La production sonore basée sur le principe de l’acousmatisation (radio, podcast, phonographie, etc.) fait émerger un processus de fictionnalisation particulier, notamment par l’absence de visibilité des sources qui produisent les sons audibles.
À travers ce processus, l’auditeur est sollicité par des suggestions multiples qui mobilisent son imaginaire, son appareil sensoriel et son expérience cognitive (Chion 1982, Schaeffer 1952). Ce principe, que met généralement en œuvre l’écoute de la radio ou du podcast, constitue l’un des éléments clés qui détermine les modes de perception possibles de l’expérience radiophonique pour les auditeurs. C’est à travers ces phénomènes de production de sens que les artisans de la radio (ou du podcast) peuvent considérer que toute production radiophonique, qu’elle relève de la création artistique ou de la radio générale (animation, information, magazine, documentaire, publicité, etc.), comporte presque toujours une part de mise en scène, voire la présence d’une certaine théâtralité. Les différents dispositifs de diffusion (site internet, application, radio numérique ou radio hertzienne) influencent également l’écoute de l’auditeur par la présence de composantes visuelles ou textuelles qui s’intègrent à l’ensemble de l’expérience. Le tout produit, ainsi, une expérience cognitive acousmatisée d’où émerge inévitablement une certaine part de fictionnalisation, laquelle est d’abord fabriquée par la réalisation, puis interprétée subjectivement par l’auditeur. Nous considérons la fictionnalisation comme un processus de construction mentale d’une situation à partir de stimuli de l’environnement. Comme Alain Rabatel le souligne, la fictionnalisation ne s’oppose pas au réel, il s’agit d’une « mise à distance » (2013, p.2) et cette notion s’applique tant à des récits réels qu’à des récits fictifs.
Ce numéro de RadioMorphoses s’intéresse aux déclinaisons multiples que peut présenter le concept de « fictionnalisation à la radio », ce autant dans le contexte de l’usage artistique de la radio ou du podcast (fiction, radio-théâtre, hörspiel, pièce performative ou conceptuelle écrite pour la radio (Létourneau, 2010) qu’à son usage informationnel (information, documentaire, présentation musicale, émission thématique, magazine).
Fictionnalisation du réel à la radio
Les processus de fictionnalisation à la radio ne se manifestent pas uniquement à travers les modes artistiques d’usage de la radio. Tout usage de la radio implique une certaine forme de représentation et de mise en scène dont les composantes normatives trouvent leur origine dans la vie sociale. Ainsi, non seulement le documentaire, mais toutes formes de production radiophonique contiennent une part de représentation et, par conséquent, de fictionnalisation, qu’il s’agisse d’un bulletin de nouvelle, d’émissions de présentation musicale ou de magazine. Ce processus de fictionnalisation implique la fabrication d’une persona (Jung, 1964), voire d’un personnage médiatique de la part de l’animateur.trice et d’une organisation temporelle dont la structure peut se rapprocher d’une certaine forme de théâtralité, laquelle tend à produire une fictionnalisation à travers l’imaginaire de l’auditeur. De même, les différents usages artistiques de la radio impliquent souvent l’émergence d’une certaine fictionnalisation dans le processus d’écoute. Quelles sont, à cet égard, les pratiques des producteurs/trices et concepteurs/trices des contenus et quelle est la réception et la transformation du public en lien avec ce processus de fictionnalisation? Qu’est-ce qui caractérise la fictionnalisation du réel à partir de l’expérience acousmatisée?
La fictionnalisation dans la radio d’expression artistique
La fictionnalisation est également au cœur de la production des genres populaires comme le théâtre radiophonique, la radio-scénie, le feuilleton radiophonique ou la série radiophonique. Nous nous intéressons également à la place, au rôle social, mais aussi aux mutations de différents genres à l’ère numérique. Du théâtrophone au podcast, comment le distanciel et le tout enregistré transforment-ils la perception et la conception de pratiques qui étaient considérées initialement comme des arts de la présence physique (théâtre, récital de poésie, concert, etc.) ? Comment les créateurs de fiction radiophonique ont-ils envisagé la
« théâtralité » en faisant évoluer un langage radiophonique qui « s’ émancipe » du théâtre en salle (Masson, 2021) ? Est-ce que les anciens arts (théâtre, littérature…) sont toujours représentés par la radio ? Comment les genres se transforment-ils dans la foulée des changements technologiques des médias d’information et de communication ? Quelle est, historiquement, la posture de la radio envers le théâtre, la fiction télévisuelle ou la littérature? Comment les dispositifs de diffusion de la voix (microphone, amplification, égalisation, compression, etc.) transforment-ils les pratiques traditionnelles? Comment les processus de fictionnalisation se manifestent-t-ils dans les œuvres non narratives, abstraites ou expérimentales (hörspiel, création radiophonique, etc.) ? Et comment évoluent-ils à travers les différentes déclinaisons techniques de la radio (podcast, radiodiffusion analogique ou numérique) ? Quelles sont les transformations, à travers l’histoire, des genres populaires propres à la radio et qui impliquent une forme de fictionnalisation ?
Mutation des processus de fictionnalisation
La fictionnalisation à la radio est très souvent basée sur un effet de réel qui caractérise le dispositif radiophonique dans sa relation avec l’auditeur. Cet effet émerge au sein d’un lien triangulaire entre producteur, auditeur et support (Glévarec, 1999). Il est explicité dans un contrat de communication établi à partir de plusieurs éléments plus ou moins conventionnels dans le formatage du texte audio. La décoration sonore, le bruitage ou la musique de fond participent aux feintises de la réalisation (Deleu, 2013) et à la construction perceptuelle du document radiophonique. Ils forment progressivement dans le temps un langage propre au média.
Ces conventions se transforment historiquement au fur et à mesure de l’évolution des médias à travers un jeu de continuations et de ruptures.
À l’ère numérique les supports audio circulent dans un grand nombre de plateformes qui constituent de vrais appareils éditoriaux (Gkouskou, 2013). De l’époque du Maremoto de Germinet (1924) à l’ère du podcast et de l’audiobook dramatisé, des nouveaux formats audiovisuels sont mobilisés dans la création des contenus audio, leur esthétique et les attentes de l’auditeur. Comment les processus de fictionnalisation évoluent-ils à travers les différentes déclinaisons techniques de la radio (podcast, radiodiffusion analogique ou numérique)? Quelles sont les transformations, à travers l’histoire et les genres populaires propres à la radio, qui impliquent une forme de fictionnalisation? Peut-on parler encore aujourd’hui d’une évolution du langage de la fiction radiophonique? Quel est le rôle des plateformes numériques de diffusion audio dans ces évolutions?
Les auteur.e.s sont invité.e.s à soumettre des propositions qui s’inscrivent dans un ou plusieurs des trois axes. N’hésitez pas à nous contacter pour toute question relative à ce projet.
Bibliographie
BONINI Tiziano, MONCLUS Belén, Radio Audiences and Participation in the Age of Network Society, Londres : Routledge, 2015.
CARPENTIER Aline, Théâtres d’ondes: Les pièces radiophoniques de Beckett, Tardieu et Pinter, Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur, 2008.
CUSY Pierre, GERMINET Gabriel, Théâtre radiophonique, mode nouveau d’expression artistique, Paris : Chiron, 1926.
CHION Michel, La musique électroacoustique, Paris : PUF, 1982.
DELEU Christophe, «Dispositifs de feintise dans le docufiction radiophonique », Questions de communication, numéro 23, pp. 293-318, 2013.
GKOUSKOU-GIANNAKOU Pergia, «L’appareillage de l’activité humaine au travers des réseaux numériques : les appareils « qui font époque », Intempestives, numéro 4, pp. 99-1, 2013.
GLEVAREC Hervé, «Du canular radiophonique à l’effet de réel », in Jean-Olivier Majastre et Alain Pessin (dir.), Le Canular dans l’art et la littérature, Paris : L’Harmattan, pp. 75-94, 1999.
JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris : Gallimard, 1964.
LÉTOURNEAU, André Éric, «Pirate Radio & Manoeuvre: Radical Artistic Practices in Quebec», in Andrea Langlois, Ron Sakolsky, & Marian van der Zon (dir.), Islands of resistance, Pirate radio in Canada, Vancouver : New Star Books, pp. 145-160, 2010.
LEWIS Peter, «Opening and closing doors: radio drama in the BBC», The Radio Journal International Studies in Broadcast and Audio Media, numéro 3, 2004.
LEWIS Peter, «Radio Drama» Londres : Longman, 1981.
LORANGER Caroline, « La fiction radiophonique comme oeuvre littéraire ? Apports et limites des approches littéraires à l’étude des oeuvres radiophoniques », Tangence, numéros 125– 126, pp. 141–153, 2021.
MASSON Blandine, Mettre en ondes – La fiction radiophonique, Paris : Acte sud, 2021. MÉADEL Cécile, “Mare-Moto. Une pièce radiophonique de Pierre Cusy et de Gabriel Germinet (1924)”, Réseaux, numéro 52, pp. 75-94, 1992.
PAJOVA Cécile, Les procédés de fictionnalisation dans l’oeuvre romanesque de Boris Vian, Thèse de doctorat, Université Côte d’Azur, 2019.
SCHAFFER Pierre, A la recherche d’une musique concrète, Paris : Seuil, 1982.
RABATEL Alain, « La fictionnalisation des paroles et des gestes. Les Années d’Annie Ernaux », Poétique, numéro 173, pp. 105-123, 2013.
Modalités de soumission et publications
La proposition de contribution comportera un titre (et sous-titre), un résumé, 5 à 7 mots clés et la mention de son inscription dans une ou plusieurs des thématiques de l’appel. Elle développera, sur 4000 signes espaces compris, le cadre théorique, sa problématique et ses hypothèses, l’approche méthodologique et des indications bibliographiques. Nous accepterons des propositions en français et en anglais. Le titre, le sous-titre et le résumé seront traduits en français s’ils ne sont pas initialement formulés dans cette langue.
Ces propositions seront envoyées en format Word (.doc) par mail, celui-ci portant en objet la mention « La production de la fictionnalisation à la radio ». Les propositions seront anonymisées (suppression des métadonnées auteur) et ne comporteront pas de référence aux travaux de l’auteur.e (excepté sous la forme « Auteur (année), Titre »). Seule la première page comportera le titre, le nom et l’affiliation institutionnelle de l’auteur.e.
Les propositions seront envoyées aux adresses suivantes au plus tard le 30 avril 2022 :
Les contributions finales devront compter au maximum 30 000 caractères, espaces et bibliographie comprises. Voici les consignes rédactionnelles : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2016/05/09/consignes-redactionnelles/
Les réponses seront données aux auteurs à la fin du mois de mai 2022.
Calendrier 2022-2023
- Remise des propositions : 30 avril 2022
- Réponses aux auteurs : 30 mai 2022
- Remise des articles définitifs : 15 septembre 2022
- Retour des évaluateurs : 15 novembre 2022
- Remise finale : 15 janvier 2023