Ce dossier propose d’explorer une approche critique, à la fois théorique et empirique, de « la diversité » dans ses dimensions discursives et langagières. Il propose de mettre en débat la signification même de « la diversité », les différentes conceptions qu’elle englobe, ses usages, ses désinences et déclinaisons spécifiques, en lien avec des jeux d’acteurs et des contextes d’énonciation pluriels. Les contributions pourront relever les imaginaires à l’œuvre dans ces discours et mettre en évidence les récurrences, les écarts, voire les polémiques autour des définitions de « la diversité ». Elles devraient permettre de montrer comment le flottement sémantique nourrit le fonctionnement formulaire de la notion, dont les formes pourront être appréhendées depuis les institutions publiques, les organisations internationales, les entreprises, les productions culturelles, scientifiques et médiatiques. Un des objectifs du dossier sera ainsi d’explorer la manière dont, en fonction des contextes d’énonciation et des dispositifs dans lesquels ils s’inscrivent, les discours de « la diversité » servent à articuler des problématiques sociales, politiques, économiques et culturelles hétérogènes.
Le dossier propose d’étudier ces discours sous l’angle des mots mêmes, appréhendés ici non seulement comme vecteurs, mais aussi comme objets de luttes discursives et politiques. Il s’agit, en d’autres termes, d’appréhender « la diversité » à la fois comme outil discursif et comme dispositif sociopolitique, à savoir un ensemble historiquement singulier de discours et de pratiques qui établit un réseau de relations entre domaines linguistiques et non- linguistiques.
Les contributions attendues pourront s’inscrire dans l’un ou plusieurs des axes suivants :
Le destin formulaire de « la diversité »
Sémantiquement, le mot « diversité » (/pluralité/ et /différence/) n’était pas prédisposé à intégrer des combats d’idées et des discours engagés politiquement puisqu’il n’implique a priori aucun jugement de valeur. Pourtant, « la diversité » est aujourd’hui présentée comme une valeur à promouvoir dans une pluralité d’espaces (Sénac 2012 ; Kiyindou 2013) – politiques, éducatifs, culturels, marchands, etc. « Unie dans la diversité » – telle est par exemple la devise de l’Union européenne qui a plus récemment déclaré l’année 2008 « Année européenne du dialogue interculturel », avec comme slogan : « Vivre ensemble la diversité ». Les discours de « la diversité » sont également présents à l’UNESCO qui a fait du thème de la diversité culturelle l’une de ses valeurs centrales, comme illustré par sa « Déclaration universelle de la diversité culturelle » de 2001, ainsi que la convention éponyme de 2005. La question a aussi pris de l’ampleur ces quinze dernières années dans les entreprises et le monde de travail, où sa visibilité a été significativement corrélée à l’élaboration et la signature d’une « Charte de la diversité » en 2004. Des désignations telles que « responsables de la diversité » ou «candidat.e.s issu.e.s de la diversité » (Molinari, 2014) ont pénétré de nombreuses enceintes organisationnelles, culturelles, politiques et illustrent l’institutionnalisation de la problématique y compris par la professionnalisation de nouvelles pratiques gestionnaires et managériales.
À maints égards, « la diversité » peut être appréhendée comme une formule au sens d’Alice Krieg-Planque (2009), dont les attributs sont le « figement », l’« inscription discursive », son « fonctionnement comme référent social », ou encore sa «dimension polémique». Cet axe propose de réfléchir en particulier à « l’événementialisation de la diversité », la manière dont elle fait « événement de discours » (Krieg-Planque, 2003), puis à son « destin formulaire » dans différentes arènes argumentatives, discursives et socio-politiques. Le recours à cet égard aux notions de figement, de formule, de slogan, de sloganisation pourra contribuer à enrichir la réflexion critique.
Ce faisant, les contributions seront attentives aux enjeux de sa plasticité sémantique, tout en désinences, dont il s’agira d’interroger les déclinaisons linguistiques multiples : diversité culturelle, raciale, ethnique ou linguistique, ou encore « diversité globale » ou « générique » (Caradec, Doytcheva, 2008). Les diverses déclinaisons verbales qui ont pour complément stable le syntagme nominal « diversité » pourraient faire l’objet d’analyses comme dans « promouvoir la diversité », « gérer la diversité », « refléter la diversité », etc. Autant d’exemples dont la dimension illocutoire mérite d’être interrogée dans le cadre des stratégies communicationnelles des organisations (voir aussi axe 2 infra).
Les articles du dossier pourront aussi appréhender la diversité dans une démarche de généalogie critique, à partir d’une approche diachronique des phénomènes langagiers, et dans différents contextes socio-historiques (Tatchim 2020). Ils seront dans ce cas attentifs aux phénomènes de genèse, reprises, reformulations, paraphrases, mais aussi circulations et contestations des langages de la diversité (Bereni, Jaunait, 2009). Les propositions pourront ainsi éclairer la trajectoire de « diversité » en la comparant aux trajectoires de formulations parallèles et/ou concurrentes comme « égalité des chances », « lutte contre les discriminations » (Bereni, 2009), « multiculturel » (Veniard, 2019).
Dispositifs de « la diversité »
Qu’il s’agisse des « responsables de la diversité » dans les entreprises, l’enseignement de « la diversité » à l’école, de son déploiement par les institutions internationales, ou encore de la question du « traitement de la diversité » dans les médias (Mathien, 2013 ; Seurrat, 2009), on observe une institutionnalisation de la diversité dans les entreprises, institutions publiques, organisations internationales, etc. (Sholomon-Kornblit, 2019 ; Tatchim, 2020 ; Doytcheva, 2015 ; Seurrat, 2011 ; Junter, Senac, 2010 ; Brousillon, Pierre, Seurrat, 2007 ; Unesco, 2005).
De ce point de vue, la diversité se décline non seulement en discours, mais aussi en dispositifs, à savoir des ensembles hétérogènes qui relient des éléments linguistiques, extra- et non-linguistiques – idéologiques, architecturaux, normatifs, techniques ou technologiques – « le dit aussi bien que le non-dit » (Foucault, 1977). Dans cette perspective foucaldienne du pouvoir-savoir et du savoir en tant que pratique, le dispositif « est de nature essentiellement stratégique » ; une « formation qui a pour fonction majeure de répondre à une urgence » historique (Foucault, 1977, p. 64 ; voir aussi Doytcheva, 2020). Par sa mise en place, le dispositif opère des jeux de légitimation et de pouvoir que les articles du dossier sont encouragés à étudier.
Quels sont donc ces jeux de légitimation et de rapports de pouvoir sur lesquels la diversité prend appui (Brunele, Seurrat, 2018 ; Calabrese, 2018 ; Delmas, 2013) ? À partir de l’étude d’exemples concrets – tels les « baromètres de la diversité » (CSA), le fonds « Images de la diversité » (CNC), la mise en place d’« observatoires de la diversité » ou encore d’un « Label Diversité » dans les organisations – les contributions s’attacheront à éclairer de manière critique les processus de mise en discours et de mise en dispositifs de la diversité ; en soulevant également la question de l’articulation entre énoncés savants, ordinaires et politiques.
« La diversité » comme opérateur d’euphémisation et de neutralisation de conflictualité
« La diversité » comme opérateur d’euphémisation et de neutralisation de la conflictualité (Krieg-Planque, 2010 ; Bonhomme, Horak, 2009) ou de reconfiguration des rapports de pouvoir constitue en ce sens une première hypothèse à étudier. Elle est prise entre stabilité linguistique et mise en débat socio-politique (Veniard, 2019 ; Guiraudon, 2009 ; Durin, 2008). Il s’agit ici d’analyser la façon dont la notion contribue à lisser les débats sur les thématiques concernées. Cet axe entend donc donner à voir les négociations, les concessions, les tensions à l’œuvre dans ses déploiements. L’objectif sera ici d’étudier comment, en fonction des acteurs, des enjeux et des contextes, « la diversité » semble procéder d’une euphémisation à des fins de neutralisation de la conflictualité sociale, mais aussi possiblement de renforcement des rapports de pouvoir, en lien avec la dimension stratégique soulignée plus haut.
Relevant du « Neutre » (Barthes, rééd. 2002), dans sa manière spécifique d’énoncer une certaine idée du « vivre ensemble », la diversité esquive les significations polémiques relatives aux rapports sociopolitiques. Deux facteurs semblent façonner cette opération de neutralisation qu’opère la formule « la diversité » : d’une part, ces facteurs procèdent de la disqualification de la dimension polémique par des traductions esthétisantes, euphoriques (Brunele, Seurrat, 2018) ou encore productivistes et patrimoniales (Rodríguez-Martín, 2019) ; d’autre part, ils agissent par dé-spécification à travers la mise en place d’une liste ouverte de « critères » dans une logique d’universalisation sans limites (Doytcheva, 2009) et donc d’inflation catégorielle.
Contre-discours de la diversité
En réaction à ces tendances de normalisation institutionnelle et politique, un intérêt sera porté à l’émergence et à l’analyse de contre-discours et de mobilisations critiques, comme par exemple dans le champ des études critiques de la diversité (critical diversity studies – Zanoni et al., 2010), et plus largement depuis des perspectives décoloniales et critiques du racisme et de la blanchité. L’analyse de ces contre-discours pourra permettre de déconstruire l’apparente unanimité autour de la question de « la diversité » ; de montrer comment se construisent aux marges des « discours autorisés » (Oger, 2013) des discours dissidents, notamment portés par des mouvements sociaux divers, se revendiquant aussi bien du nationalisme que de l’anti- racisme.
Cet axe pourra permettre, par exemple, de répondre aux questions suivantes : comment se construisent les résistances aux discours de « promotion de la diversité » ? Quelles formes discursives prennent ces résistances ? Quels acteurs construisent et portent celles-ci ? Les contributions pourront ainsi apporter un éclairage sur les rapports de force politique, idéologique et discursif autour de « la diversité ». Elles permettront, dans le même temps, de s’en saisir à partir du discours des marges et des acteurs périphériques.
Références
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Modalités de soumission
Les auteures et auteurs devront soumettre aux coordinatrices et coordinateurs, avant le 31 octobre 2021, un avant-projet (3 000 signes maximum tout compris), dont l’acceptation vaudra encouragement mais non pas engagement de publication.
Les articles, originaux, devront être adressés aux coordinatrices et coordinateurs avant le 10 mars 2022 (maximum 45 000 signes tout compris). Conformément aux règles habituelles de la revue, elles seront préalablement examinées par les coordinatrices et coordinateurs du dossier, puis soumises à l’évaluation doublement anonyme de trois lecteurs français ou étrangers de différentes disciplines. Les réponses aux propositions de contributions seront données à leurs auteurs au plus tard à la fin du mois de juin 2022, après délibération du comité éditorial. La version définitive des articles devra être remise aux coordinatrices et coordinateurs avant la fin du mois de septembre 2022.
Les textes devront respecter les règles de présentation habituellement appliquées par la revue (voir https://journals.openedition.org/mots/76). Ils devront être accompagnés d’un résumé de cinq lignes et de cinq mots-clés qui, comme le titre de l’article, devront également être traduits en anglais et en espagnol.
Coordinatrices et coordinateurs :
- Julien Auboussier : julien.auboussier@univ-lyon2.fr
- Milena Doytcheva : doytcheva.milena@gmail.com
- Aude Seurrat : aseurrat@hotmail.com
- Nicanor Tatchim : nicanor.tatchim@gmail.com