Actes sémiotiques

Du sens à l’action. Une rencontre entre sémiotique et pragmatique autour du concept de « force »

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La sémiotique et la pragmatique sont deux domaines qui se sont très rarement confrontés, malgré un paradigme actionnel commun. Parret (1976) est sans doute le premier à avoir initié un rapprochement entre ces deux disciplines en proposant une pragmatique des modalités, et en appréhendant l’objet pragmatique comme « le fragment linguistique dans sa dépendance au contexte “actionnel” » (Parret, 1976 : 48). Greimas (1989) considérait pourtant que « la problématique des actes de langage ne [pouvait être] que bienvenue » pour le sémioticien « qui considère l’énonciation […] comme un faire linguistique » (Greimas, 1989 : 73). Seul regret pour lui : le fait que les explorations menées dans ce domaine « se situent par trop à la surface linguistique, ne permettant pas d’embrayer sur une typologie des compétences des sujets, parlants ou simplement agissants » (ibidem).

Dans cette même perspective, Landowski (1989) a proposé une traduction originale de How to do things with words sous la forme de Quand faire croire, c’est faire faire. Pour décrire l’acte d’énonciation, Landowski (1983) préconise d’ailleurs d’appliquer les acquis de la grammaire narrative au niveau de l’énonciation, en plaçant la notion d’actant au cœur de l’analyse. La fonction de la grammaire narrative est alors de “programmer” et de régulariser le sens du spectacle que les sujets se donnent les uns aux autres à seule fin d’interagir les uns sur les autres. Il inscrit la théorie des actes de langage dans le cadre d’une “socio-sémiotique” où interviendrait la notion de scénographie empruntée à Goffman (1987).

D’autres sémioticiens, comme Sbisà et Fabbri (1980), ont porté un regard plus critique sur la pragmatique, lui reconnaissant l’intérêt des concepts d’illocution, de perlocution, de présupposition pragmatique, d’implicature conventionnelle pour l’analyse de la manipulation et le démontage d’effets persuasifs, mais lui reprochant sa méthodologie peu propice à l’analyse des transformations d’état opérées par l’acte de langage. Dans la lignée de Sbisà et Fabbri, Carontini (1984) aborde « l’interaction comme une transformation réciproque que les émetteurs/récepteurs opèrent de leurs actions respectives, lorsqu’ils utilisent un signe (ou une séquence de signes) » (Carontini, 1984 : 122). Le signe, ou la séquence de signes, constitue, dans ce cadre, une médiation active qui permet de comprendre la nature des transformations. Comme rappelé dans Anquetil (2013), citant Carontini, traiter l’acte illocutoire comme une “médi‑action” de l’interaction communicationnelle permet de mieux situer le statut intentionnel de l’acte illocutoire : cela revient à différencier ce que l’on dit de ce que l’on veut faire lorsqu’on énonce quelque chose.

Le Groupe µ a également revendiqué explicitement et logiquement, à partir des Principia Semiotica (2015), l’ancrage pragmatique de sa sémiotique cognitive. Ils assument la possibilité « de réintégrer la perspective pragmatique à la sémiotique » et affirment que « la pragmatique est la partie de la sémiotique qui voit le sens comme condition de l’action ». (Groupe µ, 2016 : §15). La part pragmatique est constitutive de la catasémiose, pendant de l’anasémiose dans le processus sémiogénétique. Alors que l’anasémiose décrit la manière dont le sens émerge de la perception à partir de dipôles, en une opération de généralisation, la catasémiose prend en charge la phase actionnelle, nécessairement particularisante. Dans la catasémiose, en un mécanisme comparable à l’anasémiose, se joue ce qui nous semble être l’un des points cruciaux de l’appariement entre sémiotique et pragmatique : la suture entre un monde du sens clos sur le cycle des sémioses et la sphère actionnelle, qui peut impliquer un arrêt, une sortie hors du strict monde du sens et une traduction décisionnelle et actionnelle.

La rencontre entre sémiotique et pragmatique offre l’occasion d’interroger ou de dépasser plusieurs limites disciplinaires. Côté sémiotique, la première limite, dénoncée fréquemment par le Groupe µ, tiendrait au repli de la discipline dans les frontières de la signification. La sémiotique s’est ouverte pourtant, en direction des passions, du sensible, pour le versant anasémiotique, ou vers les pratiques, le social, la communication, pour le côté catasémiotique. Mais dans les deux cas, elle paraît se tenir dans un inconfortable entre-deux, au-delà de la perception proprement dite et en-deçà des sphères actionnelles et décisionnelles. Au risque de demeurer à jamais invérifiable et inapplicable. La seconde limite éventuelle abordable par le prisme pragmatique réside dans la réduction drastique de la sphère actionnelle dans la théorie narrative. Les théories de la sémiotique des pratiques et des formes de vie en ont extrapolé la dimension verticale, en travaillant l’interaction entre les paliers du sens, mais une analytique actantielle et les moyens de cette analytique font encore défaut. À l’instar de la pluralisation actantielle de l’anthropologie latourienne, la prise en compte d’une pragmatique est une invitation à repenser la sphère actionnelle, en exploitant éventuellement le modèle à grains fins des actes de langage.

Les limites que l’on pourrait tracer versant pragmatique dessinent également en creux d’autres pistes à interroger par les sémioticien.nes et par les pragmaticien.nes. Elles concernent la localité des analyses pragmatiques où la dimension micro est peu ou pas intégrée à la dimension macro de la totalité discursive. C’est, autrement formulé, ce que regrette Greimas quand il insiste sur l’opposition entre la surface des manifestations pragmatiques et le soubassement actantiel sémiotique. Dans un registre complémentaire, on peut suivre la critique du Groupe µ remarquant que la pragmatique « s’est principalement attachée à l’étude des actes illocutionnaires, au motif que la différence entre le perlocutionnaire et l’illocutionnaire « tient à la présence dans le second d’un aspect conventionnel dont le premier est privé » (Moeschler et Reboul 1994 : 62) » (Groupe µ 2016). D’où l’intérêt d’une sémiotique des passions, d’une sémiotique tensive, ou d’une sémio-pragmatique capable de faire le lien entre l’illocutoire et le perlocutoire.

Pour poursuivre ces questions essentielles, ce numéro propose d’aborder la rencontre entre sémiotique et pragmatique autour du concept central de force. Le concept de « force », bien connu dans les théories de l’illocutoire, a été initialement introduit par Frege (1918) qui propose le concept de force assertive [behauptende Kraft] pour expliquer la spécificité des jugements : le jugement y est entendu non pas comme « la simple saisie d’une pensée, mais [comme] la reconnaissance de sa valeur de vérité » (Frege, 1892, 110, note 2). On est fondé à penser, comme le suggère Vernant (2005), que le concept de force illocutoire constitue une généralisation du concept frégéen de force assertive. La reprise de cette notion de force dans le cadre des théories de l’illocutoire, n’est d’ailleurs sans doute pas étrangère au fait qu’Austin a été le traducteur anglais de Grundlagen der Arithmetik de Frege. Searle (1979) définit la force illocutoire comme la valeur d’un acte de langage, laquelle peut être assertive, déclarative, directive, promissive ou encore expressive. Chacune des forces illocutoires est associée à un but illocutoire, un état psychologique, un contenu propositionnel et une direction d’ajustement déterminés. Ainsi, la force est ce qui permet au locuteur d’atteindre les effets visés, et ainsi de donner corps à la dimension perlocutoire de l’acte de langage.

En sémiotique, la notion de force a été explicitement investie par la sémiotique tensive, comme l’une des deux composantes des effets de sens, mesurées par les variations d’intensité au sein des différents schémas tensifs envisageables. Ainsi dans l’analytique du sensible de Zilberberg (Zilberberg, 2012 ; Ablali, Badir 2009), les lexèmes sont toujours des composés d’affect, plus ou moins fort, et de sémantisme, qui n’ont de sens qu’en tant qu’ils agissent sur un sujet sentant. La force est également tout aussi présente dans la théorie narrative, où la dynamique fondamentale déployée par le couple contenu posé final vs. contenu inversé initial instaure une forme de téléologie narrative, qui voit le destinateur devenir dépositaire de la force et initiateur (manipulateur) de toutes les transformations à venir. Et l’on peut se souvenir que Greimas (1966) parle incidemment d’une « énergétique actantielle » dans Sémantique Structurale. Plus globalement on a pu avancer l’idée que toute sémiose complète repose à la fois sur une totalisation, textuelle, sur une dynamique créant une différence de potentiel et sur la capacité d’instauration ou d’effectuation de l’énonciation (Fontanille et Couégnas, 2018).

En prenant appui sur cette notion de force, dont la transversalité vient d’être brièvement évoquée, le présent dossier veut d’abord envisager le rapprochement entre sémiotique et pragmatique comme une manière de combler le fossé entre le sens et l’action.

Quelques pistes de recherches :

  1. Actantialité. Pragmatique et narrativité.
    La pragmatique peut nourrir les réflexions sémiotiques sur l’actantialité tout autant par ses méthodes d’analyse que par le point de vue adopté sur le sens. On peut ainsi tenter d’intégrer la variété des actes de langage au niveau supérieur des structures actantielles pour tendre vers le grain fin d’une analyse sémio-pragmatique. Une autre direction de réflexion, complémentaire, pourra porter sur la pluralisation des scènes actantielles au sein de la théorie sémiotique, plus conforme à la variété pragmatique des situations, sur le modèle de la pragmatique linguistique ou/et de l’anthropologie pragmatique inspirée de Latour (1998, 2012) ou de Descola (2005).

  2. Performativité. Complexité actantielle et performativité
    La réflexion doit permettre de modéliser et de concevoir la scénographie afférente à toute visée perlocutoire. Qui produit et détermine la force d’un énoncé ? S’agit-il de « l’individu parlant qui a prononcé ou écrit [le] texte », ou plutôt d’un « principe de groupement du discours » (Foucault, 1971  : 28) ? Comment les actants du processus transformationnel se répartissent-ils la « force » de leurs « actes » afin de mieux atteindre le monde et selon quelle temporalité ?

  3. Conversions : du sens à l’action
    Le rapprochement entre sémiotique et pragmatique fait remonter l’impensé sémiotique, au moins jusqu’aux travaux de Petitot (1985) puis du Groupe µ (2015), de la suture du sens et de l’action qui conduit à se demander comment l’univers clos du sens peut se connecter sur ces deux externalités que sont la perception d’une part et la sphère décisionnelle et actionnelle d’autre part. Le passage du digital à l’analogique (Groupe µ, 2016), de l’illocutoire au perlocutoire, du discontinu au continu (Ablali, 2003), de la narration aux passions, du niveau sémio-narratif à la textualisation (Fontanille, 2001), de la signification à la communication (Boutaud, 2004) sont quelques-unes des voies possibles pour penser cette mise en perspective pragmatique fondamentale du sens.

  4. Force. Dynamiques et forces du sens
    Il s’agira aussi d’interroger le concept de force en lui-même, dans ses dimensions aspectuelles, modales, tensives, en tant que pouvoir agir afin d’en appréhender sa gradualité intrinsèque comme garante du processus transformationnel. Ce qui pose de nouveau, du point de vue de la force en mouvement, le problème du passage du digital à l’analogique. La force doit-elle être envisagée comme un flux énergétique continu ou s’agit-il d’un mouvement fragmenté ? Par quels procédés linguistiques et sémiotiques le locuteur rectifie-t-il son tir pour mieux ajuster sa force ? La force déployée pour produire un énoncé est-elle mesurable ? Est-elle proportionnelle aux effets produits ? Toutes questions impliquant à la fois la nature de la force et les propriétés des dynamiques du sens.

Bibliographie

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  • 15 septembre 2024 : date limite pour l’envoi des articles

  • 1 novembre 2024 : date limite pour les réviseurs

  • 30 novembre 2024 : date limite pour l’envoi des versions révisées des contributions

  • 15 janvier 2025 : publication d’Actes Sémiotiques n. 132

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