Bien que “l’organisation en plateforme” précède l’avènement de notre environnement numérique contemporain, elle tend à en être un modèle structurant. Entendue dans son acception la plus large, une plateforme peut être définie comme un dispositif, tout à la fois organisationnel et technique, assurant la mise en relation d’au moins deux catégories d’agents – offreurs et demandeurs ou contributeurs et utilisateurs, par exemple – par un opérateur. L’agent qui met en place le dispositif et constitue le pivot de la relation est également souvent celui qui est désigné, par métonymie, comme “plateforme”. Cette définition extensive recouvre ainsi des objets et déclinaisons variées. En outre, à ce terme générique se substituent parfois des syntagmes spécifiques à des approches théoriques et méthodologiques, des domaines disciplinaires ou des occurrences particulières : “courtiers informationnels” (Moeglin, 1998), “marchés multi-faces” (Rochet & Tirole 2003), “industries médiatisantes” (Jeanneret, 2014), “places de marché” (Moati, 2021), “infomédiaires” (Rebillard, Smyrnaios, 2019) ou encore “écosystèmes” (Isaac, 2021). De même, en droit, le terme de “plateforme en ligne” est-il privilégié en tant que terme générique dans les textes nationaux ou européens. On note cependant la volonté, pour la Commission européenne, de distinguer plus précisément entre les types de plateforme. Ainsi, parmi les différents textes, le Règlement “Platform to Business” de 2019 vise-t-il expressément les “services d’intermédiation en ligne”, notion qui couvre essentiellement les places de marché en ligne et les moteurs de recherche. La notion de plateforme en ligne est également reprise dans la proposition de Règlement sur les services numériques du 15 déc. 2020 (COM(2020) 825 final).
Au travers de cette polysémie ainsi qu’au travers de la synonymie (partielle) des notions à prétention scientifique, on distingue deux éléments sémantiques rémanents : le premier se rapporte à une instrumentation de la communication (la présence sine qua non d’un dispositif technique de médiatisation) et le second à une visée organisationnelle (la mise en relation coordonnée par un opérateur). À partir de là, nous proposons de considérer ces plateformes comme des dispositifs d’intermédiation médiatisée en vue d’une production. La notion de dispositif est à comprendre ici dans une acception héritée de Michel Foucault (1977), c’est-à-dire comme un agencement hétérogène orienté en finalité. Il s’agit d’insister sur le fait qu’un dispositif déborde la seule dimension technique (bien que celle-ci soit prégnante) et se compose également de normes et de conventions, de représentations et de justifications portés par des discours d’escorte, bref, d’une pluralité d’éléments qui, en l’occurrence, participent de la configuration de la relation. Il s’agit également d’insister sur le fait qu’une plateforme en ligne a comme finalité une production et que celle-ci procède de la relation. La question centrale est dès lors : qu’est-ce qui est produit par cette mise relation ?
C’est dans l’ambition d’y apporter des éléments de réponse que s’élabore ce numéro d’Intelligibilité du Numérique. Pour ce faire, il se veut foncièrement pluridisciplinaire : il s’adresse aux chercheuses et chercheurs en économie, en sciences de gestion, en droit, en sociologie, en sciences politiques ou en sciences de l’information et de la communication (liste non limitative).
Les éléments définitionnels exposés ci-avant sont destinés à insister, premièrement, sur la médiatisation numérique de la relation. L’interposition d’un dispositif en modifie en profondeur les conditions : l’organisation réticulaire et la conversion numérique des activités entraîne à l’évidence un changement d’échelle, de nouvelles articulations entre le local et le global, des déterritorialisations mais aussi de nouvelles pratiques, de nouvelles modalités d’interactions entre les participants à cette relation et de nouvelles problématiques en termes d’application de la norme (légale, jurisprudentielle ou autre). La médiatisation numérique est donc au cœur des stratégies des opérateurs, stratégies qu’éprouvent quotidiennement les différents utilisateurs de ces dispositifs. Ces éléments définitionnels entendent souligner, secondement, la finalité du dispositif, à savoir la fonction productive de la relation. Il s’agit d’en suggérer le caractère premier dans les processus de valorisation : la mise en relation n’est pas simplement complémentaire à une activité centrale qui relèverait, par exemple, de l’économie de services, du commerce ou des télécommunications, mais elle est au cœur de la production de valeur. Selon cette conception, le “modèle de plateforme” renverse les hiérarchies observables dans les modèles économiques usuels : le “principal” devient la mise en relation et “l’accessoire” se rapporte à l’activité qui justifie cette mise en relation (et qui est généralement externalisée), ce que révèle d’ailleurs le texte de la proposition de Règlement sur les marchés numériques du 15 déc. 2020 (COM(2020) 842 final) qui distingue les “services de plateformes essentiels” des “services accessoires” (Consid. 14 ; art. 2). Les parangons de ce modèle, les incontournables Uber, Airbnb, Facebook, Amazon ou YouTube, délèguent en effet la majeure partie de leur production à des extérieurs pour se concentrer sur l’activité d’intermédiation, tout en liant juridiquement ces activités principales et accessoires entre elles afin d’étendre leur domination (contrôleurs d’accès) et expliquant ainsi l’emploi par le législateur européen du terme “écosystème” pour désigner l’ensemble des services proposés. Toutefois, et à la différence des courtiers traditionnels mandatés pour réaliser un appariement entre une offre et une demande (à l’instar des agents immobiliers), la mise en relation en ligne génère (au moins) un produit valorisable : des données. Elle apparaît ainsi comme un moyen et non uniquement une fin : à la valorisation de l’activité d’intermédiation (généralement rémunérée à la commission) s’adjoint une valorisation des données de l’activité. En définitive, le dispositif couple systématiquement une production de la relation à une production par la relation.
Ces propositions soulèvent un ensemble de questions subsidiaires. Tout d’abord, l’hypothèse d’un renversement énoncée ci-avant mérite d’être mise à l’épreuve : le primat de la relation se vérifie-t-il dans l’ensemble des stratégies de “plateformisation” ? Doit-on y voir une exigence conjoncturelle liée à la disposition des phases et des modules de production ou alors un trait structurel du modèle organisationnel et productif ? La dimension numérique de certains éléments du dispositif est-elle décisive dans l’affirmation de cette prévalence ? Par ailleurs, cette mise en relation s’inscrit dans ce qui semble relever d’une activité communicationnelle. Toutefois, si l’on considère qu’une communication ne se réduit nullement à un transfert d’informations mais implique une co-construction de sens, la mise en relation mérite d’être interrogée à l’aune de cet idéal : se construit-elle sur la base de modèles communicationnels qu’il est possible d’identifier ou ne manifeste-t-elle qu’une “solidarité technique” (Dodier, 1995) produite par le dispositif ? Peut-on concevoir une pratique langagière (lato sensu) ou un régime d’écriture/lecture propres à l’utilisation de ces dispositifs ou alors s’agit-il d’aborder l’activité des participants comme uniquement un ensemble d’interactions homme-machine ? Enfin, considérant l’enjeu économique et stratégique des données, quelles sont les stratégies de “pro-grammation” (“écrire avant l’écriture”) à l’œuvre ? Comment ces données sont-elles préformatées pour intégrer un marché ou un processus de production ultérieur ?
Ensuite, l’intermédiation médiatisée ne saurait produire une mise en relation “neutre”. Elle induit inéluctablement un ensemble plus ou moins important de médiations qui sont elles-mêmes plus ou moins déterminantes quant à la configuration de celle-ci. Par exemple, dans le cas des places de marché, cette mise en relation produit des rapports contractuels entre les personnes utilisatrices (ventes de produits, fourniture de services). Il est intéressant alors de comprendre comment l’intermédiation agit sur le contenu obligationnel lui-même, ce dernier agissant souvent par ricochet sur la relation nouée entre les utilisateurs grâce à la plateforme, et contenant souvent des services liés. L’opération d’intermédiation se situerait ainsi hors de toute neutralité, y compris par rapport aux contenus produits et diffusés. Ainsi, selon la jurisprudence désormais fixée de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 12 juill. 2011, aff. C-324/09, L’Oréal e. a. c/ eBay International et al.), la constatation d’un rôle actif de la part de l’opérateur de plateforme a pour effet de déterminer son régime de responsabilité. S’il joue un rôle actif dans l’édition des contenus, l’opérateur de plateforme ne peut plus se prévaloir de l’application du régime de responsabilité allégé, que la Directive 2000/31/CE réserve aux prestataires techniques (“fournisseurs de services intermédiaires” dans la proposition de Règlement sur les services numériques de 2020). Au demeurant, bien qu’il soit exempté de surveiller les contenus qui circulent grâce à lui, l’opérateur de plateforme est aujourd’hui soumis à une “obligation de diligence pour un environnement en ligne sûr et transparent” (Prop. Règl. sur les services numériques, 2020, chap. III). Cette obligation s’accroît pour les “très grandes plateformes en ligne” pour faire face aux “risques systémiques” de diffusion de contenus illicites, d’atteinte aux droits fondamentaux et de manipulation intentionnelle de leur service (Prop. Règl. sur les services numériques, 2020, art. 26 et 27). Dès lors, comment caractériser les médiations à l’œuvre et en apprécier l’incidence sur le cours même de la relation ? Quels procédés sont-ils mis en œuvre afin de mobiliser des membres et stabiliser leurs rapports ? Observe-t-on une tendance à la standardisation de la configuration de cette relation ? Ou, à l’inverse, l’insertion croissante du dispositif dans de multiples champs sociaux ou secteurs d’activité manifeste-t-elle des adaptations contextuelles ? De même, comment appréhender dans leur diversité les rapports des utilisateurs aux opérateurs de la plateforme ? Si l’asymétrie de pouvoir est patente entre les utilisateurs et l’opérateur, doit-on pour autant conclure à une invariable subordination des premiers aux stratégies du second ? Quels sont les détournements ou les contournements susceptibles d’entraver ou de subvertir ces dernières ?
Enfin, l’analyse des dispositifs de “production relationnelle” implique l’étude des modalités de valorisation des “produits” de cette relation que les “très grandes plateformes” exploitent de manière à devenir des services essentiels et non contestables (ou incontournables), notamment pour les autres acteurs économiques (“entreprises utilisatrices”) au point de structurer le marché lui-même, manifestant ainsi indéniablement un changement d’échelle. Les questions centrales sont dès lors : comment la valeur produite par la mise en relation est-elle concrètement actualisée par les acteurs économiques ? Quels aspects de la production servicielle et communicationnelle qui se déploie par le truchement de ces dispositifs sont-ils prépondérants dans la constitution des revenus de l’opérateur ? Par exemple, bien qu’elle ne soit pas effectivement assurée si l’on tient compte du nombre important de décisions prononçant la nullité de clauses dites “clauses abusives” dans les CGU des plateformes, la production de confiance, inhérente à l’activité commerciale et, en particulier, servicielle, est omniprésente dans les discours sur les modèles économiques des opérateurs de plateformes. Au regard de la mobilisation du terme, on peut s’interroger sur notre capacité à saisir conceptuellement cette confiance, sans la problématiser d’emblée sur sa dimension inter-personnelle, intersubjective, sans la rabattre sur des mécanismes d’assurance ou de la crédulité. De même, comment des modèles de rémunération sont-ils associés à ces dispositifs et, de façon plus générale, comment la valorisation des actifs immatériels est-elle assurée ? En outre, les données constituent-elles les seules externalités produites par ces mises en relation à être valorisées ? Au-delà de cette destination strictement pécuniaire, leur obtention en masse est-elle en passe de s’imposer comme une condition sine qua non à l’établissement du modèle ? Le recours, annoncé comme inévitable, aux “solutions” dites “d’intelligence artificielle” renforce-t-il leur caractère stratégique, les érigeant en “barrières à l’entrée” infranchissables pour les concurrents moins dotés ?
Les propositions pourront donc s’appuyer sur les pistes évoquées par ces questions et traiter d’une grande diversité de cas d’étude. Elles pourront également concerner des aspects connexes à ces processus de production de et par la relation et non mentionnés ici. Enfin, et avant de clore cet appel, nous réaffirmons le caractère pluridisciplinaire du numéro et donc la prise en considération d’une variété d’inscriptions théoriques et de démarches méthodologiques.
Références
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ZINTY S., Droit commun des plateformes numériques. Cadre de la relation entre la plateforme et les usagers : JCl. Contrats – Distribution, fasc. 1205
ZINTY S., Droit commun des plateformes numériques. Déroulement de la relation entre la plateforme et les usagers : JCl. Contrats – Distribution, fasc. 1210
Calendrier de publication
- 19 septembre 2022 : dépôt des résumés de propositions (3500 – 7000 signes, espaces non compris).
- 10 octobre 2022 : retour des évaluations de résumés.
- 15 décembre 2022 : dépôt des articles complets (35 000 – 45000 signes, espaces non compris).
- 15 janvier 2022 : retour des évaluations des articles complets.
- 15 février 2022 : dépôt des articles révisés.
- Mars 2023 : publication du numéro.
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Keywords
- Mots-clés
- Digital
- Plateformes numériques