourraient faire face à ces défis et aux enjeux qui leur sont liés ?
Bibliographie
BACHIMONT Bruno, 2010, Le sens de la technique : Le numérique et le calcul, Belles lettres.
BERREBI-HOFFMANN Isabelle, BUREAU Marie-Christine et LALLEMENT Michel, 2018, Makers : enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Éditions du Seuil.
BEUDON Nicolas, 2017, « Mener un projet avec le design thinking », I2D – Information, données & documents, vol. 54, no 1.
BOUQUILLON Philippe, MIEGE Bernard et MOEGLIN Pierre (2013), L’industrialisation des biens symboliques :Les industries créatives en regard des industries culturelles, Presses Universitaires de Grenoble.
COULDRY Nick et HEPP Andreas, 2016, The mediated construction of reality, Cambridge Polity.
DE NOBLET Jocelyn, 1981, Manifeste pour le développement de la culture technique, Centre de Recherche sur la Culture Technique.
DOUEIHI Milad (2011), « Un humanisme numérique », Communication & langages, vol. 167, n°1, NecPlus.
DUCHAMP Robert, 1999, Méthodes de conception de produits nouveaux, Hermès Science Publications.
ELLUL Jacques, 1988, Le bluff technologique, Éditions Hachette.
FOUCAULT Michel, 1984. Le souci de soi. Histoire de la sexualité III, Gallimard.
HUMBERT Marc, 1991, « Perdre pour gagner ? Technique ou culture, technique et culture », Revue Espaces Temps, 45-46.
JARRIGE François, 2014, Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte.
JEVNAKER Birgit Helene, 2010, « How Design Becomes Strategic », Design Management Journal, vol. 11, no1.
JONAS Hans, 1979, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Éditions Cerf.
LEROI-GOURHAN André, 1945, Milieu et Techniques, Albin Michel.
MARTIN Olivier, 2020, L’empire des chiffres. Une sociologie de la quantification, Armand Colin.
MARTUCCELLI Danilo, 2016, « L’innovation, le nouvel imaginaire du changement », Quaderni [En ligne], 91, journals.openedition.org/quaderni/1007 ; DOI : 10.4000/quaderni.1007
PIGNIER Nicole et ROBERT Pascal (coord.), 2015, « Cultiver « le numérique » ?, revue Interfaces Numériques, vol. 4, n°3/2015. Lien : https://www.unilim.fr/interfaces- numeriques/382
RICOEUR Paul, 1990, « Entre herméneutique et sémiotique – Hommage à A. J. Greimas », Nouveaux Actes Sémiotiques n°7, Pulim.
ROUVROY Antoinette et BERNS Thomas, 2013, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, n°177, https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-163.htm
SIMONDON Gilbert, 2001, . Du mode d’existence des objets techniques, Aubier.
SOUCHIER Emmanuel, JEANNERET Yves et LE MAREC Joëlle (2003), Lire, écrire, récrire – Objets, signes et pratiques des médias informatisés. Bibliothèque publique d’information.
STIEGLER Bernard, 1998, « Leroi-Gourhan : L’inorganique organisé », in Les cahiers de médiologie, 6(2), Cairn.info. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0187
TRELEANI Matteo, 2014, « Dispositifs numériques : régimes d’interaction et de croyance », Actes Sémiotiques [En ligne] n°11.
TRESOR DE LA LANGUE FRANÇAISE INFORMATISE, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF – CNRS & Université de Lorraine
WAISBORD Silvio, 2019, Communication. A Post Discipline, Cambridge Polity.
WILLIAMS Raymond, 1985, Keywords : A Vocabulary of Culture and Society, Oxford University Press.
Organisation scientifique
La réponse à cet appel se fait sous forme d’une proposition livrée en fichier attaché (nom du fichier du nom de l’auteur) aux formats rtf, docx ou odt. Elle se compose de deux parties :
- Un résumé de la communication de 4 000 signes maximum, espaces non compris
- Une courte biographie du (des) auteur(s), incluant titres scientifiques, le terrain de recherche, le positionnement scientifique (la discipline dans laquelle le chercheur se situe), la section de rattachement.
Le fichier est à retourner, par courrier électronique, pour le 15 mai 2021, à eleni.mitropoulou@uha.fr et carsten.wilhelm@uha.fr. Un accusé de réception par mail sera renvoyé.
Calendrier prévisionnel
- 15 mai 2021 : date limite de réception des propositions
- 15 juin 2021 : avis aux auteurs des propositions
- 1er septembre 2021 : date limite de remise des articles
- Du 1er septembre au 1er novembre 2021 : expertise en double aveugle et navette avec les auteurs
- 1er décembre 2021 : remise des articles définitifs
- Fin Janvier 2022 : sortie du numéro en versions numérique et papier.
Modalités de sélection
Un premier comité de rédaction se réunira pour la sélection des résumés et donnera sa réponse début avril 2021.
L’article complet devra être mis en page selon la feuille de style qui accompagnera la réponse du comité (maximum 25 000 signes, espaces compris). Il devra être envoyé par courrier électronique avant le 1er septembre 2021 en deux versions : l’une entièrement anonyme et l’autre nominative.
Un second comité international de rédaction organisera une lecture en double aveugle des articles et enverra ses recommandations aux auteurs au plus tard le 1er novembre 2021.
Le texte définitif devra être renvoyé avant le 1er décembre 2021.
Les articles qui ne respecteront pas les échéances et les recommandations ne pourront malheureusement pas être pris en compte.
Interfaces Numériques est une revue scientifique reconnue revue qualifiante en Sciences de l’Information et de la Communication sous la direction de
Nicole PIGNIER et de Benoît DROUILLAT.
Présentation de la revue classée par l’HCERES (Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques