La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) a profité d’un contexte favorable pour largement se diffuser dans le fonctionnement des entreprises, à des niveaux d’intégration certes variables selon les organisations. L’accroissement des contraintes légales et les pressions exercées par la société civile sur les entreprises ont favorisé son institutionnalisation. Les crises et les scandales qui secouent régulièrement le milieu des affaires ont marqué un tournant important en ce début de XXIe siècle, obligeant les entreprises à réagir et notamment à communiquer davantage sur leur responsabilité sociale.
Si la RSE représente une démarche d’initiative volontaire, les législateurs français puis européens ont progressivement imposé un cadre de reddition, rendant obligatoire la diffusion d’informations non financières ou ESG (environnementales, sociales et de gouvernance), pour tenter de réguler les pratiques non éthiques des entreprises. Depuis deux décennies, de nombreuses entreprises françaises sont soumises aux contraintes légales du reporting extra-financier découlant successivement de la loi NRE (n° 2001-420), de l’article 225 de la loi Grenelle 2 (n° 2010-788) et plus récemment de la transposition en 2017 de la Directive européenne 2014/95/UE relative à la déclaration de performance extra-financière (DPEF). Ces dispositions ont rendu obligatoire le reporting extra-financier pour les entreprises de plus de 500 salariés dépassant 100 millions d’euros de chiffre d’affaires ou de total du bilan s’il s’agit d’une société non cotée. Une évolution de la législation européenne semble se dessiner en abaissant le seuil de reddition aux entreprises de 250 salariés .
Au-delà de la contrainte imposée aux entreprises de communiquer des informations extra-financières dans leur rapport de gestion, la RSE s’est progressivement imposée pour des motivations majoritairement instrumentales. La notion de performativité du discours est omniprésente dans les analyses qui s’intéressent aux entreprises du CAC 40. De nombreux travaux en communication et en gestion ont déjà étudié la communication de la RSE selon différents prismes parmi lesquels la légitimité domine. Ainsi, les banques françaises utilisent leur rapport pour construire une légitimité adossée à la RSE depuis la crise de 2008 (Reynaud et Walas, 2015). D’autres études ont montré que les rapports de développement durable ou de RSE créaient ou renforçaient la légitimité des entreprises du CAC 40 auprès de leurs parties prenantes (Igalens, 2007), représentaient un outil de légitimation pour le groupe Total (Garric, Léglise et Point, 2007), construisaient du sens et rendaient performatif les discours RSE de Sanofi-Aventis (Sleiman, Aloui et Baruel Bencherqui, 2020). La légitimité des rapport RSE de Lafarge, Total et BNP Paribas s’inscrit dans une logique de justification, en recourant à une forme narrative mais aussi dialogique, dans sa fonction sociale pacificatrice (Catellani et Errecart, 2017). En explorant la légitimité de la communication RSE, Nielsen et Thomsen (2018) développent une typologie des pratiques de communication basée sur quatre dimensions : « la recherche de connaissances sur les parties prenantes par le biais d’activités de perception, d’impact et de promotion ; la surveillance et le contrôle de l’environnement par le biais de l’image et de la réputation ; la création de valeur pour les parties prenantes, la collaboration et l’engagement ; la persuasion des parties prenantes par la rhétorique, l’authenticité organisationnelle, les concepts et les modèles de RSE ». Néanmoins, les modalités performatives de la communication de la RSE ne traduisent pas uniquement le caractère superficiel du discours au regard de sa mise en acte. Une approche moins critique envisage le discours comme pouvant également relever de l’aspiration et constituant alors une ressource immatérielle dans une perspective de changement social (Christensen, Morsing et Thyssen, 2011).
Dans la prolongation de ces travaux, cet appel à article souhaite poursuivre la réflexion amorcée sur la communication RSE en se positionnant plus spécifiquement sur le reporting extra-financier car il est venu, progressivement et en partie, modifier le contenu et la forme du rapport RSE depuis la dernière décennie. En effet, cette évolution, en lien avec le DPEF, a reconfiguré l’intégration des informations de RSE dans leur rapport annuel des entreprises, poussant ces dernières à abandonner le rapport RSE isolé, pour l’intégrer au rapport annuel, document de référence et plus récemment encore document d’enregistrement universel.
Le reporting extra-financier nécessite transparence, modération et honnêteté. Ces notions convoquent une dimension éthique, qui s’avère centrale dans la stratégie de communication des entreprises, relevant d’une valeur ajoutée « morale » dans la production discursive (Debos, 2005). Lorsqu’elles formalisent un discours sur la RSE, les organisations semblent manquer d’humilité. La dynamique rhétorique tend à confondre, amalgamer reddition et communication. La divulgation d’informations dans le cadre d’un reporting ESG entre en contradiction avec l’esprit d’une communication souvent dicté par l’impératif de distinction, la logique de compétition et la recherche d’avantages concurrentiels. Cette situation peut donner lieu à des excès de communication, des discours flamboyants, des divulgations de chiffres erronés voire des manipulations entachant la réputation de l’entreprise. Cet élan rhétorique peut aussi conduire à dévoyer les valeurs organisationnelles, et de fait remettre en cause l’idéal des normes culturelles établies.
Par-delà la légitimité, les trajectoires à emprunter paraissent nombreuses. Comme l’ont révélé les travaux de Jacques Girin, la réflexion sur le langage dans les organisations s’avère féconde. L’usage de l’information s’inscrit dans certaines conventions sociales qui lui donnent un caractère symbolique (Feldman et March,1981). En matière de communication, la confiance demeure une composante essentielle dans le processus de légitimation. La confiance se définit comme étant « la croyance qu’un autre individu, une organisation ou une institution agira de façon conforme à ce qui est attendu de lui » (Thuderoz et Mangematin, 2003, cités par Simon, 2007, p. 85). Lorsqu’il s’agit de RSE, la relation de confiance s’établit en interaction avec un ensemble de parties prenantes, situation dans laquelle le concept de confiance informationnelle (Maurel et Chebbi, 2012) semble être un instrument d’analyse fertile
En dépassant la simple question de la conformité des exigences légales, il s’agira de porter un regard sur la structure, la matérialité, le sens de l’argumentation mobilisée et la portée des discours que produisent les entreprises. L’exploration discursive et sémiotique pourra permettre de comprendre la place que les informations extra-financières occupent dans les rapports, de rendre intelligibles les différentes configurations, le ton employé et les systèmes d’énonciation rencontrés dans les documents formalisés pour rendre compte de leur performance extra-financière. Nous n’envisageons pas nécessairement ces perspectives selon la portée du contenu des messages formalisés dans les rapports, car nous estimons qu’elle échappe à l’intention première de l’émetteur (Breton et Proulx, 1993). Mais il semble opportun de pouvoir analyser les modes de légitimation et les schémas argumentatifs. Ainsi les propositions d’articles pourront se saisir des questions suivantes :
- La reddition extra-financière peut-elle se résumer à un exercice de communication ?
- Peut-on communiquer pour rendre des comptes (accountablility) ?
- La responsabilité sociale permet-elle de repenser la communication ?
- Comment communiquer et dialoguer avec les parties prenantes ?
- Comment évaluer une communication responsable ?
- Comment redessiner la communication à l’aune des principes de transparence et de neutralité ?
- Quel est l’impact de la culturelle organisationnelle ou des valeurs sur la reddition ?
- Comment les entreprises qui endossent la qualité de société à mission révisent leur communication ? Est-ce que des points d’inflexion sont repérables et changent leur manière de communiquer ?
- Faut-il distinguer les exigences du DPEF des démarches d’initiatives volontaires ?
- Quelle confiance accorder aux informations divulguées ?
- Quelles qualité et valeur revêtent les informations communiquées ?
- Comment ont évolué les discours des organisations dans le temps ?
- Quel rôle la réputation joue dans les discours que produisent les entreprises ?
En complément des cadres proposés par la littérature déjà existante portant sur l’analyse de la légitimité des stratégies de communication de RSE (David et Lambotte, 2014), l’analyse du discours de la RSE (Igalens, 2007 ; Sleiman, Aloui et Baruel Bencherqui, 2020), une partie des questions précédemment énoncées invitent à appréhender des critères de maturité du reporting extra-financier utilisés par la Global reporting initiative (GRI[1]) pour évaluer et comparer les informations contenues dans les rapports. Ainsi, la qualité, la pertinence, la précision, la lisibilité, l’exhaustivité, l’intelligibilité, la vérifiabilité, la comparabilité, le périmètre du reporting sont de critères utiles pour mener une analyse. L’ISO 26000, une norme internationale fixant des lignes directrices de responsabilité sociétale des organisations, énonce dans sa section 7.5 « communiquer sur la responsabilité sociétale » les sept caractéristiques que devraient revêtir les informations fournies en la matière : complètes, compréhensibles, réactives, exactes, équilibrées, actualisées et accessibles (ISO, 2010, p. 92).
Même si les articles en sciences de l’information et de la communication sont privilégiés, les approches interdisciplinaires ou multidisciplinaires appropriées seront accueillies avec intérêt dans la mesure où elles portent un regard transversal et original sur la problématique, l’objet ou la situation étudiée. Les travaux consacrés au droit, à la gestion, à la sociologie, à la sémiologie ou encore à l’économie sont les bienvenus s’ils intègrent une réflexion sur la communication et la reddition d’entreprise en matière de reporting extra-financier.
Cet appel à article s’adresse à toutes celles et ceux qui étudient la communication organisationnelle et la responsabilité sociale des entreprises. Dans une approche internationale, les contributions s’intéressant à d’autres pays seront bien évidemment considérées avec attention.
Bibliographie indicative
Breton, P. et Proulx, S. (1993). L’explosion de la communication, Paris, La Découverte.
Broise, P. de L. et Lamarche, T. (2006). Responsabilité́ sociale : vers une nouvelle communication des entreprises ? Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion.
Caron, M-A. et Cho, C.H. (2009). Positions des organisations face à la gestion et à la communication environnementales, Gestion, 34(1), 59-66.
Chaudhri, V. (2016). Corporate Social Responsibility and the Communication Imperative : Perspectives From CSR Managers. International Journal of Business Communication, 53(4), 419-442.
Christensen, L. T. et Cheney, G. (2011). Interrogating the communicative dimensions of corporate social responsibility, in Ø. Ihlen, J. L. Bartlett, & S. May (Eds.), The handbook of communication and corporate social responsibility (pp. 491-504). Oxford, UK : Wiley- Blackwell.
Christensen, L. T. Morsing, M. & Thyssen, O. (2011). The Polyphony of Corporate Social Responsibility : Deconstructing Accountability and Transparency in the Context of Identity and Hypocrisy, in G. Cheney, S. May & D. Munshi (Eds.), The Handbook of Communication Ethics (pp. 457-474). Routledge : Abingdon.
Christensen, L.T., Morsing, M. & Thyssen, O. (2013). CSR as aspirational talk. Organization, 20, 372-393.
David, M.D., & Lambotte, F. (2014). Entre discours, actions et éthique : pour une proposition de méthode d’analyse de la légitimité des stratégies de communication de RSE, Communiquer. Revue de communication sociale et publique, (11), 101-116.
Debos, F. (2005). L’impact de la dimension éthique dans la stratégie de communication de l’entreprise : la nécessité d’une communication responsable, Communication & Organisation, (26), 92-103.
Feldman, M.S. et James G.M. (1981). Information in Organizations as Signal and Symbol, Administrative Science Quarterly, 26(2), 171‑186.
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Huët, R. et Loneux, C. (2019). La responsabilité́ sociale des entreprises, l’éthique et la communication. Dans L. Bonneville et S. Grosjean (dir.), La communication organisationnelle : Approches, processus et enjeux, (pp. 282-311), Montréal : Chenelière.
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ISO (2010), Norme ISO 26000 : lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale, ISO, Genève.
Lachaud, G. et Vila-Raimondi, M. (2013). Rendre visibles l’entreprise, les salariés et les anonymes sur Facebook. L’exemple de la communication sur la RSE des firmes du CAC40, Communication et organisation, (44), 77-86.
Maurel, D. et Chebbi, A. (2012). La perception de la confiance informationnelle : Impacts sur les comportements informationnels et les pratiques documentaires en contexte organisationnel, Communication et organisation, (42), 73‑90.
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Reynaud, E. et Walas, A. (2015). Discours sur la RSE dans le processus de légitimation, de la banque, Revue française de gestion, 3(248), 187-209.
Simon, É. (2007). La confiance dans tous ses états. Revue française de gestion, 33(175), 83-94.
Sleiman, M.W., Adel, A. et Baruel Bencherqui, D. (2020) Sens et performativité dans les discours de RSE, Recherches en Sciences de Gestion, 2(137), 369‑396.
Schultz, F. & Wehmeier, S. (2010). Institutionalization of corporate social responsibility within corporate communications : Combining institutional, sensemaking and communication perspectives. Corporate Communications : An International Journal, 15(1), 9-29.
Vila-Raimondi, M., et Lachaud, G. (2013). Les mutations institutionnelles et communicationnelles de la RSE. La contribution des SIC. Béatrice Vacher, Christian Le Moënne, Alain Kiyindou, dans Communication et débat public : les réseaux numériques au service de la démocratie ?, 519-526, L’Harmattan : Paris.
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