En 1989, lorsque Tim Berners Lee développe le Web pour partager les connaissances entre scientifiques, il ne mesurait peut-être pas la révolution des savoirs qu’il allait en grande partie initier. Le Web s’est progressivement hybridé à d’autres innovations (applications mobiles, réseaux sociaux…), à de nouveaux paradigmes (la participation, les plateformes, le web sémantique, l’open access, la science des données…) bousculant nos facultés de penser, de concevoir, d’agir, et de transmettre. Un peu plus de trente ans après, que s’est-il passé ? Comment comparer dans une lignée diachronique, la production-circulation des savoirs à l’ère post-web, à l’heure où ce sont également des transformations profondes d’élaboration des savoirs qui se jouent ?
La revendication du pouvoir d’agir des usagers est devenue omniprésente, des nouvelles autorités veulent se dessiner (Broudoux, Ihadjadene, 2020), de multiples formes d’éditorialisation se sont développées (Bachimont, 2007) (Epron, Vitali-Rosati, 2018), (Scopsi, 2018), prolongeant, hybridant le processus traditionnel de l’édition et de la production de savoirs. Les plateformes assurent, dans tous les secteurs des mises en relation directe entre auteurs et lecteurs, enseignants et apprenants, collections muséales et internautes, réorganisant en partie l’ensemble des industries culturelles (Bullich, Schmitt, 2019). Le web sémantique favorise des enrichissements croisés entre les producteurs de contenus (Bermes, 2013). Les communs de la connaissance se déploient et veulent lever les barrières d’accès aux savoirs (Le Crosnier, 2015).
Tous les écosystèmes de production-circulation des savoirs ont ainsi considéré l’urgence d’innover, au risque d’un déphasage dans les transformations digitales et sociétales marquées par une vague d’auto-productions, d’organisations participatives, d’accès sans barrière, de diversité des savoirs…
Ainsi les éditeurs, les libraires, les bibliothèques, les universités, les musées n’ont cessé de s’adapter à cette nouvelle donne : projeter leur catalogue dans le web de données, ouvrir des espaces participatifs de collecte, de mise en débat, installer des outils de découverte pour une découvrabilité optimum des ressources et notamment celles en libre accès (Chartron, 2017). Les stratégies de transformation numérique ont été multiples. Mais cela suffit-il à consolider leur espace, leur rôle de médiateurs du savoir dans un environnement devenu pléthorique, animé par une grande diversité d’acteurs et en particulier quelques plateformes internationales largement dominantes (Rebillard, Smyrnaios, 2019) ?
Ce numéro de la revue Balisages devrait nous aider à prendre du recul sur ce qui s’est passé dans cette transformation de la circulation des savoirs, à en dresser les controverses, et peut-être à tracer les devenirs, les équilibres en reconstruction.
Nous avons choisi de centrer ce dossier sur les institutions qui ont jusqu’à présent porté la médiation des savoirs pour des publics variés : bibliothèques, centres documentaires, universités, éditeurs, musées… Le numéro se positionne du côté de l’offre de services et des stratégies d’acteurs associés. Comment ont évolué, se sont transformées, ces institutions, tant au niveau de leurs missions, des services offerts, du renouvellement des compétences ? Quels repositionnements et quelles renégociations se sont affirmés dans les chaînes de valeurs respectives ? De nouvelles organisations, des alliances inédites se sont-elles imposées ?
Dans ce numéro, nous sollicitons des contributions abordant les deux axes suivants : l’économie politique du web et l’innovation/le design des services.
Axe 1. Économie politique du Web
L’analyse de la transformation numérique des institutions de savoirs convoque la dimension renouvelée des stratégies d’acteurs et notamment des entrants technologiques adossées au web, en particulier des géants du numérique. Le web a vu se durcir les relations entre producteurs de contenu et les acteurs des technologies devenus de toute évidence dominants et incontournables (Smyrnaios, 2016), (Chartron, Broudoux, 2015).
Le régulateur public à l’échelle européenne et nationale a été très sollicité dans cette économie politique de l’Internet afin de préserver des équilibres (Bourreau, Perrot, 2020). Les cadres réglementaires ont évolué : nouvelle directive du droit d’auteur marquée par la création d’un droit voisin pour les éditeurs de presse leur permettant de se faire rémunérer lors de la réutilisation en ligne de leurs articles, l’obligation pour les plateformes (réseau social, service de vidéo en ligne, etc.) de nouer des accords avec les ayants droit pour couvrir les cas où les utilisateurs postent des contenus protégés par le droit d’auteur sans accord ni autorisation. Le livre numérique et son processus de standardisation au sein du web est aussi jalonné de multiples négociations, de fusions et de convergences inachevées par l’histoire de l’IDPF et du W3C (Sire, 2021). Plus globalement, les jeux de pouvoir et les rapports de force dans toutes les instances de standardisation du W3C occupent une place déterminante dans la reconfiguration de la production/diffusion des savoirs (standards du web sémantique, des technologies XML, des navigateurs et des outils de publications, promotion de l’Open source…). Quelle place y occupent les institutions de savoir ? L’apparente gratuité des contenus financés en grande partie par Google interroge également le dessous des cartes… Les contributions attendues devraient nous aider à décrypter ces multiples dimensions :
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Comment évoluent les relations entre les acteurs technologiques et les acteurs de la production et de la médiation des savoirs ?
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Quels mouvements stratégiques peut-on identifier depuis 30 ans : reconfigurations, disparitions, partenariats public-privé, place des start-ups, dépendance aux GAFAM ?
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Existe-t-il encore des standards, des futurs développements propres aux services des institutions du savoir qui ne soient pas définis par les acteurs du W3C ?
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Quel a été le rôle des politiques publiques nationales et internationales dans l’accompagnement de la transformation des institutions de savoir ? Quelles régulations ont été mises en place ?
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Et finalement, peut-on affirmer l’émergence de nouveaux régimes d’autorités des savoirs ? Ou, au contraire, une crise comme celle de la Covid19 et ses phénomènes de désinformation associés, n’a-t-elle pas contribué à renforcer la légitimité des institutions traditionnelles du savoir (Touitou, 2017) ?
Axe 2. Innovation et design de services
S’il semble important de s’interroger sur l’économie politique du Web et son impact sur les institutions de savoir, il est aussi manifeste que ce contexte a accompagné l’éclosion de services inédits, d’auto-organisations de communautés (Cardon, 2019), d’auto-productions variées à des échelles locales, nationales, internationales. L’innovation ascendante caractérise l’histoire du web, mais la question est aussi désormais d’apprécier les clés de la pérennité de ces services innovants, au-delà de la phase créative facilitée par les nombreux outils en libre accès.
Une dimension caractéristique des institutions de savoir est d’avoir amplifié ces dernières années un rôle de producteur de contenus. Ainsi, les bibliothèques veulent consolider leur rôle éditorial et d’éditorialisation (Kovacs, 2020), l’enjeu de la valorisation et de la mise en ligne du patrimoine numérisé sont également devenus une priorité. La gestion les données de recherche mais aussi l’ouverture de Learning centers, de fab-labs (Simon, 2015) marquent des repositionnements pour lesquels les méthodes de design thinking tiennent souvent une place centrale (Beudon, 2019) (Soubret, 2020). Ces nouveaux services correspondent-ils à des repositionnements de valeurs ?
Les contributions attendues devraient nous apporter des éclairages de terrain sur l’innovation et le design des services :
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Quel bilan peut-on faire des promesses énoncées par les technologies du web (web sémantique, web social, web des données), voire des technologies de données massives dans l’innovation de services pour les institutions de savoirs ?
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En quoi les mouvements open (open source, open access, open data, open science…) intrinsèquement liés au Web ont-ils installé une nouvelle donne ?
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Comment apprécier le « devenir media » de certaines institutions qui produisent de plus en plus de contenus ?
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Comment le renouvellement des compétences accompagne-t-il le développement de ces services ?
Enfin, avec le recul de ces 30 années après l’avènement du Web, il est attendu des différentes contributions qu’elles ouvrent des perspectives historiques et anthropologiques sur l’évolution et la mutation des institutions du savoir dans nos sociétés.
Calendrier
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1er décembre 2021 : diffusion de l’appel à article
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1er mars 2022 : date limite de soumission des propositions d’articles (entre 3000 et 5000 signes espaces compris, hors bibliographie) Prolongé au 1er avril
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15 juillet 2022 : date limite de réception des articles complets pour évaluation
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15 septembre 2022 : retour des commentaires des évaluations aux auteur.e.s
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1er novembre 2022 : date limite de réception des versions finales
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15 décembre 2022 : parution du n° 5 de la revue Balisages
Modalités de soumission et d’évaluation
Les contributions peuvent être soumises au choix en français ou en anglais.
Les propositions de soumission doivent comprendre entre 3000 et 5000 caractères (espaces compris, hors bibliographie) et être anonymisées.
Les articles totaliseront quant à eux entre 30 000 et 40 000 caractères (espaces et bibliographie compris) et être anonymisés.
Les auteurs sont invités à respecter les recommandations aux auteurs concernant la qualité de formalisation scientifique, la mise en forme du texte et la normalisation des références bibliographiques.
Les propositions doivent être envoyées au format de leur choix : doc, odt ou md aux coordinateurs de ce numéro thématique, Ghislaine Chartron (ghislaine.chartron@lecnam.net), Benoît Epron (benoit.epron@hesge.ch).
Les textes feront l’objet de deux évaluations, selon une double procédure d’évaluation anonyme, par un comité de lecture, dont les membres seront sélectionnés en fonction de leur domaine d’expertise, à réception des articles.
Comité de lecture
Ses membres sont chargés de la procédure d’évaluation en double aveugle. Le comité est renouvelé à chaque numéro thématique en fonction du domaine d’expertise sollicité.
Bibliographie
Bachimont B. (2007), Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation. In P. Gros (Ed.), L’indexation multimédia, pp. 313-326, Paris : Hermès.
Bermès E. (2013), avec la collaboration d’A. Isaac et G. Poupeau, Le web sémantique en bibliothèque, Éditions du Cercle de la Librairie, collection « Bibliothèques ».
Beudon,N. (2019), La bibliothèque, lieu d’expérience : petite philosophie de la mise en espace, Bulletin des bibliothèques de France (BBF), n° 17, p. 58-67.
https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2019-17-0058-006 ISSN 1292-8399.
Bourreau M., Perrot A. (2020), Digital platforms: Regulate before it’s too late, Notes du conseil d’analyse économique, vol. 60, no. 6, pp. 1-12. https://doi.org/10.3917/ncae.060.0001 SMASH
Broudoux E., Ihadjadene M. (2020), La constitution des autorités numériques dans la production et la circulation de l’information. Dossier de la revue Etudes de Communication n°55. https://doi.org/10.4000/edc.10591 SMASH
Bullich V., Schmitt L. (2019), Les industries culturelles à la conquête des plateformes ? tic& société, Vol. 13, N° 1-2. https://doi.org/10.4000/ticetsociete.3032 SMASH
Cardon, D. (2019). Culture numérique. Paris : Presses de Sciences Po. https://doi.org/10.3917/scpo.cardo.2019.01 SMASH
Chartron G. (2017), Le document en prise aux outils de découverte dans les bibliothèques. Le Document ? CIDE.20, Nov. 2017, Lyon, France. ⟨hal-01889403⟩
Chartron G., Broudoux, É (2015). Enjeux géopolitiques des données, asymétries déterminantes, in Big Data – Open Data : Quelles valeurs ? Quels enjeux : Actes du colloque « Document numérique et société », Rabat, 2015 (pp. 65-83). Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur. https://doi.org/10.3917/dbu.chron.2015.01.0065 SMASH
Epron B., Vitali-Rosati M. (2018), L’édition à l’ère numérique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 128 p., https://www.cairn.info/l-edition-a-l-ere-numerique–9782707199355.htm
Kovacs S. (2020), Bibliothèques en mouvement : édition, éditorialisation, et repositionnements pour les professionnels de l’information. Les enseignements d’une série d’enquêtes menées entre 2014 et 2018 sur l’évolution des bibliothèques, I2D – Information, données & documents, vol. 2, no. 2, 2020, pp. 107-112.
Le Crosnier H. (2015), En communs. Une introduction aux communs de la connaissance, recueil d’articles, C&F Éditions.
Rebillard F., Smyrnaios N. (2019) Quelle « plateformisation » de l’information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l’Internet, tic&société, Vol. 13, N° 1-2. https://doi.org/10.4000/ticetsociete.4080 SMASH
Scopsi C. (2018), Modélisation de la structure éditoriale des narrations mémorielles en ligne : la question des ressources liées, MUSSI 2018 – Médiations des savoirs : la mémoire dans la construction documentaire, Jun 2018, Lille, France. ⟨hal-02316657⟩
Simon M. (2015), Fab Lab en bibliothèque : un nouveau pas vers la refondation du rapport à l’usager ?, Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2015, n° 6, p. 138-151. https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/fab-lab-en-bibliotheque_66269 ISSN 1292-8399.
Sire G. (2021), Le dernier refuge. Essai sur la standardisation du livre numérique, mémoire HDR, Octobre 2021, Université Paris 2.
Smyrnaios, N. (2016), L’effet GAFAM : stratégies et logiques de l’oligopole de l’internet, Communication & langages, vol. 188, no. 2, pp. 61-83.
Soubret J.-L. (2020), Design thinking & Edition, thèse sous la direction de G. Chartron et A. Philipps, http://www.theses.fr/s166265#
Touitou, C. (2017). La valeur sociétale des bibliothèques : Construire un plaidoyer pour les décideurs. Paris : Éditions du Cercle de la Librairie. https://doi.org/10.3917/elec.toui.2017.01 SMASH