Les pratiques artistiques – « formes d’expression qui prennent appui sur un art (danse, théâtre, arts plastiques, écriture…) et font appel à la créativité individuelle ou collective » (INJEP, 2012 : 1) – partagent des enjeux de fond, des méthodes et des ambitions avec les sciences humaines et sociales (SHS). Elles cherchent à décrire le monde, les êtres humains et les sociétés, à les rendre intelligibles, mais également à les provoquer, à les interroger, à les réinventer voire à les transformer. Mobilisant et mettant au travail les mots, les images, les matières, les corps, l’espace, elles ont, pour une part au moins, une vocation à la fois critique et émancipatrice (Lachaud, 2012). En « ouvrant à la compréhension des rapports entre des connaissances sensibles et les savoirs rationnels » (Ward, 2014), l’art « constitue un levier d’empowerment » (ibid.), à la fois pouvoir sur soi et pouvoir d’agir.
Cette proximité favorise la circulation des contenus, des concepts et des méthodes. Aurélie Michel (2012), docteure en arts plastiques, montre par exemple la fécondité de la théorie de la complexité du sociologue Edgar Morin (1990) pour penser la création artistique. Plus largement, des artistes s’approprient certaines thèses des sciences humaines et sociales pour les mettre en scène, en textes ou en images, mais aussi pour penser l’acte de création lui-même et les conditions de sa réception, comme le mettent en évidence des travaux de recherche-création mobilisant les arts plastiques (Boutet, 2018 ; Fourmentraux, 2011, 2022 ; Gosselin, Le Goguiec, 2006 ; Lelièvre, 2018 ; Michel, 2012). On peut également penser, par exemple, au cinéma soviétique qui ambitionna de rompre dans la forme avec le cinéma bourgeois – comme dans les expérimentations initiées par Sergueï Eisenstein dès les années 1920, utilisant montage, rythmique et luminosité pour développer un « langage cinématographique » mettant l’accent sur les luttes sociales (Eisenstein, 1949) – ou encore, dans un autre registre, au fait que certains praticiens du design se réclament explicitement des sciences humaines (Gentès, 2015).
Des chercheurs et intervenants en SHS s’inspirent à leur tour des mondes de l’art, notamment pour nourrir ou repenser leurs propres pratiques de recherche et d’intervention. On pensera, à titre d’exemples, au développement des arts-thérapies (Klein, 2015 ; Lecourt, Lubart, 2017), aux médiations artistiques en intervention sociale (Ward, 2014), au théâtre-action ou théâtre-intervention en recherche-action (Badache, Gaulejac, 2021), ou encore à une sociologie filmique qui propose de penser le social par l’image (Sebag, Durand 2020). « Des différences essentielles entre art et sciences naît une tension : la rencontre », soulignent Patrice de La Broise et Pierre Morelli (2022), ajoutant que « celle-ci gagne à être rejouée, tant dans ses modalités que dans la distribution des rôles du scientifique et de l’artiste qui s’accordent et dialoguent ». Marie-Christine Bordeaux (2022) étudie notamment les logiques d’acteurs et conceptions de la médiation qui sous-tendent les coproductions « art-science ».
Le 34e numéro de la revue ¿Interrogations ? coordonné par Mireille Diestchy et Maylis Sposito-Tourier s’intéressait plus particulièrement à l’image dans les collaborations entre arts et sciences. Cet appel à contributions propose de poursuivre les réflexions engagées en s’intéressant aux échanges qu’effectuent les SHS et les pratiques artistiques, qu’elles relèvent de la littérature (romans, bandes-dessinées…), des arts visuels (peinture, cinéma, graphisme…), plastiques (sculpture, collage…), vivants (théâtre, danse, musique…) ou numériques. Il s’agira toutefois d’interroger plus particulièrement comment les entrecroisements entre arts et SHS font émerger des espaces-temps propices à l’élaboration d’une critique, au soutien d’une posture réflexive ou à un projet d’émancipation. Les articles pourront ainsi donner à voir comment les concepts et pratiques scientifiques et artistiques dialoguent, se mettent en question, se soutiennent, se transforment, dans une perspective associant création, compréhension et/ou d’intervention.
Il est attendu que les articles s’inscrivent dans une démarche réflexive en articulant observations issues de collaborations concrètes entre arts et SHS (recherche et/ou intervention et œuvres ou performances) ET analyse. Les propositions pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants, voire un autre axe en lien avec le thème général de l’appel :
- Outils et pratiques : Comment le dialogue entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales a-t-il été l’opportunité, dans un contexte précis ou dans le cadre d’une expérience donnée, d’utiliser les outils de l’autre, de créer des outils (notamment conceptuels ou méthodologiques) ou des pratiques hybrides ? Avec quels résultats et quelles limites ou questions ?
- Espaces-temps singuliers : Comment caractériser les espaces-temps et les processus créés par des pratiques associant art et SHS ? Qu’en est-il, plus particulièrement, des pratiques mixtes des chercheurs en arts plastiques (qui ont la « double casquette » d’artiste et de chercheur) ou des pratiques collaboratives associant artistes et chercheurs-intervenants ? À quels espaces communs de création artistique, de réflexion et/ou transformation individuelle, groupale ou sociétale, des rencontres entre chercheurs et artistes et entre leurs pratiques ont-elles donné lieu ?
- Conceptualisations à la croisée du sensible et des savoirs : Comment et quelles conceptualisations contemporaines ont pu émerger de rencontres entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales ?
- Diffusion de créations réflexives : comment les auteurs (chercheurs et/ou artistes) pensent-ils la diffusion de leur travail et accompagnent-ils leur réception par le public ? Quelle est la portée émancipatrice de ces œuvres lorsqu’elles reçoivent une place dans les industries du spectacle de masse ? A contrario, comment diffuser les projets d’avant-garde ou réalisations critiques en dehors d’un public restreint déjà convaincu et que cela nous apprend-il sur l’articulation art et SHS ?
Il est attendu que les propositions s’appuient sur des exemples concrets de dispositifs ou d’œuvres (œuvres matérielles ou performances) pensés à partir de l’entrecroisement ou de l’hybridation entre productions artistiques et SHS ou sur des expériences concrètes d’artistes et de chercheurs engagés dans une telle démarche, que ces projets soient aboutis (par exemple, un film ou une bande-dessinée réalisés et publiés ou distribués, une fresque peinte) ou non. Autrement dit, cet appel s’intéresse également aux entrecroisements en train de se faire, aux rencontres entre chercheurs et artistes, entre chercheurs et œuvres, ou entre artistes et travaux conceptuels, et désireux de créer des espaces-temps d’émancipation et de réflexivité articulant art et SHS.
Références
Badache René, Gaulejac (de) Vincent (2021), Mettre sa vie en jeux. Le théâtre d’intervention socioclinique, Toulouse, Erès.
Bordeaux Marie-Christine (2022), « Les nouvelles configurations des relations entre milieux scientifiques et milieux artistiques dans les dispositifs et projets “art-science” : promesses et impensés », Questions de communication, n°41, octobre, pp. 349-368.
Boutet Danielle (2018), « La création de soi par soi dans la recherche-création : comment la réflexivité augmente la conscience et l’expérience de soi », Approches inductives, 5(1), mai, pp. 289-310 [en ligne] https://www.erudit.org/fr/revues/approchesind/2018-v5-n1-approchesind03621/1045161ar/ (consulté le 18/10/2022).
Diestchy Mireille, Sposito-Tourier Maylis (dir.) (2022), N°34. « Suivre l’image et ses multiples états dans les collaborations arts/sciences », revue ¿Interrogations ?, 34, juin [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/-No34-Suivre-l-image-et-ses- (Consulté le 27 septembre 2022).
Eisenstein Sergei M. (1949), « Film Language » [1934], dans Film Form : Essays in Film Theory, New York & London, Harvest-HBJ, pp. 108-121. Fourmentraux Jean-Paul (2011), Artiste de Laboratoire. Recherche et création à l’ère numérique, Paris, Hermann.
Fourmentraux Jean-Paul (2022), « Zone Critique. Art, Science et Anthropocène : par-delà la “Nature” », Questions de communication, n°41, octobre, pp. 369-382.
Gosselin Pierre, Le Goguiec Éric (2006), La Recherche création : Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presse de l’Université du Québec.
INJEP (2012), « Pratiques culturelles et artistiques », Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, Fiches repères, septembre [en ligne] https://injep.fr/wp-content/uploads/2018/09/fr19_culture.pdf (consulté le 18/10/2022) Klein Jean-Pierre (2015), Penser l’art-thérapie, Paris, Puf.
La Broise (de) Patrice, Morelli Pierre (2022), « Repenser la médiation au prisme de l’art et des sciences sociales », Questions de communication, n°41, octobre, pp. 341-348.
Lachaud Jean-Marc (dir.) (2012), Art et aliénation, Paris, PUF, pp. 129-161. Lecourt Édith, Schauder Silke (dir.) (2017), Les art-thérapies, Paris, Armand Colin.
Lelièvre Edwige (2018), « Research-creation methodology for game research », auto publication, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615671/document (consulté le 18/10/2022).
Michel Aurélie (2012), « Entre théorie et pratique », dans Di Filippo Laurent, François Hélène et Michel Aurélie, La position du doctorant. Trajectoires, engagements, réflexivité, Nancy, Presses universitaire de Nancy, pp. 153-170. Sebag Joyce et Durand Jean-Pierre (2020), La sociologie filmique, Paris, CNRS éditions.
Ward John (2014), « Introduction. Question sociale, questions artistiques », Vie sociale, n° 5. Pratiques artistiques et intervention sociale, mai, pp. 7-10.
Modalités de soumission des articles
Les propositions d’articles sont attendues pour le 31 mars 2023 au plus tard, à envoyer simultanément à : a-vandevelde@orange.fr et johncultiaux@gmail.com
Ils ne devront pas dépasser 50 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et devront être accompagnés d’un résumé et de cinq mots-clés en français et d’un résumé (abstract) et de cinq mots-clés (keywords) en anglais.
Les articles répondront impérativement aux normes de rédaction présentées à l’adresse suivante : http://www.revue-interrogations.org/Recommandations-aux-auteurs
Publication prévue du numéro : décembre 2023 ou juin 2024.
Appel à contributions permanent
La revue accueille également des articles pour ses différentes rubriques, hors appel à contributions thématique :
♦ La rubrique« Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 30 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et être adressés à Mireille Dietschy : mireille.dietschy@gmail.com
♦ La rubrique « Fiches pédagogiques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 30 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Agnès Vandevelde-Rougale : a-vandevelde@orange.fr
♦ La rubrique« Varia », accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et être adressés à Pierre Humbert (pierre.humbert@univ-lorraine.fr), Audrey Tuaillon Demésy (audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr) ET Laurent Di Filippo (laurent@di-filippo.fr)
♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des« Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 12 000 signes (notes et espaces compris) et être adressée à Nicolas Peirot : nicolas.peirot@gmail.com. Par ailleurs, les auteurs peuvent contacter Nicolas Peirot pour nous adresser leur ouvrage, s’ils souhaitent les proposer pour la rédaction d’une note de lecture dans la revue. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils fassent ou non l’objet d’une note de lecture, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
La politique éditoriale de la revue
• ¿ Interrogations ? est une revue à comité de lecture. Tous les articles reçus sont d’abord soumis à une pré-expertise interne au comité de rédaction, qui évalue leur pertinence scientifique, ainsi que leurs qualités rédactionnelles. Ils sont ensuite soumis à une double expertise à l’aveugle, réalisée anonymement par le comité de lecture ou par des chercheurs sollicités à l’extérieur. • La revue est indépendante de toutes institutions (universités, laboratoires, etc.) et de toutes écoles. Elle défend la pluridisciplinarité et le croisement des regards épistémologiques et méthodologiques. • Dans un souci de diffusion de la connaissance, l’ensemble des numéros est en libre accès sur le site internet de la revue (http://www.revue-interrogations.org), dès leur mise en ligne et ce, sans aucune restriction.
Keywords
- Mots-clés
- Arts
- Methodology