La revue Archives de sciences sociales des religions lance un appel à article sur les “Liturgies amplifiées. Les nouveaux écosystèmes musicaux du religieux”.
Argumentaire
Élément constitutif des rituels et autres manifestations religieuses (ou à leur frontière), la musique, dans son acception consensuelle de pratique performative chantée et/ou instrumentale, imprègne la pratique religieuse. « Croire en actes » (Aubin-Boltanski, Lamine, Luca, 2014) ou geste de dévotion, elle permet la coparticipation à un script qui transcende les situations particulières et participe de l’incorporation d’un ensemble de croyances et de dispositions religieuses. Dans la plupart des traditions liturgiques, entendues comme l’ensemble des textes utilisés et des cérémonies menées en contexte religieux, la ritualité prend appui sur l’expression rythmique et/ou mélodique des temps et des corps, suivant diverses modalités : dans l’islam, la cantillation du Coran, qui suit des règles rigoureuses, introduit une forme de musicalité qui contribue à rendre les versets accessibles à tous (Nelson, 2001 : XIV-XV) ; dans le christianisme, musique et chant constituent une « forme superlative de la louange et de la prière » (Delpech, 2011 : 399).
Au-delà de leur rôle rituel, ces musiques associées au religieux sont désormais massivement soumises à des processus engageant des techniques d’amplification sonore. Cette transformation affecte tant le rôle cultuel des répertoires musicaux que le déploiement de performances paraliturgiques. L’amplification sonore désigne le procédé de transformation du son en un signal électrique. Pour rendre compte de ce procédé et de son implication au sein des productions musicales contemporaines, le sociologue français Marc Touché propose, en 1994, la notion de « musiques amplifiées » (Touché, 1994). Il désigne par-là les musiques dont la production, la composition, la transmission ou encore, la diffusion, sont liées à l’électricité et au renforcement sonore électroacoustique. Les « musiques amplifiées » sont ainsi associées à des pratiques de stockage, de captation et de diffusion (a)synchrone, à des modalités d’apprentissage ainsi qu’à des techniques et moyens logistiques spécifiques – autant de technologies mises au service de la célébration et des pratiques religieuses. Partant, que l’on pense aux dhikr nocturnes des confréries soufies (Frishkopf, 1999 et 2000 ; Puig, 2017 ; Harris, 2020 ; Ha, 2022), aux vidéos de commentaires de rabbins sur fond de rock FM (Mayer-Thibault, Tank-Storper, à paraître), aux louanges en milieu charismatique (Gabry-Thienpont, 2015 ; Gonzalez, 2008 et 2014) ou encore aux usages du sound system par une communauté monastique d’un temple bouddhiste (Prouteau, 2021), force est de constater que les évolutions techniques liées à la « modernité sonore » (Sterne, 2015) et à l’amplification font partie intégrante de l’exercice religieux et de son expression musicale.
Ce dossier thématique conduira à analyser, à partir de terrains empiriques et en mobilisant les outils des sciences sociales, les recours à l’amplification sonore et à ses soutiens (enceintes, écrans, vidéoprojecteurs, tables de mixage, stations audionumériques, architecture des lieux de culte [Guillebaud, Lavandier, 2020], etc.), afin d’en cerner les modalités. Comment agissent la musique et son amplification sur les liturgies, sur les participants, ainsi que sur les formes d’expérience, de socialisation et d’autorité ?
De nouvelles productions aux sonorités pop rock et électroniques s’imposent comme pièce maîtresse des expressions religieuses qui ont émergé tout au long du xxe siècle (Fath, 2008 ; Stokes, 2016 ; Ramzy, 2016). Capables de susciter l’« adhésion à des modalités expérientielles et à des genres performatifs communs » (Csordas, 2009 : 82), ces productions peuvent tenir lieu d’agent fédérateur entre les croyants. À l’opposé, elles deviennent dans de nombreux contextes un facteur de conflictualité, autour de la place du corps, des normes de l’expression de soi et d’un éthos communautaire. Ces nouvelles productions impliquent par ailleurs l’existence de savoir-faire spécifiques et l’émergence de nouveaux métiers (producteurs, youtubeurs, arrangeurs…), avec le déploiement de palettes de connaissances dans le domaine de l’ingénierie sonore et informatique (qui sont le fait de professionnels, mais aussi, et de plus en plus, d’amateurs, clercs comme laïcs)(sur les nouveaux métiers relatifs aux productions musicales actuelles, voir Olivier, 2022). Studios d’enregistrement ou home studio, chaînes YouTube, pratiques relatives aux usages du Do It Yourself (DIY)… sont autant d’éléments concourant à l’avènement de productions musicales amplifiées au service du religieux. Quels sont ces savoir-faire, par qui sont-ils développés et valorisés, et dans quel but ?
Les contributions retenues permettront d’identifier de façon concomitante (et éventuellement, corrélée) les soubassements technologiques, esthétiques et anthropologiques des musiques afférentes au religieux. Elles analyseront les logiques de distinction sociale et/ou genrée induites ou générées par l’amplification, de même que les rapports de domination exercés par le son, pour appréhender les enjeux relatifs à la production, à la composition et à la diffusion de ces musiques. Depuis l’avènement de l’amplification sonore, l’hétérogénéité formelle des moyens mobilisés pour composer, produire et sonoriser l’expression musicale religieuse a contribué à renouveler les « écosystèmes musicaux » (Olivier, 2022 : 10) des expressions et des espaces du religieux. Quels enjeux sociaux, culturels, esthétiques, politiques… se dégagent de ces écosystèmes, et à quelles stratégies religieuses et confessionnelles répondent-ils ?
Modalités de soumission
- Les autrices et auteurs devront adresser à l’éditrice un titre et une proposition de contribution de 500 à 1000 mots maximum le 30 juin 2024 au plus tard.
- Les réponses aux propositions de contribution seront communiquées au plus tard le 31 juillet 2024.
- Les articles originaux, entièrement rédigés, devront être envoyés à l’éditrice le 28 février 2025 au plus tard.
- Conformément à la politique éditoriale de la revue, ils seront préalablement examinés par les coordinatrices et coordinateurs du dossier, puis soumis à l’évaluation doublement anonyme de trois relecteurs français ou étrangers. La publication du numéro est prévue pour fin 2025.
- Les propositions de contribution sont à envoyer à Marion Paulhac, éditrice, avec en objet du message « proposition de contribution – numéro “Liturgies amplifiées” » : marion.paulhac@ehess.fr
Coordination scientifique
- Yannick Fer (CMH-CNRS)
- Séverine Gabry-Thienpont (IDEAS-CNRS)
- Philippe Gonzalez (CEMS-EHESS)
Bibliographie sélective
- Aubin-Boltanski Emma, Lamine Anne-Sophie et Luca Nathalie (dir.), 2014, Croire en actes. Distance, intensité ou excès ?, Paris, L’Harmattan.
- Csordas Thomas J., 2009, « Global religion and the re-enchantment of the world: The case of the Catholic charismatic renewal », in T. J. Csordas (dir.), Transnational transcendence: Essays on religion and globalization, Berkeley, University of California Press, p. 73-96.
- Delpech Louis, 2011 « Musique religieuse », in Ch. Accaoui (dir.), Éléments d’esthétique musicale. Notions, formes et styles en musique, Arles, Actes Sud/Cité de la musique, p. 398-409.
- Eisenlohr Patrick, 2018, Sounding Islam Voice, Media, and Sonic Atmospheres in an Indian Ocean World, Berkeley, University of California Press.
- Audio —, « Sound as Affect? Encorporation and Movement in Vocal Performance », in P. Eisenlohr, Sounding Islam Voice, Media, and Sonic Atmospheres in an Indian Ocean World, Berkeley, University of California Press. URL : http://doi.org/10.1525/luminos.53.7 SMASH.
- Fath Sébastien, 2008, Dieu XXL. La révolution des megachurches, Paris, Éditions Autrement.
- Fer Yannick, 2023, « Quand les Pentecôtistes dansent la hula », Corps, 21 p. 49-61.
- Frishkopf Michael, 1999, Sufism, Ritual, and Modernity in Egypt: Language Performance as an Adaptive Strategy, thèse de doctorat, UCLA.
- —, 2000, « Inshad Dini and Aghani Diniyya in 20th century Egypt: A Review of Styles, Genres, and Available Recordings », Bulletin of the Middle East Studies Association, 34, p. 167-183.
- Gabry-Thienpont Séverine, 2015, « Musiques et charismes chez les chrétiens en Égypte au début du XXIe siècle. L’exemple catholique », ASSR, 171, p. 187-207.
- Gonzalez Philippe, 2008, « Lutter contre l’emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituel évangélique », Terrain, 50, p. 44-61.
- —, 2014, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides.
- Guillebaud Christine et Lavandier Catherine (dir.), 2020, Worship sound spaces. Architecture, Acoustics and Anthropology, Londres, New York, Routledge.
- Mayer-Thibault Ashley et Tank-Storper Sébastien, « Kirouv 2.0. Une nébuleuse interstitielle », inK. Boissevain, M.-L. Boursin, S. Gabry-Thienpont et N. Neveu (dir.), Les autorités religieuses en mouvement : circulation, transmission et matérialité (christianisme, judaïsme, islam – XXe-XXIe siècle), Marseille, Éditions Diacritiques, à paraître.
- Ha Guangtian, 2022, The Sound of Salvation. Voice, Gender, and the Sufi Mediascape in China, Columbia University Press.
- Harris Rachel, 2020, Soundscapes of Uyghur Islam, Bloomington, Indiana University Press.
- Olivier Emmanuelle, « Préface : Les localités d’une technologie globale. Pratiquer l’ethnomusicologie en régime numérique », Cahiers d’ethnomusicologie, 35, p. 9-24.
- Nelson Kristina, 2001 [1985], The Art of Reciting the Qur’an, Le Caire, AUC.
- Prouteau Pierre, 2021, Bouddhisme, corps et machine – les sound systems de Thaïlande (Phetchabun 2016-2019), thèse de doctorat en Anthropologie, Université Paris Nanterre.
- Puig Nicolas, 2017, « La ville amplifiée : synthétiseurs, sonorisation et effets électro-acoustiques dans les rituels urbains au Caire », Techniques et culture, 67, p. 212-215. URL : http://journals.openedition.org/tc/8533.
- Ramzy Carolyn, 2016, « Autotuned Belonging: Coptic Popular Song and the Politics of Neo-Pentecostal Pedagogies », Ethnomusicology, 60/3, p. 434-458.
- Sterne Jonathan, 2015, Une histoire de la modernité sonore, Paris, La Découverte, coll. « Culture sonore ».
- Stokes Martin, 2016, « Islamic popular music aesthetics in Turkey », in K. Van Nieuwkerk, M. Levine et M. Stokes (dir.), Islam and popular culture, Austin, University of Texas press, p. 41-57.
- Touché Marc, 1994, Connaissance de l’environnement sonore urbain, l’exemple des lieux de répétition ; faiseurs de bruits ? Faiseurs de sons ? Question de point de vue, rapport de recherche CRIV-CNRS, Vaucresson.