À la suite des numéros 3 et 8 de la revue qui s’intéressaient aux usages des images dans la démarche de recherche de terrain et aux différentes façons de faire de la recherche filmée sur le travail, nous souhaitons poursuivre notre questionnement sur la fabrique de la recherche en interrogeant plus spécifiquement le statut de ces données d’enquête produites lorsque le chercheur fait parler du travail à partir d’images que ce soit avec les méthodes de la photo-elicitation interview (PEI) de l’auto-confrontation, des itinéraires photographiques (Petiteau, 2001) ou d’autres usages combinés des images photographiques pour faire parler les enquêté.e.s. Il s’agit donc d’interroger les démarches d’enquête en sciences sociales visant à susciter des commentaires, des récits, des paroles d’enquêtés décryptant des images qu’elles soient celles des enquêtés, du chercheur, d’un professionnel de l’image l’accompagnant ou de tout autre source. L’objectif du numéro visera à questionner ce que faire parler à partir d’images veut dire, ce que cela fait à l’enquête, ce que cela engendre dans la relation enquêteur-enquêté.e.s, quel est le statut de ce type de données d’enquête. Nous invitons donc à produire de l’analyse réflexive sur ces techniques d’enquête, à questionner non seulement leurs apports et limites d’un point de vue épistémologique et méthodologique mais aussi leurs spécificités pour la connaissance des mondes du travail.
La photographie comme support d’entretien constitue sans doute une technique d’enquête aussi vieille que la pratique de prises de vues sur le terrain elle-même. Ira Jacknis signale par exemple que Franz Boas fit commenter certaines de ces photographies dès son expédition de 1886 auprès des Inuits (Jacknis, 1984). Faire parler à partir d’images est désormais devenue une pratique courante dans les enquêtes en sciences sociales, et plus uniquement dans les sciences sociales anglo- saxonnes. Désignée comme “feedback interview” (Caldarola, 1985), “Talking pictures interview”, “photo interview” (Bunster, 1978), ou le plus souvent “photo-elicitation interview” (Collier, 1967), Douglas Harper en donne une définition de base en disant qu’elle consiste à introduire une ou plusieurs photographies (prises ou non par le chercheur) au cours d’un entretien de recherche afin de les faire commenter par la personne interviewée (Harper, 2002, 13). Elle vise « l’accès aux significations pour les
personnes interviewées de l’objet photographié, d’où il vient, à quoi il sert, mais aussi quels éléments manquent dans l’image ou quelle image manque dans la série » (Harper, 1986, 25), de sorte qu’elle institue d’emblée la production des données à partir d’une confrontation de points de vue entre enquêteur et enquêté (ou preneur et récepteur d’images) sur le référent réel saisi par la photographie.
C’est John Collier qui, dans son ouvrage Visual Anthropology: Photography as a Research Method, va présenter de façon pionnière les avantages de la méthode dans un chapitre qui y sera entièrement consacré et intitulé “Interviewing with Photographs” (Collier, 1967, 46-66). Comme on l’a déjà documenté, l’argumentaire de l’auteur repose sur un postulat général de plus-value intrinsèque du recours à la photographie dans l’entretien de recherche, comme dans la démarche de recherche globale (Papinot, 2007). Ainsi, comme il est souvent de règle avec les ouvrages qui souhaitent promouvoir une méthode nouvelle, la contribution importante de John Collier au développement de l’usage de la photographie en sciences sociales s’est construite sur un contournement de toute analyse critique, que ce soit par rapport à la dynamique de la relation enquêteur-enquêté.e.s ou aux effets induits de la construction sociale de l’image dans la production des données de l’enquête, qui, on le sait depuis les travaux inauguraux de Pierre Bourdieu, procède d’un « univers du photographiable » (Bourdieu, 1965) éminemment situé socialement. Cet impensé épistémologique des effets de la construction sociale des images photographiques dans l’enquête constitue fréquemment depuis un des points d’achoppement des réflexions méthodologiques sur cette technique d’enquête, tant l’illusion de transparence de l’image et ses déclinaisons présumées de “concrete point of reference” (Harper, 1986, 25) de l’image sont aussi anciennes que persistantes.
Nous invitons donc à des propositions d’articles visant à déconstruire ces présupposés scientistes en interrogeant les conditions de production de ces données d’enquête engendrées à partir des commentaires d’images en entretiens. Si les images montrées peuvent engendrer des effets de catalyseur de la parole, est-ce que le fait de montrer des images de leur milieu contribue nécessairement à impliquer les enquêté.e.s dans l’échange par la présentation de photographies les concernant (Schwartz, 1989, 151) ? Est-ce que cette technique d’enquête s’apparente à un « événement ordinaire des pratiques culturelles endogènes (telle la consultation d’un album de photos de famille), et qu’elle contribuerait ainsi à estomper la présence de l’interviewer et ses questions » ( ibid., 151-152) ? Est-ce qu’un tel dispositif réduit nécessairement l’asymétrie de la relation d’enquête (Trépos, 2015) ?
Rien n’est moins sûr car précisément la photographie ne fait référence au « concret » que de manière distanciée, indirecte, par le biais d’un médium qui peut, selon les contextes, se faire oublier comme tel ou se manifester dans toute l’incongruité de sa construction sociale, comme Christian Papinot a pu l’éprouver lors d’enquête de terrain auprès de travailleurs du transport à Madagascar (Papinot, 2007) ou d’ouvriers de l’industrie en France (Papinot, 2017). Car montrer une photographie ce n’est pas seulement montrer le référent réel. C’est d’abord et avant tout une production culturelle qui résulte de choix relatifs à l’intentionalité du photographe au moment de la prise de vue, choix s’exprimant à travers des codes et conventions de construction éminemment datés et situés socialement. Le fait que les images soient produites par les enquêtés n’éludent pas non plus la réflexion sur les effets induits de cet outil méthodologique sur ce qui se dit dans l’échange avec l’enquêteur (Bigando, 2013) et les effets induits sur la dynamique de la relation d’enquête (Conord, 2000, 2007 ; Papinot 2014).
Ce numéro d’Images du travail-travail des images invite donc à des retours réflexifs sur des expériences d’enquête mobilisant ces images comme supports pour faire parler sur les mondes du travail, à discuter de ces effets induits afin de sortir d’un certain angélisme sur le recours à cette technique d’enquête en essayant d’appréhender ce que faire parler à partir de ces images montrées veut dire. Fidèle à l’approche réflexive qui caractérise la ligne éditoriale de la revue, il s’agira donc ici aussi d’interroger différentes modalités de frottement aux mondes du travail enquêtés par le biais de récits, commentaires d’images dans la temporalité de la démarche de recherche lorsque le chercheur fait parler les enquêtés à partir d’images quel qu’en soit le producteur (chercheur ou enquêtés) et quel que soit le moment où cela intervienne dans la démarche de recherche : lors de la phase de négociation et d’entrée sur le terrain ; dans les relations d’enquête nouées dans la durée du terrain entre chercheurs et enquêtés photographiés ou lors des diverses situations de visionnage des images produites…
Les propositions de contributions peuvent être issues des différentes sciences sociales. Elles reposent nécessairement dans leur démonstration sur un corpus d’images mobilisées dans l’enquête. Ces images en noir et blanc ou en couleurs doivent être reproduites dans l’article. Rappelons que Images du travail, Travail des images est une revue scientifique entièrement numérique, gratuite et ouverte. L’auteur doit à ce titre s’assurer de la disposition des droits d’utilisation et de diffusion. Les articles sont d’un format de 30 000 à 50 000 signes maximum. Dans un premier temps, sont attendues des propositions d’articles soit un texte d’intention de 2000 à 3000 signes en tenant compte du calendrier suivant :
15 mars 2023 : date limite de réception des propositions d’articles par courriel aux adresses suivantes.
30 septembre 2023 : envoi des articles en vue de leur soumission au comité de rédaction de la revue (les publications devront être rédigées en français).
Contacts pour toutes informations complémentaires et pour l’envoi des documents :
- Sylvaine Conord : sylvaineconord@orange.fr
- Christian Papinot : christian.papinot@univ-poitiers.fr
- La revue Image du travail, Travail des images : imagesdutravail@gmail.com
Références bibliographiques :
Bigando E. (2013) « De l’usage de la photo elicitation interview pour appréhender les paysages du quotidien : retour sur une méthode productrice d’une réflexivité habitante », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Politique, Culture, Représentations, document 645, mis en ligne le 17 mai 2013. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/25919 ; DOI : https://doi.org/10.4000 /cybergeo.25919.
Bourdieu P. (1965) Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit.
Bunster X. (1978) “Talking Pictures: A Study of Proletarians Mothers in Lima Peru”, Studies in the Anthropology of Visual Communication, vol 5 n° 1, p. 37-55.
Caldarola V. J., (1985) “Visual Contexts: A Photographic Research Method in Anthropology”, Studies in Visual Communication, n° 3, p. 33-53.
Collier J. Jr (1967) Visual Anthropology: Photography as a Research Method, Holt, USA, Rinehart and Winston.
Conord S. (2000) « ‘”On va t’apprendre à faire des affaires…”, Échanges et négoces entre une anthropologue-photographe et des Juives tunisiennes de Belleville », Questions d’optiques. Aperçus sur les relations entre la photographie et les sciences sociales, Paris, Association Française des Anthropologues – Maison des Sciences de l’Homme, Journal des anthropologues, 80-81 : 91-116.
Conord S. (dir.) (2007) Arrêt sur images. Photographie et anthropologie, Ethnologie française, PUF, Tome XXXVII, 1.
Harper D. (1986), “Meaning and Work: A Study in Photo-Elicitation”, Current Sociology, vol.- 34- 3, p. 24-46.
Harper D. (2002) “Talking about pictures: a case for photo elicitation”, Visual Studies, vol. 17, no 1, p. 13-26.
Jacknis I. (1984), “Franz Boas and Photography”, Studies in Visual Communication vol. no 10- 1, p. 2-60.
Meo A. (2010), “Picturing Students’ Habitus: The Advantages and Limitations of Photo Elicitation Interviewingin a Qualitative Study in the City of Buenos Aires”, International Journal
of Qualitative Methods, vol 9, no 2, p. 149-171.
Papinot C. (2007) « Le malentendu productif. De quelques photographies énigmatiques
comme supports d’entretien », Ethnologie française Tome XXXVII, n° 1, p. 79-86.
Papinot C. (2014), La relation d’enquête comme relation sociale. Épistémologie de la démarche ethnographique, coll. « Méthodes de recherches en sciences humaines », Québec, PUL (Presses de l’université Laval), 254 p.
Papinot C. (2017) « La machine à café, l’atelier et la chaîne. Quelques réflexions sur l’usage de la photographie comme support d’entretien ». Images du travail Travail des images – n° 3. Le travail des images dans la démarche de recherche. Analyse réflexive et compréhension de l’objet. [En ligne] Publié en ligne le 15 décembre 2016. https://journals.openedition.org/itti/1083
Petiteau J.Y & Renoux B. (2018). Dockers à Nantes. L’expérience des itinéraires, ESAAA éditions Nantes.
Schwartz D. (1989) “Visual Ethnography: Using Photography in Qualitative Research ”, Qualitative Sociology, no 12- 2, p. 119-154.
Trépos J-Y. (2015) « Des images pour faire surgir des mots: Puissance sociologique de la photographie », L’Année sociologique, vol. 65, no 1, p. 191-224.
Keywords
- Mots-clés
- épistémologie
- Image
- Methodology
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