Selon la définition fréquemment citée de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2000), « la littératie est l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ». L’expression littératie numérique pourrait dès lors être entendue comme la capacité à comprendre, à utiliser et à créer des écrits sur des supports numériques. Dans la lignée de la thèse de la « raison graphique » de Goody, il semble pertinent d’envisager la littératie numérique comme relevant d’une compréhension et d’une connaissance des spécificités des technologies numériques, comprises dans leur continuité avec l’écriture. Par la suite, Bachimont a pour sa part proposé le concept de « raison computationnelle ».
Mais dans quelle mesure l’écriture elle-même est-elle reconfigurée avec le numérique ? On parle ainsi d’écriture multimédia ou multimodale, interactive, collaborative… Quelles sont les connaissances et compétences requises pour être non pas seulement un alphabétisé, mais un lettré du numérique ?
On pourrait dégager trois niveaux d’interrogation du numérique comme nouvelle modalité de l’écriture : l’écriture comme code informatique, l’écriture comme expression médiatique, et enfin l’écriture comme argumentation ou discours rhétorique. Dans le premier cas, on s’adresse à la machine, dans le second à soi-même pour donner une forme expressive à son vouloir dire, et dans le troisième à autrui, dans un dialogue scandé par l’argumentation et la délibération, et plus généralement toutes les formes de discours permettant un échange entre agents sémiotiques.
Il est difficile d’établir une hiérarchie, une priorité entre ces trois niveaux pour parler d’une littératie numérique. Sa maîtrise consiste-t-elle avant tout à connaître et à pratiquer l’algorithmique et la programmation (selon la formule « programmer pour ne pas être programmé ») ? Ou bien de comprendre la sémiotique des relations entre textes, images, sons et vidéos, pour maîtriser et pratiquer une écriture multimédia, multimodale, polysensorielle ? Ou encore de comprendre la logique interactive et participative des productions écrites en ligne, notamment sur les réseaux sociaux, et d’être conscient de ce que ces usages impliquent, notamment des risques et des précautions à prendre ?
Ces questions permettent d’interroger et de reconsidérer les figures consacrées de la culture écrite de l’alphabétisé, du lettré, de l’érudit. Qu’est-ce qu’être alphabétisé dans le contexte numérique : savoir coder, utiliser un traitement de texte, mobiliser un tableur ? La culture lettrée est-elle une connaissance des productions numériques, fictionnelles, artistiques, médiatiques ? Dans ce cas, quel rôle peuvent jouer les pratiques d’écriture dites créatives (littérature numérique, art numérique) dans cette culture lettrée numérique ? Et jusqu’à quel point faut-il pratiquer pour que le numérique soit intelligible, jusqu’à quel point faut-il faire pour comprendre ? Une des principales divergences entre les chercheurs semble être en effet de savoir à quel point l’écriture informatique, à savoir la programmation, est nécessaire à la littératie numérique. La figure de l’érudition, quant à elle, est également peu évidente : l’érudit du numérique est-il celui qui connaît tout d’une pratique donnée ? D’un type de contenu ? D’un type de médiation communicationnelle ?
Ces questions sont d’autant plus difficiles à aborder et à analyser que le numérique n’est pas seulement un nouvel outil, parmi d’autres, pour créer, échanger et consulter des inscriptions culturelles. Le numérique est plutôt notre nouveau milieu d’écriture et de lecture, voire notre nouveau milieu pour penser et pour agir : la plupart des outils que nous utilisons pour interagir avec les entités constituant notre environnement sont désormais numériques. Les usages sont divers, qu’il s’agisse de notre téléphone pour discuter et échanger aussi bien que des applications permettant de nous relier à ce qui nous entoure, à ceux qui nous entourent, voire à qui nous sommes (si l’on considère les applications nous mesurant et calculant, que ce soit nos paramètres physiologiques, psychologiques ou sociaux). Mais tel le poisson qui, évoluant dans l’eau, voit à travers l’eau mais ne voit pas l’eau elle-même, ce milieu numérique nous est souvent invisible. L’enjeu d’une littératie numérique pourrait être de contribuer à rendre visible ce milieu numérique que nous constituons et qui nous constitue, afin de le comprendre et d’agir dans celui-ci. Il ne s’agirait donc pas seulement d’une maîtrise instrumentale du numérique (certains avancent le terme d’illectronisme, contraction d’illettrisme et d’électronique), mais d’une réelle compréhension du numérique et de ses transformations, nécessitant une posture réflexive et un usage éclairé. La littératie numérique irait dès lors au-delà d’une alphabétisation au numérique (qui se limiterait à des moyens techniques à utiliser) et mobiliserait une acculturation et une érudition.
Il y a donc à penser l’articulation des trois niveaux évoqués ci-dessus, code – texte – argumentation. Si, énoncés dans cet ordre, chacun semble être la condition du suivant, ils sont tous une clef de lecture pour étudier et éclairer ce qu’est et ce que fait le précédent. Comprendre le code passe souvent par la compréhension de ce que permet de faire le code, de même qu’apprendre à écrire passe également par la compréhension du rôle des écrits et des textes dans les rapports à autrui (échanger, supplier, aimer, réclamer, argumenter, etc.).
Ainsi le niveau rhétorique aurait-il un rôle singulier et premier : c’est grâce à l’intelligibilité que l’on a des outils et contenus numériques que l’on peut construire ou élaborer un sens à partager et discuter. Mais plus encore, il s’agirait de bâtir par cette approche une compréhension partagée de la nature et du rôle que remplissent les objets et outils numériques dans notre monde. Car, plutôt que d’une littératie numérique (adjectif épithète subjectif), il conviendrait de parler d’une littératie du numérique (génitif objectif). Il s’agirait d’aborder du point de vue de la littératie (et de l’écriture) les problèmes posés par le numérique. En effet, l’enjeu n’est pas seulement de comprendre ce que fait le numérique aux notions de littératie – et d’écriture –, mais également ce que la littératie – et l’écriture comme pratique – permettent de comprendre des potentialités et des limites du numérique. L’éducation au numérique ne peut pas être une fin en soi ; elle ne se justifie que par l’accès à une culture par le numérique. En quelque sorte, il s’agirait de s’éduquer au numérique pour s’éduquer par le numérique.
La rhétorique du numérique, par le numérique, a ainsi un rôle pivot pour le sens que l’on partage répondant au code comme pivot pour la maîtrise de l’outil. Si le code est la compréhension de l’outil, la rhétorique serait alors l’intelligibilité des contenus numériques et usages dont ils font l’objet. Quelles figures, quels discours, quelles formes culturelles du numérique répondraient au pathos, logos et ethos de notre culture classique et de ses figures de mots et de pensée ? Si le récit est la forme signifiante la plus fondamentale pour qu’un être humain rende raison de ce qui lui arrive, quels récits construire sur notre aventure numérique ? Comment fonder et articuler ces récits sur les pratiques concrètes et les techniques effectives dont le numérique est l’objet ? On retrouve encore l’intrication des trois niveaux évoqués : quelles structures et/ou langage de programmation (niveau du code) ? Quelles formes discursives (niveau du texte) ? Quelles figures narratives (niveau rhétorique) ?
Les enjeux des littératie et rhétorique numériques sont ainsi larges et variés : pédagogiques, communicationnels, socio-politiques, cognitifs, esthétiques, technologiques, ou encore éthiques. Sont attendus des propositions mono ou pluridisciplinaires abordant les thèmes suivants ou des sujets qui leur sont corrélés (liste non exhaustive) :
- Code et écriture :
- histoire de l’écriture, de ses pratiques et de ses supports ;
- code informatique et pratique de l’écriture ;
- pratique et enseignement de la programmation ;
- Pratique et enseignement des écritures numériques :
- lecture et hypertextualité ;
- écritures multimodales, polysensorielles, créatives et artistiques ;
- écritures collectives, collaboratives, sur des plateformes et médias sociaux ;
- Rhétorique des contenus numériques ou formes des actions discursives mobilisées via le numérique :
- intelligibilité de la présentation numérique d’informations (dataviz, graphes…) ;
- rhétorique et design d’interaction ;
- figures rhétoriques et patterns numériques ;
- Humanités du numérique ;
- …
Calendrier de publication
- Fin Janvier : lancement de l’appel
- 6 mars : dépôt des propositions de résumé
- 20 mars : retour des évaluations de résumé
- 12 juin : dépôt des articles complets
- 24 juillet : retour des évaluations des articles complets
- 28 août : dépôt des articles révisés
- Septembre 2022 : publication du numéro
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Coordinateurs
- Bruno BACHIMONT, Université de Technologie de Compiègne COSTECH, EA 2223
- Serge BOUCHARDON, Université de Technologie de Compiègne COSTECH, EA 2223
Keywords
- Mots-clés
- Digital humanities
- Litteracie
- Digital