Problématique
Cette réflexion sur les impacts de l’intelligence artificielle sur le journalisme aura peut-être un air de déjà vu. Car ce n’est pas d’hier que les artisans de l’information sont bousculés par des innovations techniques. Le journalisme lui-même est né d’une technologie : la presse à imprimer (Degand, 2013, p. 31 ; Witschge et Nygren, 2009, p. 39). Au cours des décennies qui suivirent, d’autres technologies (la photographie, le télégraphe, la radio, la télévision, le numérique) ont successivement modifié les façons de recueillir, de traiter et de diffuser l’information. Chacune a transformé les pratiques journalistiques, créant de nouveaux métiers, en faisant disparaître d’autres, repoussant les frontières du journalisme (Carlson, 2015). Chacune a également modifié les rapports entre le journalisme et ses publics puisqu’elle proposait souvent de nouvelles façons d’informer, de nouveaux canaux de diffusion qui marginalisaient, voire faisaient disparaître, de plus anciens.
L’intelligence artificielle s’accompagne donc, pour le journalisme, de défis et de promesses qui sont pas nouveaux dans leur nature (Watine et Gramaccia, 2018, p. D23). C’est peut-être dans leur ampleur, dans leur vitesse et dans leur caractère perpétuel que les changements provoqués par l’intelligence artificielle peuvent paraître vertigineux. Et ils se produisent dans un contexte où le journalisme est fragilisé par d’autres bouleversements : pertes de revenus des entreprises de presse, crise de confiance du public, croissance de la désinformation, etc.; phénomènes sur lesquels l’intelligence artificielle joue un rôle qu’on comprend encore mal, dans la mesure où elle repose sur des algorithmes sans cesse plus complexes qui s’alimentent à des bases de données de plus en plus massives et dans lesquelles on retrouve beaucoup de contenus journalistiques. C’est ainsi que « jamais sans doute le niveau d’incertitude n’aura été plus grand [en ce qui] concerne la technologie, les usages et l’information – qu’il s’agisse des manières de la produire ou de son contenu » (Charon, 2018, cité dans Watine et Gramaccia, op. cit.).
Powers (2012) a montré qu’historiquement, le journalisme a adopté trois attitudes distinctes face aux changements technologiques. Ces attitudes se sont exprimées à travers trois types de discours. Il y a tout d’abord des discours neutres selon lesquels la technologie s’inscrit dans la continuité du journalisme. Les journalistes s’adaptent aux changements provoqués par la technologie dans la mesure où cette dernière leur permet de continuer, au fond, de faire le même travail, d’atteindre les même objectifs, avec les mêmes valeurs; mais avec de nouveaux outils.
On trouve ensuite des discours plutôt négatifs qui consistent à présenter la technologie surtout comme un ensemble de gadgets futiles, accessoires ou périphériques aux « fondamentaux » du métier, voire comme une menace. Ces discours ont aussi tendance à considérer celles et ceux qui adoptent ces nouvelles technologies comment n’étant pas d’authentiques journalistes.
Il y a enfin des discours plutôt positifs, dans lesquels les technologies sont présentées parfois de façon utopique comme des occasions de réinventer le journalisme, ou de le sauver. Dans ces discours, on valorise l’innovation et les compétences techniques comme autant de qualités nécessaires pour créer de nouvelles formes de journalisme et, au passage, de nouveaux métiers.
Toutes ces perspectives seront possibles dans le cadre de ce numéro spécial. Nous n’aurons aucun a priori. Car le journalisme, comme objet d’étude, n’a jamais été aussi dynamique, rappellent Deuze et Witschge (2018), qui invitent les chercheurs à réfléchir « au-delà » du journalisme (« beyond journalism »).
Nous les prendrons au mot. Et c’est ainsi que nous sollicitons, dans le cadre de cet appel, des contributions qui puiseront dans le plus grand nombre de disciplines possibles. C’est ainsi que nous recevrons avec un intérêt particulier des contributions de chercheuses et chercheurs dans des secteurs à l’extérieur du champ traditionnel des études en journalisme, dans les sciences humaines et sociales (nous pensons à la philosophie, à la sociologie, à l’anthropologie, aux sciences politiques, à la psychologie, entre autres), comme dans les sciences naturelles et appliquées (nous pensons, entres autres, à la biologie, aux neurosciences, à l’informatique et au génie logiciel).
Axes de réflexion indicatifs
Nous sollicitons donc des contributions qui s’articulent, sans s’y limiter, autour des trois axes suivants :
Axe 1 – Quoi
De quoi parle-t-on, au juste? Comme cet appel à propositions, l’intelligence artificielle est multidisciplinaire. Des mathématiciens ont été les premiers à y travailler et à la nommer (McCarthy et al., 1955). Des ingénieur.e.s, des psychologues, des neurologues, des linguistes et, bien entendu, des informaticien.ne.s ont ensuite contribué à des recherches qui, aujourd’hui, regroupent une myriade de techniques et de pratiques (Crevier, 1993 ; Sejnowski, 2018).
C’est aussi une discipline qui est difficile à définir (Wang, 2019). C’est ainsi que toute contribution qui vulgarise ce qu’on entend par IA, qui nous en présente les plus récents développements (l’apprentissage automatique (supervisé ou non), le deep learning, les réseaux neuronaux (convolutifs, récurrents), le traitement du langage naturel, la génération de texte ou d’images, etc.) et ce que leurs applications signifient pour le journalisme et l’information dans les sociétés démocratiques est la bienvenue.
Nous pensons aux deep fakes, ces vidéos dont le caractère factice est de plus en plus difficile à détecter. Nous pensons aux recherches que font Facebook et les autres géants du web dans ce domaine et qui n’ont pas permis de détecter le tireur de Christchurch, en mars 2019.
Nous pensons à la diffusion algorithmique de l’information, qui a déjà été étudiée, mais qui se raffine encore maintenant qu’elle emprunte des voies nouvelles : Instagram serait sur le point de dépasser Twitter comme source d’information en 2021 selon la plus récente édition du Digital News Report (Newman, 2020)…
Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.
Axe 2 – Comment
Quelques journalistes ont commencé à raconter leur utilisation de l’IA dans différents reportages (Aldhous, 2017 ; Lajoie, 2016 ; Larson et al., 2016). Mais peu de recherches se sont penchées sur ces applications. Nous cherchons ainsi des exemples d’applications de l’intelligence artificielle au journalisme. Des exemples de réussites, mais également d’échecs. Des exemples positifs, négatifs, neutres. Il n’y a pas de mal à ce qu’il s’agisse de bricolage, ce qu’on pourrait traduire en anglais par du « tinkering ». Ce serait une des clés de l’innovation en journalisme, selon Lewis et Usher (2013, p. 608).
Nous souhaitons également, dans cet axe, examiner les « frontières professionnelles », telles que définies par Carlson (op. cit.), entre journalisme et intelligence artificielle. De nouvelles « pratiques liminales » émergent au contact de l’informatique et du journalisme. Quelles sont ces pratiques? Les journalistes peuvent-ils tout faire? Ou doivent-ils de plus en plus tisser des liens de collaboration avec des artisans et professionnels d’autres disciplines? Et quand il y a collaboration, comment s’articulent-elles?
Cet axe du « comment » s’intéresse aussi aux façons de couvrir les enjeux associés à l’émergence de l’intelligence artificielle. Les journalistes ont-il bien fait ce que le public attend d’eux, ou ont-ils péché par excès de clichés ou de sensationnalisme?
Enfin, la formation des journalistes d’aujourd’hui à l’IA n’est pas à négliger. Faut-il enseigner à coder ou à décoder, comme le demandait Cardon (2019)?
Axe 3 – Pourquoi
Enfin, doit-on se méfier de l’intelligence artificielle? Peut-on en faire un usage critique? Y a-t-il des risques éthiques pour les journalistes à recourir aux différents outils qu’elle offre, à puiser dans les mégadonnées recueillies par les géants du web (big data) ou par les pouvoirs publics (open data)?
Les journalistes, sans s’en rendre compte, ont souvent associé objectivité et technique. C’est ce que Daston et Galison appellent l’« objectivité mécanique » (1992). La photographie, lorsqu’elle a été introduite en journalisme, a été présentée comme étant plus objective que les illustrations utilisées jusque-là. La photo représentait plus fidèlement la réalité, bien sûr, mais elle permettait surtout de se passer de l’intervention humaine (outre le travail du photographe pour cadrer, éclairer, prendre et développer les photos). Des journalistes ont ensuite prêté une « objectivité mécanique » du même ordre au film et à la vidéo, à l’ordinateur et aux données. Prête-t-on les mêmes vertus à l’intelligence artificielle et aux algorithmes?
Il faut dire qu’il est difficile de demander des comptes à des pouvoir incarnés dans des algorithmes. C’est pourtant ce que demande Nicholas Diakopoulos (2014) lorsqu’il dit que les journalistes seront de plus en plus appelés à faire de la reddition de comptes algorithmique (« algorithmic accountability reporting »).
Bibliographie sélective et références
Aldhous, Peter (2017). Here’s How BuzzFeed News Trained A Computer To Search For Hidden Spy Planes. BuzzFeed News.
Cardon, Dominique (2019). Culture numérique. Paris : Presses de Sciences Po.
Carlson, Matt (2015). Introduction : The many boundaries of journalism. Dans Carlson, Matt et Lewis, Seth C. (dir.), Boundaries of Journalism: Professionalism, Practices and Participation (p. 1–19). Londres, New York : Routledge.
Charon, Jean-Marie (2018). Rédactions en invention: Essai sur les mutations des médias d’information. Paris : UPPR Editions.
Crevier, Daniel (1993). The Tumultuous History of the Search for Artificial Intelligence. New York : Harper Collins.
Daston, Lorraine et Galison, Peter (1992). The Image of Objectivity. Representations, (40), 81128.
Degand, Amandine (2013). Le rôle des techniciens et des informaticiens dans la co-production de l’information en ligne. Global Media Journal – Canadian Edition, 6 (1), 25–43.
Deuze, Mark et Witschge, Tamara (2018). Beyond journalism: Theorizing the transformation of journalism. Journalism, 19 (2), 165181.
Diakopoulos, Nicholas (2014). Algorithmic Accountability Reporting: On the Investigation of Black Boxes. Tow Center for Digital Journalism.
Lajoie, Marc (2016). Bhumika Can Speak For Herself. How Nepal’s transgender community is winning inclusion: An artificial intelligence interview with transgender activist Bhumika Shrestha. Asia Weekly.
Larson, Jeff, Angwin, Julia et Parris Jr., Terry (2016). Breaking the Black Box: How Machines Learn to Be Racist. ProPublica.
Lewis, Seth C. et Usher, Nikki (2013). Open source and journalism: toward new frameworks for imagining news innovation. Media, Culture & Society, 35 (5), 602–619.
McCarthy, John, Minsky, Marvin L., Rochester, Nathaniel, et al. (1955). A Proposal for the Darthmouth Summer Research Project on Artificial Intelligence.
Newman, Nic, et al. (2020). Reuters Institute Digital News Report. Reuters Institute for the Study of Journalism. 112 p.
Powers, Matthew (2012). « In Forms That Are Familiar and Yet-to-Be Invented »: American Journalism and the Discourse of Technologically Specific Work. Journal of Communication Inquiry, 36 (1), 24–43.
Sejnowski, Terrence J. (2018). The Deep Learning Revolution. Cambridge, MA : MIT Press. Wang, Pei (2019). On defining artificial intelligence. Journal of Artificial General Intelligence, (10), 2.
Watine, Thierry et Gramaccia, Julie A. (2018). L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer… ou libérer les journalistes ? Les Cahiers du journalisme, 2 (2), D21D24.
Witschge, Tamara et Nygren, Gunnar (2009). Journalism: A Profession Under Pressure? Journal of Media Business Studies, 6 (1), 37–59.
Calendrier
Lundi 29 mars 2021 : Réception des propositions
Lundi 26 avril 2021 : Retour sur les propositions
Lundi 2 août 2021 : Réception des articles
Août 2021 : Évaluation des articles
Septembre 2021 : Corrections par les auteurs
Propositions
Les auteurs doivent faire parvenir une proposition au format PDF (entre 2500 et 5000 signes) avant la date indiquée au moyen d’un formulaire web à l’adresse ci-dessous :
Si la proposition est acceptée, ils devront faire parvenir avant la date indiquée, un texte anonymisé en français comptant entre 25 000 et 60 000 signes, précédé de résumés en français et en anglais (600 à 900 signes espaces comprises, soit environ 80 à 130 mots), aux formats Word (.doc ou .docx) ou OpenOffice ou LibreOffice (.odt).
Ils veilleront à respecter attentivement les normes typographiques de la revue (disponibles àhttp://cahiersdujournalisme.org/FicheNormes.pdf) ainsi que ses règles spécifiques de citation des ressources en ligne (http://cahiersdujournalisme.org/FicheCitaElec.pdf).
Contact
Les questions relatives à ce dossier* sont à adresser aux trois co-responsables :
Colette Brin (colette.brin@com.ulaval.ca)
Julie A. Gramaccia (lily.gramaccia@hotmail.fr)
Jean-Hugues Roy (roy.jean-hugues@uqam.ca)