La revue Politiques de Communication lance un appel à contributions sur la thème “Éduquer aux médias et à l’information ? La construction sociale d’une action publique contre les « désordres informationnels »”. Ce dossier est coordonné par Amandine Kervella (GERiiCO-Université de Lille, ENPJJ) et Nicolas Hubé (CREM-Université de Lorraine).
Présentation
Depuis 2015 et les attentats commis contre le journal Charlie Hebdo, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) connait un renouveau en France. À partir de ces événements, les pouvoirs publics déploient de nouveaux dispositifs, textes prescriptifs, politiques d’équipement et de formation dédiés à cette thématique (Bosler, Féroc Dumez,Labelle, Loicq, Seurrat, 2021; Kervella, Matuszak, Micheau, 2021). Des professionnels, historiquement moins impliqués dans l’EMI que ne pouvaient l’être les enseignant.es ou les acteurs.trices de l’éducation populaire participent à son redéveloppement : journalistes (Bigot, 2017 ; Vauchez, 2019), professionnel.le.s des bibliothèques, médiateurs.trices culturelles, éducateurs.trices du champs de la protection de l’enfance, etc. Des acteurs institutionnels privés (fondations, GAFAM, etc.) s’engagent également plus en avant dans le domaine de l’EMI, le plus souvent à travers différents outils de financement. La lutte contre les « fake news », véritable panique morale, et la formation à « l’esprit critique » deviennent le nouveau cadrage d’une action publique à destination de publics pensés comme « fragiles » (Cardon, 2019 ; Vauchez, 2022). L’EMI tend, dans cette perspective, à être présentée comme une manière de limiter ce que certains nomment des « désordre informationnels », étiquette regroupant des problématiques sociotechniques et politiques très hétérogènes autour d’un « problème » ainsi construit (Neveu, 2022). Ce numéro invite à ancrer l’analyse de l’EMI dans cette nouvelle configuration sociale pour interroger, de manière critique, son renouveau.
L’EMI constitue un sujet de préoccupation ancien, pour la société civile comme pour les pouvoirs publics et qui connait des développements institutionnels marqués à partir des années 1980. En 1982, la déclaration de Grünwald, rédigée suite à un symposium organisé sous l’égide de l’UNESCO, formalise ainsi, à l’échelle internationale, la demande sociale d’un développement de ce qui est alors nommé « éducation aux médias », face à la place croissante des médias audiovisuels dans le quotidien des individus, spécialement des plus jeunes. En 1982, en France, le rapport d’orientation « Gonnet/Vandervoorde » remis au ministre de l’éducation, plaide pour « l’introduction des moyens d’information dans l’enseignement », dans un contexte où de plus en plus d’enseignants expérimentent le travail autour de documents médiatiques, dont les journaux scolaires, au sein de leurs classes (Bevort, 1995). Ce rapport conduit en 1983 à la création du CLEMI dont l’acronyme signifie alors « Centre de Liaison de l’Enseignement et des Moyens d’Information », avec pour objectif de « promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure tout en développant leur sens critique ».
En France, à partir de cette époque fondatrice, l’EMI s’est plutôt déployée suivant deux approches. L’une, que l’on peut qualifier de « démopédique » (Aldrin, Hubé, 2022, p. 149- 153) faisant de l’EMI un moyen de former des citoyens « éclairés », capables de prendre part aux processus électoraux de manière autonome. L’autre, que certains nomment « protectionniste » (Corroy, 2021), à travers laquelle l’EMI est vue comme un moyen de défendre les publics – spécialement certaines catégories de la population supposées plus « vulnérables » au premier rang desquels les jeunes – face aux risques que l’émergence progressive des différents médias de masse leur ferait courir (Bosler, Féroc Dumez,Labelle, Loicq, Seurrat, 2021 ; Corroy, Froissart, 2018 ; Vauchez, 2022). À partir de 2015, cette orientation va être poursuivie et ressaisie au croisement d’au moins trois évolutions contextuelles majeures : le basculement des pratiques d’information juvéniles vers les dispositifs majoritairement numériques (Boyadjian, 2022) d’une part ; la réapparition d’attentats commis sur le sol français, d’autre part ; enfin, la montée en puissance d’une nouvelle approche de l’EMI issue de la psychologie cognitiviste. Au sein de nombreux discours institutionnels, et plus généralement dans l’espace public médiatique, apparait alors un continuum entre « mauvais » usages des médias numériques chez « les jeunes », développement de « théories du complot » et de « fake news » sur le net, embrigadement via les réseaux sociaux numériques, « radicalisation », voire terrorisme (Kervella, Matuszak, Micheau, 2021).
L’EMI est présentée comme une « solution » face à l’impact attribué à des phénomènes regroupés sous l’étiquette des « désordres informationnels » sur le fonctionnement ordinaire des démocraties libérales (Corroy, Froissart, 2018) et sur la République. A partir de 2015, l’EMI se trouve de plus en plus souvent assimilée à l’Education Morale et Civique (EMC) au sein de l’Éducation Nationale, et plus globalement à la promotion des valeurs de la République et de la laïcité, y compris dans le « hors temps scolaire », non sans poser quelques problèmes de frontières avec cette autre « éducation à » (Douniès, 2020). L’EMI qui se redessine semble de plus en plus viser à accompagner les « jeunes », dans le développement d’un « esprit critique » présenté comme la clé de voute nécessaire au maintien de la démocratie et ce faisant de la République (et de ses valeurs). Les différents attentats commis en France jusqu’au début des années 2020, spécialement l’assassinat de Samuel Patty, ont été lus à travers ce prisme et suivis d’un renforcement de cette orientation. Cela a également été le cas après plusieurs événements critiques : élections de Donald Trump aux États-Unis (2017) et de Jair Bolsonaro au Brésil (2019), Brexit (2020), attaque du Capitole (2022), opposition aux campagnes de vaccination contre la covid 19. Ces événements agissent comme autant d’effets de théorie, apportant tout à la fois la preuve par les faits du cadrage du problème élaboré en amont, et plaidant en aval pour la nécessité, si ce n’est l’urgence, du développement d’une EMI citoyenne et protectrice.
Cet effet de théorie se trouve exprimé dans différents rapports publics et tribunes publiés à partir de 2020 : rapport « sur le renforcement de l’éducation aux médias et à l’information et de la citoyenneté numérique », dirigé par Serge Barbet, délégué général du CLEMI, remis le 1er juillet 2021 ; rapport sur le « développement de l’esprit critique chez les élèves », dirigé par Alain Abécassis et Paul Mathias, rendu public le 28 avril 2022, rapport « les lumières à l’ère numérique », dirigé par Gérald Bronner, remis le 11 janvier 2022 au Président de la République. Au sein de ces rapports se donne à lire la montée en puissance d’une approche nouvelle de l’EMI, portée par le pôle cognitiviste des sciences sociales (Hupé, Lamy, Saint-Martin, 2021). Elle accorde une place centrale à la mise au jour de « biais cognitifs » dans le rapport que les individus entretiendraient aux « théories du complot », aux « fake news » et plus globalement à l’information. Au risque d’« apocalypse cognitive » (Bronner, 2021) qui menacerait les esprits contemporains répond d’ailleurs un mouvement plus alternatif dit de « débunkage », ancré dans une approche scientiste revendiquée (Dauphin, 2022).
À ce jour, l’objet EMI constitue un champ de recherche hétéroclite. Une partie importante des travaux de ce champ s’est intéressée à la question des curricula organisant l’EMI, spécialement dans le temps scolaire, à partir d’approches diachroniques, synchroniques, ou comparatives entre différentes aires géographiques (Bosler, 2021 ; Landry, Basque, 2015 ; Loicq, 2011). Ces travaux ont également été l’occasion de s’intéresser aux « compétences » liées à l’EMI (Fastrez, Philippette, 2017). Une autre manière d’approcher le sujet a été de se focaliser sur la manière dont le développement des technologies numériques venait redéfinir l’EMI (Landry, Letellier, 2016 ; Cardon, 2019), spécialement par une approche critique (Jehel, Saemmer, 2020 ; Landry, 2017). La question posée par ces travaux est alors de comprendre les enjeux spécifiques du numérique lorsqu’il s’agit de communiquer, de s’informer et d’apprendre à le faire (Lehmans 2021 ; Boubée 2018 ; Cormerais, Le Deuff, Lakel, Prucheu, 2017). Récemment ont été proposées des recherches abordant l’EMI au prisme de la sémiotique (Tréhondart, Saemmer, 2019).
Certain.e.s auteurs.trices ont enfin choisi d’étudier l’EMI à partir de sa pratique quotidienne, en portant le regard du côté des acteurs.trices de ces actions éducatives. Ces travaux cherchent à comprendre les dispositions des éducateurs.trices aux médias et à l’information (Maury, Kovacs, Timimi, 2015 ; Kervella, Matuszak, Micheau, 2021), les représentations de l’EMI, des médias et des technologies dont ces professionnel.le.s sont porteurs (Cordier, Capelle, Lehmans, 2018), ainsi que les pratiques pédagogiques qu’ils déploient en conséquent (Micheau, 2021 ; Perreira, 2019). Partant aussi des pratiques médiatiques des publics de l’EMI, ces recherches s’interrogent sur la manière dont elles sont perçues, imaginées et prises en compte (Cicchelli, Octobre, 2018 ; Jehel, 2019). À la lumière de terrains souvent issus du monde scolaire, ces analyses contribuent à mettre au jour des écarts entre l’EMI telle qu’elle se fait et les cadres normatifs et institutionnels qui l’orientent (Cordier, 2017).
C’est à cette dernière manière d’aborder l’EMI, par les pratiques et dans ces configurations sociales, que ce dossier entend se rattacher, afin d’examiner l’EMI telle qu’elle se développe au concret depuis 2015, en France, à la lumière d’approches sociologiques, politiques et en sciences de l’information et de la communication. A travers des études empiriques, situées, voire comparatives, ce numéro doit regrouper des contributions permettant de questionner l’EMI en mettant l’accent sur les reconfigurations, les enjeux symboliques, les tensions qui la traversent. Il s’agira de parler de l’école mais aussi de tous les autres lieux où elle se développe aujourd’hui : les bibliothèques, les centres sociaux, les maisons de quartiers, les prisons, les structures du champ de la protection de l’enfance, etc. Sont attendues, sans que ces orientations ne soient exclusives, des propositions pouvant prendre place dans l’un des trois axes suivants :
1. Institutions : construire le problème public, construire sa légitimité à y répondre
Le premier axe dans lequel pourront s’inscrire les articles est celui des « institutions ». Les articles s’interrogeront sur la mise en problème public des « dangers » démocratiques et leur réduction à l’EMI. La mise en œuvre de cette action publique est assurée par plusieurs institutions en concurrence. L’attention sera portée sur la manière dont celles-ci (Ministères de la culture, de l’éducation nationale, principalement) s’érigent comme légitimes à concevoir et mettre en œuvre seules ces politiques. Les articles seront attentifs à la diffusion des savoirs notamment de psychologie cognitiviste. Les articles pourront s’intéresser aux programmes, notes administratives et budgets, instruments d’évaluation, commissions qui produisent ces programmes d’EMI. Il s’agit de réencastrer raisons pratiques et catégories d’entendement de ces entrepreneurs de politique dans l’espace où elles prennent sens. Les articles ayant une dimension sociohistorique du problème sont les bienvenus.
2. Acteurs.trices de l’EMI : professionnalité et trajectoires
Le second axe structurant les propositions attendues concerne les acteurs.trices de l’EMI. A un premier niveau peuvent être envisagés des articles contribuant à les cartographier. Il s’agira de repérer les différents acteurs.trices de l’EMI, d’identifier leurs représentations de l’EMI, des pratiques médiatiques juvéniles, leurs rapports aux médias, etc. Dans cet axe sont aussi attendues des contributions venant interroger la place occupée par différents groupes professionnels appelés à devenir de nouveaux acteurs.trices de l’EMI : journalistes, médias « mainstream », « citoyens » ou « alternatifs » (Kervella, Matuszak, Micheau,2021 ; Mangon, 2020), bibliothécaires, etc. Voit-on apparaître des dynamiques de collaborations ou, au contraire, de concurrence voire de substitution entre ces différent.e.s acteurs.trices ? Sur un plan plus méthodologique, il s’agira d’essayer de comprendre ce que cette consolidation du groupe de ceux qu’on pourrait nommer à la suite d’Erik Neveu des « montreurs d’EMI » fait à cet espace de pratiques. Assiste-t-on à la constitution d’un nouveau champ autonome de pratiques, ou s’agit-il ici plutôt de cet « effet barbe à papa » (Neveu, 1994) d’acteurs aux positions et aux dispositions très variées qui se retrouvent dans un « monde » aux frontières floues, déterminé surtout par les cadrages ministériels. A un second niveau et en lien avec cette interrogation, sont attendues des contributions s’intéressant à la construction d’une professionnalité des acteurs.trices de l’EMI et replaçant l’exercice de l’EMI dans leurs dispositions professionnelles et personnelles (Pichonnaz, Toffel, 2018). Il pourra s’agir de se demander en quoi ils influencent les imaginaires et les pratiques de l’EMI ou en quoi différentes dispositions et éléments de socialisation viennent jouer sur une implication dans l’EMI. Il pourra aussi être question d’interroger la manière dont l’exercice pratique de l’EMI peut marquer des trajectoires professionnelles et personnelles, par exemple celles des journalistes.
3. Publics : empowerment ou apprentissage des « bonnes manières »
Le troisième axe permettra de réunir d’autres contributions concernant plutôt celui des publics de l’EMI. Deux orientations peuvent être envisagées à ce niveau, sans que cela ne soit cependant limitant. Premièrement sont attendues des recherches (critiques) interrogeant les « effets » de l’EMI sur les publics. Pour de nombreux acteurs.trices de terrain, il s’agit en effet d’une question vive. Outre le besoin d’analyser leurs propres pratiques, de manière réflexive, cette interrogation fait écho aux demandes récurrentes de nombreux financeurs en attente de « résultats » immédiats en lien avec l’urgence de la panique morale. Or, comment analyser sociologiquement ce que la participation à certains dispositifs fait aux publics, spécialement lorsque ceux-ci affichent des objectifs de développement de « l’esprit critique », d’émancipation ou d’empowerment ? Les articles peuvent aussi s’interroger sur les méthodologies à mobiliser pour analyser ces pratiques en dehors des cadres normatifs des financeurs et pour saisir quels « effets ». En d’autres termes, que nous disent ces demandes des normes convoquées pour éduquer aux médias et à l’information ? On peut également s’interroger sur l’impensé de l’approche de la formation à l’esprit critique pris en contradiction avec une disciplinarisation aux « bonnes manières » de s’informer et de penser, propre aux enjeux de formation des citoyens des institutions qui les portent. Deuxièmement sont souhaitées des analyses permettant d’interroger les publics de l’EMI en tant que catégorie d’action publique. Pourquoi certains dispositifs se focalisent-ils sur certaines publics, spécialement les plus jeunes, les habitant.e.s des quartiers populaires, des zones rurales, etc. ? Que nous disent ces publics prioritaires de la manière dont est pensé le rapport des individus aux médias et les effets de ces derniers ?
Coordination :
- Amandine Kervella, GERiiCO-Université de Lille, ENPJJ – amandine.kervella@univ-lille.fr
- Nicolas Hubé, CREM-Université de Lorraine – nicolas.hube@univ-lorraine.fr
Bibliographie :
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