Le numéro 16 de la Revue de Recherches francophones en sciences de l’information et de la communication sera consacré à la thématique “Communications et incommunications en Méditerranée. Quels impacts des plateformes numériques ?” sous la direction de Billel Aroufoune, Alexandre Joux et Enrique Klaus. L’appel à articles est en ligne et les contributions sont attendues pour le 15 décembre 2024.
Appel à contributions
La diversité, caractéristique de la Méditerranée, est à la source d’influences réciproques, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Dans son ouvrage classique associé à l’École des Annales, Fernand Braudel (2017) analyse ainsi la richesse des échanges commerciaux et communicationnels tous azimuts sur et autour de la Méditerranée, en des temps marqués par un niveau de développement technologique bien inférieur à celui de notre époque. L’historien insistait sur les liens tissés entre populations de cultures différentes et réunies par la Mare Nostrum et par le destin commun qu’elle symbolise.
Espace d’échanges et de rencontres, la mer Méditerranée est aussi un espace traversé par des lignes de fracture, souvent marquées par l’incompréhension — ou une compréhension inégalement partagée et asymétrique confinant souvent à la violence. Syrie et Palestine aujourd’hui, Liban, Libye et ex-Yougoslavie hier, les rives de la Méditerranée n’ont que trop souvent été le théâtre de guerres. Mais les lignes de fracture se fragmentent au-delà même des rives (Dézéraud, 2022), et au cœur même des eaux qui nous ont un temps rapprochés, comme l’illustrent tristement les innombrables migrants tentant de traverser la Méditerranée au péril de leur vie. Ce bien commun se trouve ainsi morcelé par des entreprises concurrentes de territorialisation (Daguzan, 2022), qu’il s’agisse de Frontex et de la politique d’externalisation du contrôle des frontières de l’UE (voir le dossier de Migrations & Société, n° 186), ou encore du projet Mavi Vatan (« Nation bleue ») de la Turquie (Josseran, 2022).
Ces legs contrastés de la diversité qui unifie la Méditerranée nous rappellent que la communication s’accompagne toujours de l’incommunication (Dumas, 2016). L’une est le corollaire de l’autre : parce qu’elle repose de manière essentielle sur la relation entre une diversité d’acteurs, la communication peut dégénérer et se métamorphoser en acommunication quand, à défaut de consensus minimal et de représentations partagées, ou de ce que l’on pourrait appeler un arrière-plan de connaissance partagé, le dialogue devient véritablement impossible (Wolton, 2019).
Cet appel à contributions pour le numéro 16 de la revue REFSICOM entend questionner à nouveaux frais la dialectique entre l’espoir de communication transméditerranéenne et la réalité des incommunications, sans occulter l’épée de Damoclès que représentent aujourd’hui les risques réels de l’acommunication. Le dossier interrogera ces concepts au prisme d’un acteur qui connait une trajectoire ascensionnelle vers une position tendanciellement hégémonique de nos pratiques communicationnelles : les plateformes numériques.
Le terme de « plateforme » est tombé dans le langage commun et a acquis par-là même une acception de plus en plus large, au point de perdre de sa spécificité. Ainsi, les grands médias emploient-ils le terme pour désigner le moindre service en ligne, pour peu qu’il ait pris un minimum d’importance et de surface. Or, si l’on revient à la source de ses usages académiques en économie du numérique (Gawer Cusumano, 2002), « plateforme » était mobilisée pour désigner deux aspects interdépendants. D’une part, le mot fait référence à toutes les formes de désintermédiation et de ré-intermédiation, caractéristiques d’acteurs globaux du numérique tels que Netflix, Airbnb, ou encore TripAdvisor. D’autre part, il renvoie à la capacité des acteurs dominants de cette économie à inféoder aux structures dont ils ont le contrôle une grande partie des acteurs de plus petite taille dont ils préemptent l’offre sous couvert de l’apparier à la demande. Cette ré-intermédiation depuis un actif-cœur (un OS doublé d’un magasin d’applications, une galaxie de services de recherche, peut-être demain une IA générative) limite en fait les plateformes aux seuls acteurs qui ont la prétention d’organiser les logiques de l’internet en profondeur, c’est-à-dire essentiellement les GAFAM, même si le terme réduit abusivement une diversité de stratégies sous un acronyme unique.
Parmi les différentes plateformes qui existent – celle d’Apple avec l’iPhone, celle dérivée de Google Search (Alphabet), celle de Facebook/Instagram/WhatsApp (Meta), celles encore d’Amazon dans l’e-commerce ou de Microsoft dans l’internet professionnel – deux peuvent être qualifiées de « super-plateformes », nommément : Google et Facebook. Leur noyau dur, à savoir le moteur de recherche pour l’un, et le réseau social pour le second, ont changé la manière d’utiliser internet en l’orientant vers des logiques de référencement ou vers la sociabilisation de l’estimation de la valeur des contenus et des individus en ligne. Au-delà des simples logiques techno-déterministes qui pourraient s’appliquer à l’analyse de l’intégration hardware/software chez un acteur comme Apple, les deux « super-plateformes » que sont Google et Facebook se distinguent par la particularité qu’ils ont à influencer la manière dont nous pouvons partager de l’information et communiquer, ou pas (Cardon, 2013 ; Beuscart et Flichy, 2018 ; Bigot et al., 2021).
Les textes attendus pour la prochaine livraison de la revue REFSICOM peuvent articuler perspective info-communicationnelle en Méditerranée et réflexivité sur les logiques propres aux plateformes (référencement algorithmique et social), en distinguant les pays de la zone euro et hors euro. Dans quelle mesure les moteurs de recherche, ou encore les réseaux sociaux numériques favorisent-ils une meilleure connaissance de l’autre par la mise en circulation transnationale d’informations liées à des territoires et des peuples en Méditerranée? Cette circulation d’information est-elle équilibrée, différenciée entre catalogues de référence proposés par les moteurs et logiques d’échange social au cœur des réseaux sociaux numériques ? Dans des contextes sociopolitiques variés sur le pourtour méditerranéen (démocraties consolidées, démocraties balbutiantes, régimes autoritaires résilients ou restaurés après 2011, mouvements transnationaux de nature politique, sociale ou religieuse), quels rôles jouent les réseaux sociaux numériques dans la communication politique, les mobilisations, le journalisme et l’information ?
Les propositions de contribution pourront s’inscrire dans les trois axes suivants, mentionnés à titre indicatif et non exhaustifs :
Axe1. Plateformes, médiactivisme et mobilisations en Méditerranée.
Depuis 2011 et les mobilisations d’inspiration révolutionnaire qui ont essaimé dans le monde arabe, plusieurs commentateurs ont affirmé, à tort, que la conscientisation et la maturation politiques des citoyennes et citoyens des pays concernés se sont fait « grâce » aux technologies numériques de l’information et de la communication, et notamment aux plateformes de réseautage. S’inscrivant dans le même utopisme de la technique, des grands acteurs de l’économie numérique (Google et Facebook notamment) ont développé des programmes d’assistance à destination des pays du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Europe centrale, louant l’émancipation des peuples grâce aux ressources de la connectivité. Les propositions s’inscrivant dans cet axe pourront, entre autres, aborder les formes d’expression en ligne qui se donnent à voir au cours des mobilisations citoyennes, (re)questionner le rôle des plateformes dans les politiques d’assistance ou de développement menées au nom et au prétexte de l’émancipation des peuples de la région. Dans ce domaine, les concurrences entre plateformes, acteurs historiques de l’aide au développement (États-Unis et Europe notamment) et nouveaux acteurs issus des pays du Golfe, demanderaient à être étudiées plus en avant.
Axe 2. Plateformes en contexte de radicalisation politique et guerre de l’information.
Face à l’autoritarisme d’États qui se radicalisent, citoyen.nes et journalistes trouvent des alternatives quand l’accès et la diffusion de l’information sont contrôlés, voire verrouillés. Les plateformes, à ce titre, offrent ponctuellement des outils de contournement de la censure. Cependant, selon les opportunités du marché, ces mêmes plateformes adaptent aussi leurs conditions d’utilisation aux règlements nationaux, en suivant les instructions de gouvernements locaux (cf. Facebook en Inde). La collecte des données des utilisateurs y est aussi utilisée à des fins de contrôle des populations et de profilage électoral. Quels rapports entretiennent les gouvernements de ces pays aux plateformes ? Comment leur développement et leurs usages sont-ils régulés au niveau régional et national ? Quelles lignes de fracture, en la matière, se dessinent entre les pays de l’Union européenne et ceux hors UE ? Les logiques dites de « post-vérité » initialement conçues et observées depuis l’Amérique du Nord s’observent-t-elles dans la région ? De fait, peut-on parler de mêmes phénomènes s’agissant des pays du Sud européen et de la rive Nord de la Méditerranée ? La recherche en Information-Communication aurait tout à gagner à reformuler les questions de médiations numériques au regard de conditions différentes des conceptions occidentales ou européennes, mais également au regard des questions mieux promues au Nord de transparence, de liberté d’information, de non-ingérence des pouvoirs dans la cybercommunication, de luttes pour les droits à l’information ou à l’expression des diversités et des minorités, voire des liens entre diasporas et communautés des pays concernés.
Axe 3. Diversité culturelle et incommunications en Méditerranée.
La Méditerranée du Sud est une mosaïque de communautés, de religions, d’identités multiples qui ont fait à la fois sa richesse, son attractivité et sa fragilité. Cette situation conduit à des relations contrastées avec l’Europe (tout en l’interrogeant aussi sur ses propres évolutions et devenirs) que les médiations numériques peuvent servir, nourrir, comme elles peuvent également alimenter un terreau de conflits et de tensions. Il serait ici intéressant de s’interroger sur le rôle des plateformes et médiations numériques en les articulant et en les confrontant aux questions d’expression communautaire, d’exacerbation des tensions entre identités, communautés, courants de pensée, et autres idéologies. Sur un autre versant, les questions de modération, de régulation, d’accessibilité, de lutte contre la désinformation, ne peuvent être posées identiquement de part et d’autre des rives de la Méditerranée. Il s’agirait dans le cadre de cet axe de questionner ces dynamiques en permettant l’esquisse d’une mise en perspective de part et d’autre.
Bibliographique indicative
Badie Bertrand, « Printemps arabe : un commencement », Études, 2011, 7/8, pp. 7-18.
Braudel Fernand, La Méditerranée. Paris, Flammarion, « Champs histoire », 2017.
Cardon Dominique, « Dans l’esprit du PageRank. Une enquête sur l’algorithme de Google », Réseaux, 2013, n° 177, pp. 63-95.
Charaudeau Patrick, La manipulation de la vérité. Du triomphe de la négation aux brouillages de la post-vérité. Limoges, Lambert-Lucas, 2020.
Coutant Alexandre, Stenger Thomas, « Les médias sociaux : une histoire de participation », Le Temps des Médias, 2012, n° 18, pp. 76-86.
Daguzan Jean-François, « Rapports de force en Méditerranée: le retour de la question maritime », Confluences Méditerranée, 2022, n° 120, pp. 13-28.
Dézéraud Philippe, « Méditerranée : la délicate rencontre entre territorialisation de l’espace maritime et concept de bien commun de l’humanité ». Confluences Méditerranée, 2022, n° 120, pp. 29-40.
Dumas Philippe, « L’espace méditerranéen en mouvement », REFSICOM, Dossier : Communication et changement, 2016, n° 2, URL : http://www.refsicom.org/145.
Gawer Anabelle, Cusumano Michael A., Platform Leadership: How Intel, Microsoft, and Cisco Drive Industry Innovation, Boston, Harvard Business Scholl Press, 2002.
González-Quijano Yves, Arabités numériques : Le printemps du web arabe, Arles, Actes Sud- Sindbad, 2012.
Gonzalez-Quijano Yves & Guaaybess Tourya (dir.), Les Arabes parlent aux Arabes: La révolution de l’information dans le monde arabe, Arles, Sindbad-Actes Sud, 2009.
Josseran Tancrède, « La Mavi Vatan jusqu’où ? Le grand dessein de la Turquie en Méditerranée », Confluences Méditerranée, 2022, n° 120, pp. 55-68.
Migrations Société n° 186, « Les politiques migratoires de l’UE dans la tourmente, 2021/4.
Revault D’Allonnes Myriam, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Paris, Seuil, 2018.
Stephan Gaël, Produire, disent-ils. Plateformes numériques et transformation d’une profession, Paris, Presses des Mine, 2023.
Varin Christophe, « Du monde arabe depuis 2011 : de son si rassurant ‘‘endormissement’’, de son ‘‘éveil’’, de ce qu’il nous faut encore entendre pour comprendre », Travaux et Jours, 2014, n° 88, pp. 89-103.
Wolton Dominique, « Communication, incommunication et acommunication », Hermès, La revue, 2019, n° 84, pp. 200-205.
Wolton Dominique, Penser l’incommunication, Paris, Le Bord de l’Eau, 2024.
Modalités de soumission
Les articles complets entre 30 000 et 45 0000 signes espaces compris (pas d’envoi préalable de résumés) sont à adresser à Billel AROUFOUNE [billel.aroufoune@univ-tln.fr], Alexandre JOUX [alexandre.joux@univ-amu.fr] et Enrique KLAUS [enrique.klaus@univ-cotedazur.fr] avant le 15 décembre 2024. Les textes doivent impérativement respecter les consignes de rédaction de la revue Recherches Francophones en Sciences de l’Information et de la Communication disponible sur le site : www.refsicom.org.
Calendrier
15 septembre 2024 : Lancement de l’appel à articles
15 décembre 2024 : Envoi des articles pour évaluation en double anonymat
15 février 2025 : Retours aux auteurs (acceptation ou refus de la proposition)
15 avril 2025 : Envoi de la dernière version des articles
Juin 2025 : Publication du numéro 16 de la revue REFISCOM