Bien qu’il soit d’abord une industrie de prototype, le cinéma a inventé différentes formes de reprises qui lui permettent de limiter les risques industriels (remake, sequels, prequels, etc.). La télévision, à l’inverse, est fondée sur la répétition et toute son histoire atteste un mouvement vers la sérialisation. Du côté de la fiction, par exemple, entre 1983 et 1989, l’offre des feuilletons et des séries a été multipliée par douze, les unitaires leur cédant de plus en plus la place (Chaniac, Jézéquel 2005).
L’évolution de la programmation a été à l’encontre des prédictions des tenants de la néo- télévision, qui affirmaient que « la grille s’effiloche et se dilue » (Casetti et Odin 1990). La logique de rendez-vous a, au contraire, envahi toute la programmation. Les programmes se sont installés dans des horaires réguliers, des cases horaires fixes, combinant grilles horizontale et verticale.
Parallèlement, des émissions que l’on croyait oubliées sont revenues dans de nouvelles formules.
En 2022, la société de production Mediawan annonce vouloir faire un reboot du Manège enchanté (1ère chaîne de l’ORTF, 1965) et M6 annonce le retour de Morning Live (M6, 2000). Début 2023, France 2 annonçait vouloir relancer Intervilles (RTF, 1962) pendant que TF1 poursuivait avec Je te promets, sa reprise de la série américaine This is Us (NBC, 2016-2022).
S’agit-il d’exemples isolés ou d’une tendance plus profonde à refaire ? Quel est le rôle de la répétition ?
Pour décrire ces transformations de la télévision, les mots manquent. Doit-on parler de formats, de « bibles », de remakes, de reprises ou faut-il inventer de nouveaux concepts ?
Ce questionnement a jadis touché le champ littéraire, pour lequel Gérard Genette a proposé une approche théorique très novatrice. Il est temps de prolonger l’élan qu’il a impulsé pour la télévision, tant il est vrai que, comme il le notait, les relations de transformations des textes entre eux doivent donner lieu à des enquêtes propres à chaque média, en fonction de ses matériaux, techniques et visées spécifiques.
C’est dans cette optique que s’inscrit ce dossier thématique. Les propositions pourront donc s’articuler autour des axes suivants :
Axe 1 : Formes, formats, formules
Le format est intervenu dans l’histoire de la télévision à la fois pour réguler les relations commerciales et pour refaire facilement un programme. Il a permis de sortir de ce qui a pu être l’ère de la copie sauvage. La sérialisation des programmes par le format a d’abord atteint les jeux (The Price is right, Who wants to be a millionaire), les télé-réalités (Survivor, Big Brother) pour s’emparer enfin, de façon plus surprenante, de la fiction (Yo Soy Betty la Fea devenu Ugly Betty aux USA, Be Tipul devenu En Thérapie en France). En quoi ces répétitions se rapprochent-elles ou s’éloignent- elles du remake cinématographique ? Pour répondre à cette question et à d’autres du même genre, toute recherche sur les différents types de répétitions seront bienvenues.
Axe 2 : Comparaisons historiques et adaptations culturelles
Dans une nouvelle, Borges imagine un personnage qui produit une œuvre nouvelle en réécrivant mot à mot le Quichotte, simplement parce que le contexte en fait un texte différent. Cette fiction caractérise parfaitement le destin de ces programmes qui changent pour la seule raison que leur seconde version apparaît dans un nouveau contexte historique.
Si le format assure une certaine forme de répétition, il laisse malgré tout le champ libre aux variations, notamment dans le passage d’un pays ou d’une ère culturelle à une autre (Monnet- Cantagrel, 2015). L’étude de différentes versions d’un même format permettra de dégager « les propriétés constitutives » d’une émission et les distinguer des « propriétés contingentes » (Chambat- Houillon, 2009) et de faire émerger des modalités et enjeux propres à ces reprises.
À partir de quel moment peut-on dire qu’un programme en copie un autre ?
Cette question s’est posée lors de la diffusion des Marches de la gloire, sur TF1, qui ressemblait à s’y méprendre à La Nuit des héros diffusée sur Antenne 2, en 1992, puis France 2, en 1993. Quels sont les caractères à prendre en compte pour tracer la frontière entre ressemblance et plagiat ? Se pose une nouvelle fois la question de savoir ce qui est constitutif d’un format et ce qui ne l’est pas. Cette problématique a été réactivée avec l’importation de contenus coréens en Chine et l’appropriation de formats coréens par la télévision chinoise (Xiao, 2022). Les contributions pourront ainsi traiter des questions de transfert et d’adaptation culturelle tout comme de celle du Soft Power (Monnet- Cantagrel, 2019).
Axe 3 : Répétition, actualisation : le travail du temps
Depuis quelques années, plusieurs chaînes ont proposé des reprises de programmes anciens : Tournez Manège (1985 puis 2010), Le Grand Echiquier (1972 puis 2018), Le Divan (1987 puis 2015) ou Intervilles (créé en 1962 dont le retour est annoncé pour 2023), Y’a que la vérité qui compte (2002 puis 2022). Ils partagent avec les remakes cinématographiques la fonction d’actualisation (Philippe, 2011).
Au-delà de la répétition du titre, quels sont les changements qui sont intervenus dans les versions nouvelles ? Quelle est la part de l’ancien et du nouveau ? Certains programmes reprennent un format (Tournez manège), d’autres reprennent la lettre d’un programme ancien, comme Y a que la vérité qui compte, qui utilise des images de séquences passées. Là encore, un travail conceptuel permettrait de mieux distinguer les uns des autres.
Le remake interroge le rapport de la télévision à elle-même parce qu’il questionne aussi sa relation au temps, entre patrimonialisation et actualisation. La reprise est-elle le symptôme d’un manque de de création ou, au contraire une légitimation du passé, oscillant entre « sacralisation et dénigrement » (Papin, 2009 : 165) ?
De même, quels intérêts pour les chaînes à produire et diffuser ces reprises ? Dans le contexte d’hyper concurrence que connaissent les médias aujourd’hui, où chacun doit se singulariser, comment la réécriture participe-t-elle à la construction de leur identité ? Enfin, comment expliquer et observer les délais de plus en plus courts entre la production des programmes originaux et leurs réécritures ?
Axe 4 : Répétition et programmation
Le formatage touche tous les genres amenant des chaînes d’information en continu à repasser constamment les mêmes images d’un événement ou d’un non-événement. Ces phénomènes sont-ils inédits ou relèvent-ils des « lois de l’imitation » de Tarde ou de la tautologie (Sfez, 1991) ? De quelle manière agit le “déjà vu” dans les missions d’information et de divertissement qui sont celles de la télévision (Vovou, 2014) ? Enfin, peut-on réfléchir à la feuilletonisation de l’information, influencée par la fiction et par les chaînes en continu ? Comment penser ces récits médiatiques (Lits, Desterbecq, 2017) ?
Certains programmes migrent à l’intérieur d’un même groupe télévisuel comme, par exemple, Un dîner presque parfait (de M6 à W9). Ces glissements produisent-t-il des effets sémiotiques ? Quelles logiques de marque à l’œuvre pour des chaînes périphériques dont l’objectif principal semble être la répétition de contenus issus de chaînes principales ?
Axe 5 : Et le plaisir dans tout ça ?
Dans un article fondateur, Eco mettait l’accent sur le plaisir que procure la répétition et la reconnaissance dans le remake, la série ou la saga (Eco 1994). Qu’en est-il aujourd’hui où le formatage touche tous les genres, où des chaînes d’information en continu repassent constamment les mêmes images d’un événement ou d’un non-événement ? Des éclairages peuvent être cherchés du côté de la psychanalyse ou d’enquêtes.
Quels plaisirs ou intérêts les publics trouvent-ils dans ce que l’on pourrait qualifier de
« nostalgies contemporaines » (Fantin, Févry, Niemeyer, 2021) caractérisées autant par une instrumentalisation idéologique (Bauman, 2017) que par une pluralité d’expériences sociales et médiatiques, pouvant être saisies par une sémiotique sociale (Tréhondart, 2022) ?
Et comment ces dernières parviennent-elles à faire écho aux problématiques sociales et sociétales actuelles ? Car c’est bien ce qui semble être l’intention dans la reprise de programmes comme L’Île aux trente cercueils (Antenne 2, 1979 – France 2, 2022), Le Manège enchanté (1ère chaîne de l’ORTF, 1965-77 – à venir), ou encore Un gars, une fille (France 2, 1999-2003 – à venir).
Ces propositions d’axes ne sont pas exhaustives et se veulent avant tout des points de départ à un ensemble de réflexions plus larges et inter- ou trans- médiales, qui pourront également inclure des productions étrangères.
Bibliographie
- Bauman, Zygmunt, Retroptopia, Premier Parallèle, 2017.
- Casetti, Francesco, Odin, Roger, « De la paléo- à la néo- télévision », Communications, 1990, p. 9- 26.
- Chambat-Houillon, Marie-France, « Quand y a-t-il format ? », Penser la création télévisuelle, dir. Emmanuelle André, François Jost et al., Publications de l’université de Provence, 2009, 243-252.
- Chambat-Houillon, Marie-France, « La Clef du succès d’un plagiat télévisuel : la voix de l’auteur », Notions d’œuvre, notions d’auteur, M.-C. Taranger et A. Gardies (dir.), L’Harmattan, Paris, 2003, p. 15-30.
- Chaniac, Régine, Jézéquel, Jean-Pierre, La Télévision, La Découverte, 2005.
- Eco, Umberto, « TV : La Transparence perdue », 1983, La Guerre du faux, Grasset, 1985, 196-220.
- Eco, Umberto, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux n°68, 1994.
- Fantin Emmanuelle, Févry Sébastien, et al., Nostalgies contemporaines, Médias, cultures et technologies, Presses universitaires du Septentrion, 2021.
- Genette Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Éditions du Seuil, 1982. Jost François, Comprendre la télévision et ses programmes, Éditions Armand Colin, 2017. Moine, Raphaëlle, Remakes, Les Films français à Hollywood, CNRS Éditions, 2007.
- Monnet-Cantagrel, Hélène, Les Séries télévisées : du format aux franchises. Pratique et esthétique des dramas américains de prime-time créés entre 1996 et 2006, thèse soutenue à Paris 3, 8/12/2015.
- Monnet-Cantagrel, Hélène, « The good Doctor ou le futur coréen de la sérialité fictionnelle télévisuelle mondiale », Communication à la journée d’étude « Pendant ce temps, de l’autre côté… Les séries asiatiques/orientales », Inalco, 2019, à paraître dans TV/Series.
- Moran, Albert, New Flows on Global TV, Intellect Ltd, 2009.
- Papin, Bernard, « Le Palimpseste télévisuel ou la réécriture moderne des grandes œuvres du télévisuel », in Emmanuelle André,
- François Jost et al., Penser la création audiovisuelle, Cinéma, télévision, multimédia, Publications de l’Université de Provence, 2009.
Philippe, Gaëlle, « Remake télévisuel et patrimonialisation », Télévision n°2, CNRS Éditions, 2011. Sfez, Lucien, La Communication, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991. - Tréhondart, Nolwenn, « Sémiotique sociale et formation à l’esprit critique », Communication & langages, n°212, 2022, 77-94.
- Vovou, Ioanna, « Le déjà-vu télévisuel. Esquisse d’une typologie de la répétition à la télévision à partir du cas grec », French journal for Media Research, 2014, n°1 [En ligne] http://frenchjournalformediaresearch.com/lodel-1.0/main/index.php?id=203
- Xiao, Wu, La Circulation des produits télévisuels en Asie. Le cas de l’adaptation en Chine des émissions de real-variety show sud- coréennes, thèse soutenue à l’EHESS, 2/12/2022.
Calendrier prévisionnel
- 30 juin 2023 : date limite de l’envoi des propositions d’articles (2000 signes maximum espace compris)
- À partir du 15 juillet 2023 : notification aux auteurs
- 30 octobre 2023 : réception des articles (de 35 000 à 45 000 signes espaces compris) avec résumé et biographie
- 30 novembre 2023 : retour aux auteurs des évaluations en double aveugle
- 3 janvier 2024 : réception de la version définitive des articles après corrections (avec résumé et biographie)
- Publication prévue avril 2024
Envoyer les propositions à :
- Hélène Monnet-Cantagrel monnetcantagrel@orange.fr
- Marie-Caroline Neuvillers-Prudhon marie-caroline.neuvillers-prudhon@univ-avignon.fr
- François Jost francois.jost@sorbonne-nouvelle.fr
Keywords
- Mots-clés
- télévision