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Event place Campus Vauban, Université Catholique de Lille - Événement hybride sur site et en ligne, Lille 59, France
Présentation
Organisé dans le cadre de la biennale ECOPOSS 2022, le colloque interdisciplinaire « Sensibilité, interprétation, appropriation des traces numériques » cherche à renouveler les questionnements éthiques liés aux pratiques, institutions et technologies de mise en données contemporaines. Le colloque est animé par un esprit interdisciplinaire afin de relever les défis éthiques qui se manifestent aujourd’hui dans une pluralité de domaines où se posent des enjeux de sensibilité, d’interprétation et d’appropriation des données. La portée critique du colloque est à comprendre au sens fort du terme, c’est-à-dire d’une investigation des conditions qui structurent notre expérience du présent, mais que nous ignorons souvent, et ce afin d’envisager des alternatives de manière raisonnée et lucide. Si le colloque est avant tout un événement scientifique, son ambition est également de mettre en dialogue des expériences éducatives et sociales, des pratiques artistiques et des représentations plurielles de la réalité qui communiquent rarement entre elles, bien qu’elles soient pourtant toutes affectées par un même et vaste processus de numérisation de l’ensemble des activités sociales contemporaines.
Le poète T. S. Eliot interpellait en 1934 son époque par une cascade de questions : « Où est la vie que nous avons perdue en vivant ? Où est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ? Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? » À l’aune de la mise en données apparemment inexorable de la vie quotidienne, on pourrait aujourd’hui se demander : « Où est l’information que nous avons perdue dans les données ? » Mais au-delà de ce sentiment de perte ou d’appauvrissement souvent exprimé et partagé quant au phénomène de mise en données, ce colloque cherchera avant tout à demander ce que ce phénomène rend possible et quelles sont ses formes les plus souhaitables.
Argumentaire scientifique
Aussi contradictoire cela semble-t-il, il faut bien le reconnaître : « les données ne sont pas des données » (Alain Desrosières). Elles sont produites, traitées, nettoyées, traduites, stockées, visualisées, manipulées, interprétées : elles font « tenir ensemble » des éléments disparates de la réalité (Alain Desrosières, Antoinette Rouvroy, Thomas Berns, Ian Hacking, Lisa Gittleman, Alain Supiot). Autrement dit, les données sont toujours des « construits » qui charrient des représentations, des biais sociaux et cognitifs mais qui reposent également sur des infrastructures, des normes techniques, des pratiques d’ingénierie. Ce constat nous invite à nous demander en quoi consistent les données, à quoi elles tiennent et comment elles façonnent nos expériences. Car aussi omniprésente soit-elle dans nos technologies et nos discours contemporains, la « donnée » semble toujours échapper aux facultés de représentation et d’imagination de ses publics. Elle revêt souvent, par conséquent, un caractère cryptique, opaque et magique. De nombreuses questions naissent de ce constat : qui contrôle les systèmes de production, de traitement et d’interprétation des données-traces ? Qui décide de leurs finalités ? Comment ces systèmes contribuent-ils au bien commun ou aux capitaux privés ? Qu’en est-il du respect de la vie privée et du consentement des usagers ? Quel est le statut des données-traces que nous produisons, et que pourrait signifier la question de leur « réappropriation » dans des domaines comme la santé, l’administration ? À un moment où la désinformation « virale » et la régulation des contenus par des acteurs privés sont devenus un enjeu incontournable, pourrait-on concevoir de nouveaux dispositifs techniques qui permettent aux individus de laisser les traces (annotations, expressions, commentaires, arguments) qu’ils souhaitent partager publiquement et discuter collectivement, afin de redonner à l’espace numérique sa fonction d’espace public ?
De la donnée à la trace : enjeux socio-politiques
Dans un contexte imprégné de smartphones et d’objets connectés, tout et n’importe quoi semble pouvoir se prêter à numérisation. Comme si le monde (physique et social) existait a priori sous forme de données qu’il suffirait de lire, tel Galilée dans le livre mathématique de la nature. Pourtant nous ne cessons de découvrir que l’économie « immatérielle » de la donnée suppose des couches matérielles, infrastructurelles et institutionnelles importantes avec leurs conséquences sociales, écologiques et politiques. Les capteurs et senseurs, les antennes et câbles, les centres d’hébergement de données et les bases de données, les métiers et l’ensemble des institutions qui leur sont associés, sont autant d’éléments qui constituent une économie et un écosystème de la donnée dont il faut saisir à la fois l’ampleur et le détail. Car les éléments de ce système technique conditionnent et informent de nouvelles formes d’expériences individuelles et collectives, qui nous impactent à de multiples niveaux dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’administration, de l’environnement, etc.
Si, contrairement à son immédiateté et son objectivité apparente, la « donnée » n’est jamais « donnée » comme telle, mais toujours « construite », « médiée », « traduite », alors la notion est doublement trompeuse. Car la « donnée » masque aussi dans bien des cas sa condition de « trace ». La trace suppose une relation de mémoire et d’interprétation : on peut choisir de laisser des traces pour soi ou pour d’autres ; une trace peut le devenir à notre insu pour autrui ; toute trace prend vie dans un contexte et par les activités d’interprétation qui cherchent à la décrypter ; la trace indique ce qui n’est pas là, elle est le signe d’une absence et d’un passage du temps. C’est précisément cette relation d’interprétation et de représentation que le paradigme de la donnée, dans sa prétendue évidence et spontanéité, vient masquer. Ce faisant, il nous prive de la possibilité de nous questionner sur les enjeux sociaux et politiques, en particulier sur les relations de pouvoir et de savoir qui se jouent dans la mémoire et l’interprétation des traces numériques. Or, l’avènement d’une société numérique dans un régime démocratique exige que nous nous posions publiquement ce type de questions, et que le traitement de la donnée soit conditionné au respect des principes et valeurs fondamentales de nos systèmes socio-politiques.
Vers des données sensibles : enjeux éthiques
Engager une réflexion collective sur les données n’est toutefois possible que si leur lisibilité et leur signification ne reste pas réservée à un public expert. Pourrait-on envisager des modes de visualisation, de partage et d’expérience plus sensibles des données ? L’accumulation des données se présente aujourd’hui en chiffres astronomiques qui dépassent notre capacité à les imaginer. L’abstraction et la représentation mathématique des données nous rend étrangers aux processus qui les produisent, et à leurs conséquences. Tout se passe comme si les données s’intégraient à un processus de quantification et de mesure dont personne ne peut faire l’expérience. Nous avons pourtant besoin de nous les imaginer et de pouvoir en partager des représentations compréhensibles pour débattre de leurs enjeux sociaux et politiques.
Se pose donc ici la question de la sensibilité des données. Cette question se pose dans le double sens du terme : d’une part ce dont on peut faire l’expérience sensible (ce qui est percevable et représentable), d’autre part ce qui, partagé à la compréhension collective, peut être perçu comme sensible (juste ou injuste, convenable ou inconvenable, approprié ou inapproprié…). Au-delà de son caractère chiffré, il s’agit donc de réhabiliter le caractère situé, incarné et techniquement médié de la donnée comme vectrice de contenus qualitatifs et d’interrogations éthiques. Cette ouverture au questionnement éthique de la donnée par ses traductions sensibles, au moyen des arts, du langage et de l’imaginaire, par exemple, ne pourrait-elle pas permettre d’associer aux approches classiquement formalistes (principlistes, déontologistes, conséquentialistes) qui se sont imposées ces dernières années en éthique du numérique, de nouvelles formes d’évaluations elles-mêmes plus sensibles du numérique (par l’éthique des vertus, l’éthique du care, les éthiques eudémoniques…), parfois mieux à même de se saisir des enjeux les plus situés et concrets de la donnée comme trace, vecteur et foyer d’expériences vécues ?
L’enrichissement du questionnement éthique par des ressources morales jusqu’ici peu sollicitées en éthique du numérique, permettrait ainsi d’interroger sous un jour nouveau les normes juridiques et économiques qui réglementent la gestion des données, ainsi que la place et les limites que nous souhaitons réserver aux processus de quantification et de mesure algorithmiques des activités sociales. Comment nos relations aux données pourraient-elles devenir, dans les champs économique, culturel, social et de la santé, des vecteurs d’expériences partageables et de subjectivation, par contraste, ou en complément, avec leurs fonctions de contrôle, de traçage, ou d’optimisation diagnostique et thérapeutique ? Quelles sont les médiations techniques et les institutions (notamment éducatives) qui nous permettraient de soutenir un tel enrichissement de notre rapport aux données ?
Quels futurs souhaitables pour les données ?
Si les données tendent actuellement à servir des processus de contrôle, de traçage, de calcul, de mesure de la performance ou de profilage, rien n’interdit, en principe, de concevoir des dispositifs techniques alternatifs, correspondant à d’autres imaginaires sociaux, à d’autres finalités et d’autres futurs souhaitables pour nos usages numériques. Dans cette perspective, les productions artistiques et culturelles contemporaines (littérature, cinéma, séries) constituent certainement des sources d’inspiration pour renouveler nos imaginaires. De même, l’inventivité du droit et sa capacité à formaliser de nouvelles normes peut servir de source d’inspiration pour renouveler nos catégories sociales et politiques à partir desquelles nous réfléchissons nos actions, identités et revendications.
Quelles visions et approches alternatives pourrions-nous mobiliser pour nous projeter au-delà des représentations classiques du monde numérique développées ces dernières années, entre les imaginaires d’un gouvernement algorithmique de la société par un Etat centralisé, ou d’une société libertarienne sans État, contrôlée par les entreprises numériques privées ? Une voie alternative pourrait être, par exemple, d’imaginer les technologies et les données numériques comme des supports de mémoire collectifs, de convivialité sociale et de partage de pratiques (artistiques, scientifiques, politiques, techniques), au moyen desquels les sujets pourraient se former et se projeter collectivement vers un avenir désirable, qui, par définition, n’est pas encore donné et reste à inventer.
Axes thématiques
Perspectives de contributions possibles et non-exhaustives :
- La visualisation des données à la croisée de l’épistémologie, de l’activisme et de l’art
- Les normes techniques comme enjeux de débats publics : pédagogie, interdisciplinarité et expertise
- Méthodes et modalités de l’interrogation et de l’évaluation éthique en éthique du numérique
- Pratiques et cultures de la science entre statisticiens et « data-scientists »
- Perspectives historiques et sociologiques sur les rapports entre mesure, représentation et pouvoir
- Les infrastructures et matérialités des données numériques, y compris leurs dimensions environnementales et économiques
- De la donnée à la trace : perspectives sur le pistage, l’interprétation et la représentation
- Quel parcours de la donnée, et quel contrôle : par qui ? ; par quoi ? ; comment ?
- Démocratie technique et démocratie numérique
- Les données numériques comme objets à réguler et comme mécanismes de régulation
- Alternatives à la gouvernance des données : data-trust, fiduciaires, Creative Commons, etc.
- Imaginaires, fictions et esthétiques des données numériques
- Fantasmes et imaginaires des données, réalité du monde des données
- Prendre soin des données ou prendre soin par les données ?
Modalités de candidature
- Remise d’un abstract de 300 mots avant le 21 mars 2022 à l’adresse suivante : tyler.reigeluth@univ-catholille.fr
- S’il s’agit d’une proposition de panel, un envoi groupé des différents abstracts repris en un seul document comprenant aussi un abstract général justifiant la cohérence du panel est demandé.
- Le comité scientifique notifiera sa sélection de propositions vers mi-avril 2022.
Comité scientifique
- Tyler Reigeluth (Université Catholique de Lille)
- David Doat (Université Catholique de Lille)
- Yves Poullet (Université de Namur)
- Jessica Lombard (Université Catholique de Lille – Université du Piémont-Oriental)
- Jacques Printz (Université Catholique de Lille – CNAM)
- Franck Damour (Université Catholique de Lille)