Les médias occidentaux sont confrontés à une crise plurielle : une crise économique, les revenus publicitaires ayant considérablement chuté, largement captés par les plateformes numériques ; une crise de confiance touchant les relations que les journalistes entretiennent avec leurs publics et leur légitimité aux yeux de ces derniers; une crise identitaire enfin, qui questionne les rôles, les finalités, les moyens et les modèles éditoriaux des médias d’information traditionnels, concurrencés, à la marge ou frontalement, par des pratiques et des modèles émergeant essentiellement sur les supports numériques.
Au cœur de ces transformations, le concept de public est complexe en ce qu’il exprime et interroge à la fois une finalité essentielle du journalisme (informer et satisfaire un – large – public), certaines de ses évolutions les plus marquantes (les usages des publics deviennent plus mobiles et versatiles, se fragmentent, se distancient des médias traditionnels – Boczkowski et al. 2018) mais aussi un élément clé des discours sur le journalisme, qui peuvent être lus comme des manœuvres discursives servant à affirmer l’institution journalistique dans une société et à en définir, pour ses membres et ses non-membres, une partie de son identité normative (Hanitzsch & Vos 2017). Le public est demeuré longtemps cantonné à une entité plus ou moins abstraite, relativement stable dans ses choix et usages, n’influençant guère le gatekeeping et les routines productives des rédactions. Aujourd’hui, les publics sont appréhendés par le biais de données permettant de cibler de plus en plus de variables distinctives entre eux, devenant un enjeu majeur de la maîtrise des processus éditoriaux et commerciaux.
Le progressif déploiement des médias sur les canaux numériques a accentué ce mouvement. D’un côté, le numérique a amplifié un tournant vers l’audience (« audience turn »), à l’œuvre dans les médias depuis le milieu des années 1990 (Costera Meijer & Kormelink 2016), et matérialisé par une place croissante accordée aux métriques dans les modèles publicitaires et d’affaires (Ouakrat 2016), l’émergence d’une culture de la quantification dans les médias (Christin 2020) et de nouvelles pratiques, fonctions et organisations au sein des rédactions (Belair-Gagnon & Holton 2018, Ferrer-Conill & Tandoc 2018). De l’autre, le web – puis les réseaux socionumériques – ont nourri la promesse d’un journalisme participatif (Domingo et al. 2008, Rebillard 2011, Singer et al. 2011, Pignard- Cheynel 2018), impliquant une pratique plus horizontale, en connexion directe avec les publics, invités à participer à la fabrique de l’information et aux délibérations sur ses enjeux, dans une relation entre « amateurs » et « professionnels » renouvelée. Ces idéaux d’une culture participative se sont heurtés à celle des journalistes (Hermida & Thurman 2008) et l’impératif participatif (Pignard-Cheynel & Noblet 2010) s’est souvent mué en désenchantement, la participation demeurant fortement encadrée et contrôlée par les journalistes, malgré l’émergence, en France comme ailleurs, de plusieurs pure players revendiquant ce renouveau dans l’appréhension des publics (Aubert 2009, Canu & Datchary 2010, Bousquet et al. 2015). Les travaux de recherche en Journalism studies se sont ainsi attachés à questionner les limites opérationnelles et conceptuelles de l’écologie de la participation (Barnes, 2016), et à réinterroger les études et notions pionnières dans le domaine (Swart et al. 2022).
Dans cette perspective, ce numéro ambitionne de faire un état des lieux des avancées de la recherche francophone sur les relations entre les médias, les journalistes et leurs publics depuis les nombreux travaux qui y ont été consacrés dans les années 2010. Plusieurs axes pourront être explorés :
Axe 1 : L’intégration des publics dans les pratiques journalistiques
Les propositions pourront étudier le renouveau du journalisme participatif et l’émergence d’un journalisme plus «réciproque » (Lewis et 2014), à travers des dispositifs et formats privilégiant l’écoute voire le sondage des publics, la réponse à leurs interrogations (comme le favorisent le live-blogging – Pignard-Cheynel & Sebbah 2015, ou le fact-checking participatif – Nicey 2020), la mise sur pied de coopérations avec les publics comme pour les enquêtes collaboratives ou encore l’exploitation des matériaux produits par les utilisateurs (UGC) ainsi que l’OSINT. Cet axe permettra d’interroger comment le lien aux publics s’intègre – ou non – dans la culture professionnelle des journalistes, selon quelles modalités, évolutions mais aussi tensions, dans un contexte où la pédagogie et la transparence sont des exigences de plus en plus discutées au sein des médias d’information (Karlsson 2020).
Axe 2 : La connaissance et les représentations des publics par les médias et les journalistes
Cet axe pourra accueillir des études sur les dispositifs à l’œuvre dans les médias pour quantifier et qualifier l’audience. Les nouvelles collaborations (et tensions) entre les rédactions et les services du marketing ou des ventes, en charge de monitorer ces audiences, pourront être étudiées. De même pour les acteurs tiers, voire extérieurs, comme les plateformes pour la diffusion des contenus, les dispositifs de métriques (Belair-Gagnon & Holton 2018) ou encore les entreprises de modération (Smyrnaios & Marty 2017), qui jouent un rôle non négligeable dans la perception que les médias et les journalistes ont de leurs publics et les cadrages qu’ils opèrent. Plus largement, des contributions pourront s’attacher à comprendre comment se construisent les représentations des publics par les acteurs des médias, des représentations partiellement déformées et « imaginées » (Coddington et al. 2021), nourries par un nombre de données de plus en plus volumineux dont le traitement et la prise en compte effective questionnent à la fois les orientations stratégiques et les capacités opérationnelles des médias.
Axe 3 : Les incidences organisationnelles, stratégiques et économiques
Ce troisième axe s’attachera au niveau intra-organisationnel, pour analyser comment les projets orientés vers les publics s’incarnent, plus ou moins profondément et durablement, dans les tissus organisationnels et l’économie du travail, par exemple via l’émergence de nouvelles fonctions dans les organigrammes mais aussi à travers des collaborations inédites et des arbitrages favorisant un positionnement plus orienté vers les publics. En termes de stratégie, la place du numérique dans ces évolutions méritera d’être étudiée, de même que les éventuels effets de résistance face aux nouvelles injonctions et orientations en la matière (Horst & Moisander 2015). En effet, alors que l’ambition d’une participation et d’un « audience turn » se sont nourris des idéaux numériques, certains travaux ont mis en évidence le retour de dispositifs en présentiel, valorisant des liens directs entre journalistes et publics (Belair-Gagnon et al. 2019). De leur côté, les modèles d’affaires évoluent et se complexifient, dans une quête d’audiences plus segmentées mais aussi plus rémunératrices compte tenu de la pression sur les revenus publicitaires. Les efforts de recherche d’une adhésion à un projet éditorial dépassant le simple achat d’un produit ou l’abonnement à une publication s’inscrivent dans les évolutions socioéconomiques du rapport des médias à leurs publics. Le financement participatif, les initiatives coopératives et le modèle du membership (expérimenté depuis quelques années par le Guardian) s’inscrivent dans ce type de démarches éditoriales et économiques plus intégratives des publics.
Axe 4 : l’évolution du rôle des médias envers leurs publics
Le dernier axe permettra de réfléchir à l’évolution du rôle des médias envers leurs publics. On pense ici notamment au renouvellement de théories anciennes articulant des rôles, voire des épistémologies journalistiques, telles que celle du gatekeeping (Vos 2015, Tandoc & Vos 2016) et les théories normatives du journalisme (Standaert et 2021), mais aussi à l’émergence, dans le champ professionnel et dans la recherche scientifique, des concepts de « citizen journalism » ou plus récemment d’ « engaged journalism » (Batsell 2015), parfois présenté comme une réminiscence du public journalism des années 1980 (Min 2020, Ferrucci et al. 2020). Mouvement ancré dans le paysage anglo-saxon, il sera intéressant d’explorer ses manifestations éventuelles au sein des espaces francophones, dans des médias en proie à une défiance croissante. Simple argument marketing ou renouvellement en profondeur, ce positionnement questionne le rôle voire la raison d’être des médias au sein de la société, en particulier à l’échelle locale.
Propositions
Les auteurs doivent faire parvenir une proposition au format PDF (entre 2000 et 4000 signes) avant le 10 juillet 2022, aux deux adresses ci-dessous :
- Nathalie Pignard-Cheynel : nathalie.pignard-cheynel@unine.ch
- Olivier Standaert : olivier.standaert@uclouvain.be
Si la proposition est acceptée, ils devront faire parvenir avant la date indiquée sur le calendrier (ci-dessous), un texte anonymisé en français comptant entre 25 000 et 50 000 signes, précédé de résumés en français et en anglais (600 à 900 signes espaces compris, soit environ 80 à 130 mots), aux formats Word (.doc ou .docx).
Ils veilleront à respecter attentivement les normes typographiques de la revue (disponibles à http://cahiersdujournalisme.org/FicheNormes.pdf) ainsi que ses règles spécifiques de citation des ressources en ligne (http://cahiersdujournalisme.org/FicheCitaElec.pdf).
À noter que des retours réflexifs de professionnels pourront venir nourrir la section “Débats” de ce numéro thématique.
Calendrier
- 10 juillet 2022 : réception des propositions
- 18 juillet 2022 : retour aux contributeurs sur les propositions acceptées 30 octobre 2022 : réception des articles
- 15 décembre 2022 : fin d’évaluation des articles et envoi aux auteurs pour corrections 1er mars 2023 : retour des articles définitifs par les auteurs
- Publication prévue en juin 2023
Références bibliographiques
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Batsell, J. (2015). Engaged journalism. Connecting with digitally empowered news audiences. New York : Columbia University Press.
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Tandoc Jr, E.C., et Vos, T.P. (2016). The journalist is marketing the news: Social media in the gatekeeping process. Journalism practice, 10(8), 950-966.
Vos, T.P. (2015). Revisiting gatekeeping theory during a time of transition. In Tim P. Vos et F. Heinderyckx (dir.), Gatekeeping in transition (p. 17-38). Londres : Routledge.
Keywords
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