Tracés. Revue de sciences humaines

Politique des objets

Expected response for the 01/11/2024

Response type Contribution complète

Expected contribution type article

Publication name Tracés. Revue de sciences humaines

Coordinators

  • Marie Alauzen
  • Anthony Pecqueux
  • Ange Pottin

Adolphe Alphand, Les promenades de Paris : histoire, description des embellissements, dépenses de création et d’entretien des Bois de Boulogne et de Vincennes, Champs-Élysées, parcs, squares, boulevards, places plantées, études sur l’art des jardins et arboretum. Dessins par E. Hochereau © Gallica/BNF ark:/12148/bpt6k310316c

Les bancs publics font partie des objets que vous voyez au cours de vos déplacements en ville, mais, comme l’a formulé Harold Garfinkel, ils peuvent rester inaperçus1 jusqu’à ce que la rencontre d’une connaissance, l’arrivée d’un rayon de soleil ou la recherche d’un espace pour poser vos paquets le temps d’un appel téléphonique vous amènent à considérer que vous pourriez vous y asseoir quelques minutes (Garfinkel, 1967, p. 36). Cette possibilité de station, ouverte par une attention légèrement transformée à l’écologie urbaine, est notamment liée aux politiques d’aménagement, qui depuis la fin du XIXe siècle, supposent la planification, l’installation, l’entretien et la réparation d’objets fabriqués industriellement. Avec ce banc disposé dans l’alignement du trottoir, kiosques, candélabres, vespasiennes, panneaux d’affichage publicitaire, armoires électriques et fontaines impriment une esthétique à la ville et témoignent de la manière dont des services administratifs dédiés, des ateliers et des agent·e·s mobiles organisent et orientent une partie de nos manières d’être ensemble (voir Sansot, 1995 et plus récemment, Zask, 2023, p. 117-120, dans le cas du kiosque de Tel-Aviv).

Vous examinez maintenant différemment le banc dont vous vous approchez, téléphone à l’oreille : les accotoirs qui séparent l’emplacement des assises, s’ils vous offrent un territoire préservé ou censé l’être, ne vous permettent pas de déposer vos paquets tout près de vous. Le banc auquel vous faites face n’est pas construit d’un seul tenant mais se compose de trois assises distinctes ; serait-ce dans le but d’empêcher que des personnes sans abri ne s’y allongent ? On est loin de la considération sympathique pour les amoureux des bancs publics de la chanson et la perspective suffit à vous irriter ; votre interlocutrice à distance perçoit l’inflexion de votre voix et vous demande ce qui ne va pas. En vous asseyant sur un côté, les sacs empilés sur vos jambes, vous constaterez que, sous la peinture rafraîchie, le bois est fendu. Trop tard, voilà votre collant filé. En plus des choix de conception qui peuvent inclure ou exclure des usages et des usager·e·s du banc public, le façonnement continu par les éléments et les passant·e·s, la vigilance, le soin et le budget accordés à l’entretien configurent aussi d’une manière ou d’une autre votre relation à l’environnement urbain. Autrement dit, cet objet que vous n’aviez jusqu’ici pas pleinement considéré, ce banal banc vissé sur le trottoir, définit un cadre, qui rend possibles certaines interactions, en empêche d’autres, le tout, pour une certaine durée.

C’est à ce moment que vous vous imaginez interpeller la mairie sur les réseaux sociaux, lancer une pétition ou, peut-être, utiliser le marqueur au fond de votre sac, car, après tout, le banc peut aussi devenir un support d’expression de votre parole de citoyenne concernée par l’étiolement de l’espace public. En 2003, le film d’intervention Le repos du Fakir avait esquissé une typologie de mobiliers urbains anti-sans-abri, ils se sont démultipliés depuis ;  il est peut-être  temps de partager votre indignation. À moins que l’exploration, par une rapide requête en ligne, de l’ampleur des mobilisations conservatrices unies sous la bannière du #saccageparis (un mouvement qui dénonce le mauvais entretien du patrimoine, réclame une meilleure gestion de la propreté, se prononce contre les expérimentations urbaines, le tout aiguillonné par le rejet de l’équipe municipale d’Anne Hidalgo) ne vous fasse renoncer à tout engagement et que, rassemblant vos sacs, vous ne repreniez le cours de votre trajet, laissant le banc fêlé aux marges de votre conscience.
       
Extraits du
Repos du fakir, 2003, vidéo DVD VHS, 6 ” 20, réalisée par Gilles Paté et Stéphane Argillet et produit par Canal Marches.

L’appel des objets

Ce prologue est une invitation à remettre sur le métier les questions suivantes : en quoi un objet peut-il être qualifié de politique ? Comment est-il pris dans un agencement politique ? Comment comprendre la manière dont il engage, voire incarne, une multitude de relations politiques ? Parler de politique des objets ce n’est nullement rester sur un plan incantatoire, celui du quasi-slogan. L’exemple de cette passante met en lumière au moins quatre modalités selon lesquelles il est possible de parler de politique des objets. Premièrement, le banc est politique au sens où il participe d’une politique d’aménagement de la ville témoignant d’un mode de présence de l’État dans la société (Alauzen et Gélédan, 2021) : les choix d’implantation par quartiers et de conception sont mis en discussion par les institutions dédiées ; l’installation et la maintenance sont financées par de l’argent public ; dans la division du travail, des agent·e·s administratif·ve·s sont responsables de son état et des élu·e·s en répondent devant les citoyen·ne·s. Deuxièmement, le banc est politique dans la mesure où il fait partie des choses publiques (res publicae) qui trament nos existences (Latour et Weibel, 2005) et fondent les appuis matériels de la citoyenneté urbaine, au sens où celle-ci est le « corrélat d’activités pratiques » (Relieu & Terzi, 2003, p. 374), comme céder sa place ou se décaler pour laisser s’asseoir, pour lesquelles des objets peuvent se révéler centraux (Goffman, 2013 ; Joseph, 1995 ; Pharo, 1985 ; Gayet-Viaud, 2022). Ainsi, le banc est un objet qui, du fait de ses qualités visuelles et tactiles, prend une signification qui rend ou non possibles, pour une passante, certaines actions dans l’environnement urbain. Les objets ne sont pas des entités purement passives, leur matérialité est chargée de potentialités — au point que l’on parle parfois de « matière vibrante » (Bennett, 2010). Et, les affordances, à savoir ces prises ou possibilités d’action renvoyées par l’objet dans son environnement (Gibson, 1986), peuvent être orientées par différentes intentions politiques (en l’espèce, permettre aux passant·e·s de s’asseoir, mais aussi les empêcher de s’allonger). Troisièmement, les concepteurs ont inscrit dans la stabilisation des propriétés physiques du banc un certain programme politique tenant compte de la réglementation en vigueur, des standards des marchés publics, de contraintes des matériaux, de la valeur attribuée à des comportements ou encore de l’esthétique souhaitée pour la ville. Toutefois, il n’est pas évident que l’objet épouse strictement la volonté d’un groupe — pas plus les élu·e·s, les concepteur·ice·s ou des usager·e·s — d’inclure ou d’exclure (ici, personne n’a explicitement cherché à exclure les femmes portant des collants). L’anthropologie des techniques a en effet montré que l’objet n’est pas la stricte matérialisation d’un dessein de contrôle social, mais le résultat toujours temporaire d’une composition de forces hétérogènes (Akrich, 1987 ; Conein et al., 1993). Subséquemment, un objet tel un banc n’est pas autonome, mais dépend d’une politique de la maintenance, soit d’une manière de faire durer, de prendre soin et de gérer les conflits susceptibles d’émerger (Denis et Pontille, 2022). Quatrièmement, les objets sont aussi potentiellement des surfaces d’inscription ou de cristallisation de mots d’ordre et peuvent être appréhendés par les processus de politisation au cours desquels ils deviennent des ressources matérielles ou des symboles (le renouvellement du mobilier urbain comme cristallisation des mobilisations de #saccageparis).

La définition du politique qui émerge de ce paragraphe est délibérément large et celle d’objets que nous voudrions amener dans ce futur numéro l’est tout autant. La catégorie d’objet, qui désigne couramment une chose solide, manipulable, conçue pour des usages particuliers, comme ce banc, peut également inclure des objets techniques (le micro, dont il sera question plus loin) ou des ensembles d’objets techniques, formant des dispositifs et des agencements (comme une installation nucléaire). Cette définition extensive des objets permet, d’une part, de laisser ouvertes questions et analyses sur les catégories (objets d’artisanat, d’art, industriel, etc.) et leurs effets, et, d’autre part, de faire place aux enjeux d’échelles et de combinaisons d’objets. Par exemple, la technique nucléaire, afin de réaliser la fission à l’échelle subatomique, mobilise un ensemble d’objets aux propriétés matérielles et politiques diverses — atomes d’uranium, réacteurs, centrales, boîtes à gants permettant de manipuler les matières radioactives, déchets radioactifs contenus sous diverses formes de conditionnement, etc.

Une autre manière de synthétiser les questions que soulève l’appel à contribution serait de pointer le double écueil que le numéro voudrait éviter. D’un côté, l’écueil du déterminisme technique selon lequel les objets seraient les causes déterminantes d’un ordre politique donné (ce qui reviendrait à donner au seul design des bancs le pouvoir d’exclure les sans-abris), voire, dans une version plus radicale, considérer que les objets auraient remplacé la politique pour former un système verrouillé par avance (supposer, par exemple, que toute discussion sur l’inclusion et l’exclusion dans l’espace public serait prédéfinie par son organisation matérielle, exprimée entre autres par les bancs). L’enjeu analytique et descriptif du numéro est, bien au contraire, de prêter attention à l’hétérogénéité politique et aux effets inattendus des objets (ce que peut, ou non, ouvrir la maille d’un collant). D’un autre côté, nous voulons nous tenir à distance d’un double réductionnisme dans lequel les objets ne seraient que des supports fonctionnels d’interaction, de médiation, de traduction, sans consistance propre (thèse parfois nommée la neutralité technique, faisant tout reposer sur l’usage) ; soit ne seraient que des signes sociaux, symboliques, dissous dans la force du dispositif. Ainsi, le banc ne saurait être réduit à un signal envoyé aux passants par les aménageurs ou un symbole d’exclusion, car c’est aussi un objet de bois et de fonte, nécessitant d’être repeint et réparé au fil des saisons, par un personnel municipal vigilant. L’enjeu est donc de trouver, dans la description, la juste place des objets, sans sur- ni sous-détermination politique.

Pour travailler les questionnements spécifiquement politiques émergeant des objets, nous proposons trois axes : d’abord en appelant des contributions qui reviendraient sur des concepts, des notions ou des méthodes forgées dans la littérature pour appréhender les implications des objets dans la politique, voire, dans une version plus forte, les qualités politiques des objets ; ensuite en invitant des enquêtes sur la participation et la représentation politique par les objets ; enfin, en rouvrant la discussion sur la normativité ou l’idéologie logées dans certains objets spécifiques.

Axe 1 : Perspectives critiques sur l’analyse des objets

Depuis près de quarante ans, la mise en lumière de la politique des objets est au cœur du programme de recherche des science and technology studies (STS) qui ont pris très au sérieux la double question de la détermination sociale des objets et, inversement, de la détermination de la société par les objets, poussant d’un cran l’optique constructiviste qui avait été appliquée aux sciences (ie. montrer, depuis le poste d’observation du laboratoire, la manière dont les technologies sont faites, après avoir montré la manière dont les faits scientifiques sont faits). En effet, peuvent être rassemblés sous cette étiquette de STS, les travaux pionniers de sociologie des usagers et des usages des objets ordinaires comme le photocopieur, la voiture, le vélo ou le rasoir électrique qui ont mis en avant la flexibilité interprétative des technologies, soit la capacité des groupes sociaux à appréhender et faire usage en contexte d’une technologie donnée (Bijker et al. 1987 ; Oudshoorn et Pinch, 2003 ; Pinch et Bijker, 1984). Sur ce terreau, se sont développés des travaux d’histoire et de sociologie historique des connaissances scientifiques et des savoirs techniques visant à examiner les objets les plus opaques de la modernité, les missiles, les centrales nucléaires ou encore les modèles d’intelligence artificielle, afin de les rendre discutables dans des arènes publiques et de rouvrir les modalités de la confiance (MacKenzie, 1990). S’ajoutent à ces écrits pionniers les contributions d’anthropologie cognitive et de sociologie pragmatique (pour le dire rapidement et au regard de l’époque), qui ont déplié le rôle d’appui des objets représentationnels dans les cours d’action (boussoles, plans, étiquettes, compteurs, etc.) et ont invité à se débarrasser définitivement d’une compréhension statique des objets (Conein et al., 1993 ; Hutchins, 1995 ; Suchman, 1987). En France, les travaux sur le façonnement social des objets techniques ont donné naissance à une nouvelle anthropologie des techniques, qui a insisté sur l’actantialité des objets (leurs capacités d’action dans leur environnement) et le rôle des médiations (Akrich, 1987 ; Hennion et Latour, 1993 ; Latour, 1993, 1996), allant jusqu’à invoquer la nécessité d’un Parlement des choses pour débattre des questions écologiques (Latour, 1994) et plaider pour un renouvellement général de la pensée politique par la « Dingpolitik » (Latour et Weibel, 2005), soit l’appel à faire pleinement entrer les objets techniques en politique. Attachements, boîte noire, délégation, dingpolitik, flexibilité interprétative, ingénierie hétérogène, médiations, Parlement des choses, porte-parole, script, etc. : les STS ont ouvert une multitude de questions sur les objets techniques et proposé nombre d’opérateurs analytiques dont le présent appel offre l’occasion de retravailler la pertinence et l’articulation pour penser la politique des objets à la lumière de nouvelles enquêtes de terrain ou de nouveaux enjeux pour les sciences humaines et sociales.

La richesse de ces pistes est loin d’avoir épuisé toutes les questions ni d’avoir convaincu en dehors des cercles d’initiés — voir en particulier les réticences de Winner (1993) à considérer que les questions politiques aient entièrement été prises en charge par les STS. De plus, d’autres disciplines prennent en charge, et depuis longtemps, la question de la politique des objets. En effet, elle parcourt aussi bien la philosophie des techniques, l’ontologie orientée objet, la théorie critique, la psychologie environnementale, la sociologie politique, l’histoire et l’anthropologie des techniques, l’archéologie, la géographie, l’architecture, les sciences du design, les sciences politiques, le droit, l’économie, mais aussi les sciences de l’information et de la communication ou encore la littérature.

Pour Marx, le machinisme industriel donne une “réalité technique” aux rapports de production capitalistes (2010 [1867], p. 504), thématique reprise et travaillée par différentes traditions marxistes ultérieures (Castoriadis, 1975 ; Tronti, 1964) ; en phénoménologie, la technique a été pensée comme porteuse d’une manière de dévoiler le monde comme un fonds exploitable (Heidegger, 1953) ; l’analyse critique des dispositifs marchands a ouvert des pistes pour penser les entrelacs entre techniques de production industrielle, utopies politiques et fantasmagories (Benjamin, 1935) ; la théorie critique issue de l’École de Francfort a questionné la domination de la rationalité instrumentale associée à la société industrielle (Marcuse, 1968) ; l’écologie politique a pu s’alimenter à ces différents gestes, en questionnant le rôle de certains objets dans la domination des humains et de la nature (Gorz, 1975). Fournissant l’occasion de revisiter ces traditions-là, le présent appel souhaiterait susciter des réponses à des questions telles que celles-ci : comment saisir les modes d’existence et les principes d’individuation propres des objets afin de ne pas les réduire à un rôle d’instrument de l’action (Simondon, 2012) ? Comment penser le pouvoir politique des objets sans succomber à un déterminisme technique qui ne laisse pas place à la possibilité de mise en débat et de modification des propriétés et du rôle des objets (Feenberg, 1995, 2004) ? Comment les objets peuvent-ils être compris comme des agents politiques sans perdre leurs caractéristiques spécifiques ? Comment penser à la fois leur consistance ontologique propre et leurs modes d’inclusion dans des collectifs ? Sont-ils les dépositaires transparents d’une action, d’un code ou d’un programme, ou des entités opaques qui résistent à ce programme, qui le complexifient ? Quelles sont les échelles pertinentes pour identifier et étudier des objets politiques – l’objet d’usage, l’infrastructure (Jarrige et al., 2018), le réseau sociotechnique, voire les objets-monde (Serres, 1990) ? Comment humains et objets s’agencent-ils pour former des milieux dans lesquels s’insère l’action politique ?

Des contributions théoriques ou empiriques pouvant éclairer l’une ou l’autre de ces questions sont attendues de l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales, de la littérature de science-fiction à la paléoanthropologie : la mise en question de la politique des objets touche de nombreux domaines et toutes les périodes historiques.

Axe 2 : Participation et représentation

Prendre au sérieux un rôle politique des objets nécessite d’affronter des questions qui ont trait à la représentation et à la participation politiques. Du côté de la représentation : en prolongeant les pistes ouvertes par les STS, qui peut se faire porte-parole non pas de sujets, mais d’objets ? À l’inverse, qui les objets représentent-ils ? Leurs concepteur·rice·s – et la représentation qu’ielles ont du monde social – ou des groupes plus larges, plus divers, moins visibles ? Dans quelles circonstances se construisent ces mécanismes de représentation ? Sont-ils le relais des intérêts d’un groupe au détriment d’autres ? Ou d’une orientation idéologique spécifique ? De telles questions croisent l’épistémologie (obtenir une représentation vraie ou juste) et la délégation politique, mais aussi des questions d’échelle et de description des objets et des actions associées. Elles peuvent également ouvrir des pistes de dialogue, par exemple, avec les historien·ne·s du politique qui, de plus en plus intéressé·e·s par la matérialité, ont entrepris d’étudier l’engagement des objets dans des actions situées en ne se restreignant pas aux objets porteurs de signes et de symboles (une plaque commémorative, une médaille, une banderole, un cadeau diplomatique), pour mettre la focale sur des objets qui n’étaient pas a priori perçus comme politiques : un phonographe ou une boîte de corned-beef (Brice, Fureix, 2022 ; Fletcher, 2021). Du côté de la participation : quels collectifs les objets favorisent-ils ? Ou, à l’inverse, empêchent-ils ou masquent-ils ? Comment animent-ils, ou au contraire dévitalisent-ils, les collectifs qui s’agrègent et s’affairent autour d’eux ?

Prenons un dispositif utilisé comme un kit sur mesure de démocratie participative : un microphone relié à un amplificateur (Pecqueux, 2020). Au cours d’un débat public, le micro fonctionne comme un dispositif d’audibilité et d’ordonnancement de la parole. Sa présence en contexte (et souvent l’obligation d’utilisation) permet d’être audible et fonctionne comme un bâton de parole individualisant (voire infantilisant) : chacun son tour, et chacun ne parle que lorsque lui échoit cet objet. Seulement, l’accomplissement d’un débat public ne remplit pas toujours ce programme : d’un sifflement à l’autre, la dynamique de circulation de micro ouvre une brèche de politisation par la mise en avant du collectif et du pluralisme, laissant place à de l’inattendu. Au lieu du bâton de parole performant un ordre préinscrit, il devient le support d’accomplissement d’une modalité de débat plus complexe : se mettre à plusieurs pour signaler à l’animateur une personne qui a réclamé le micro ; refuser le micro en signalant une personne prioritaire ou une parole plus urgente (« après vous », « lui d’abord ») ; prendre le micro pour le passer immédiatement à une autre personne… La participation devient plus collective à mesure que la trajectoire du micro dans la salle fait émerger un autre ordre, celui d’une priorisation, par exemple en direction des « premier·e·s concerné·e·s » par le débat, faisant de l’objet lui-même une partie prenante de cette dynamique politique. On peut ainsi rediscuter la notion d’affordance : tandis qu’elle semble s’inscrire dans l’idée d’un dispositif dont l’usage serait pré-écrit et s’accomplirait de manière quasi automatique (la boîte aux lettres appelle ma lettre à poster), la situation se complique lorsqu’on prête attention à l’objet qui porte ce potentiel d’action et à l’environnement institutionnel qui contribue à lui donner sens (Quéré, 1999). Ce dernier ne se limite pas à une action privilégiée par des concepteuri·ce·s tout·es·-puissant·es·s, mais donne accès à une palette d’actions possibles laissant une part d’inventivité aux usager·e·s et appelant à considérer pleinement la vie de l’objet (panne, effet Larsen, portée, etc.). C’était également la perspective travaillée Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (2014, p. 287 sqq) en croisant les notions de prise, de repère et de pli dans le cas d’expert·e·s engagé·e·s dans des épreuves d’authentification avec toutes sortes d’objets. Pour revenir au débat public : le processus n’a rien de nécessairement vertueux ni de définitif : l’ordonnancement individualisant peut toujours devenir prééminent, durablement ou momentanément ; le micro peut également être l’occasion d’usages détournés ou déviants (par exemple : le confisquer en ne le rendant plus, donc en empêchant la circulation de la parole, etc.).

Le mic drop de Barack Obama après son discours lors du dîner des correspondants de la Maison-Blanche en 2016. Source : Wikipédia.

Cet exemple esquisse une manière de saisir, en même temps, la participation et la représentation de publics lors d’un débat, à partir de la circulation d’un objet technique ; on y voit un microphone contribuer à la performance d’une parole politique, l’animer suivant des règles accomplies en situation et l’ouvrir à la contingence. Toutefois, la politique des objets ne renvoie pas de manière privilégiée à des activités et des situations labellisées comme politiques (voter, participer à une instance délibérative, etc.), à la représentation du pouvoir en majesté (le couronne, le spectre, l’hermine, etc.) ni à des « symboles » de contestation (gilets jaunes ou casseroles dont toute l’épaisseur matérielle, en termes de rétroréflexion pour le gilet ou de sonorité métallique venue des cuisines pour les casseroles, resterait à décrire). Nous entendons donner une place à des comportements plus ordinaires, comme la façon de prendre ou non la parole et de prendre part à la bonne tenue d’une conversation à plusieurs (voir Dewey [1995] sur cette conception du politique comme irriguant les activités routinières de coordination). Autrement dit, des objets plus quotidiens que le micro, des “objets usuels” (Thévenot, 1993) appellent à relancer l’investigation sur la représentation et la participation politiques. C’est la perspective privilégiée par Noortje Marres, à partir des objets domestiques déployés dans le cadre d’initiatives d’habitat durable. Elle interroge « le rôle des technologies, des réglages et des objets dans la réalisation (performance) d’un engagement public » (Marres, 2012, p. 22-23), et, pour ce faire, examine la manière dont les dispositifs de mesure des émissions de carbone du chauffage et de la cuisine permettent aux citoyens-habitants de la maison de prendre de conscience de leur empreinte environnementale et de participer consciemment à l’engagement de réduction des émissions de gaz à effet de serre (ibid, p. 62-83). Voici donc les questions politiques relancées : ces objets de quantification nous permettent-ils de devenir des citoyens concernés par l’environnement ? La participation par les objets du quotidien (le smartphone, parmi une multitude d’exemples possibles) serait-elle avant tout individualiste ? Ou peut-elle, comme le micro circulant dans la salle, donner naissance à d’autres paroles et actions politiques ? Voici quelques-unes des pistes de réflexion que vise à alimenter ce second axe.

Nous n’évacuons pas pour autant les propositions portant sur des gestes militants dans la mesure où ceux-ci ne feraient pas de l’objet un simple symbole, mais travailleraient sa dimension matérielle propre. On peut penser par exemple aux mouvements féministes utilisant alternativement des cintres ou des représentations de clitoris dans l’espace public. Précisément, on pourra questionner ces objets en considérant qu’ils sont le produit d’une synthèse de travaux de dissection anatomique, de différentes étapes de modélisation, d’une mise à disposition des matrices pour imprimante 3D, avant de devenir des pochoirs ou des autocollants ; ce qui permet de ne pas les réduire à des “symboles de” et de renouveler les enquêtes à leur propos (il en irait de même pour les gilets jaunes ou les casseroles mentionnées plus haut).

         
À gauche, première version du clitoris d’Odile Fillod en 3D, réalisée en 2016. Source : Carrefour Numérique de la Cité des sciences et de l’industrie. À droite, fresque comportant la deuxième version du clitoris d’Odile Fillod, peint sur un mur à Genève, janvier 2024. Source : auteur·ice·s.

Axe 3 : Normativité et idéologies

Une autre manière de penser la politique des objets consisterait à interroger la normativité dont ceux-ci sont intrinsèquement porteurs. Y a-t-il une bienveillance de certains objets, à l’instar de celle travaillée en propre par Emmanuel Belin (2001) à partir de notions de Donald Winnicott (comme celle d’espace potentiel), puisque ce qu’il désigne comme “bienveillance dispositive” est bien une médiation technique, reposant sur la mise en place d’un environnement aménagé ? Y a-t-il des objets plus autoritaires ou plus démocratiques que d’autres (Mumford, 2021) ? Les objets peuvent-ils porter, à même leur matérialité, une idéologie ou les germes d’une société donnée que l’on pourrait analyser à la manière dont d’autres ont identifié, à partir de principes de justice et d’épreuves, des cités (Boltanski et Thévenot, 1991) ? Comment les idéologies des concepteur·rice·s — architectes, designer·eus·s, ingénieur·e·s, urbanistes, etc. – sont-elles intégrées dans les objets ? Les exigences spécifiques des objets — pour leur durabilité, leur stabilité, leur alimentation — dessinent-ils un ordre politique au détriment d’autres ? Les objets sont-ils traversés par une idéologie technicienne qui viendrait masquer les relations de pouvoir sous les aspects de la neutralité rationnelle (Habermas, 1975) ? Que deviennent les idéologies, si elles ne sont plus seulement comprises comme des justifications instituées d’un ordre matériel donné (Althusser, 1970), mais comme existant à même les objets ? Ces questions ont animé un article séminal sur la politique des objets : comment les objets incarnent-ils (embody) des options politiques déterminées et des décisions aux conséquences durables concernant l’ordre social (Winner, 1980) ? Et, de même que pour les objets militants précédemment mentionnés, ces interrogations ont également été celles de mouvements sociaux, dont le luddisme dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, qui s’est manifesté par des épisodes de bris de machines comme autant de mises en doute et de résistances d’un ordre économique (Jarrige, 2009; Noble, 1995; Cachard, 2022) et qui peuvent être étudiés à nouveaux frais dans la perspective d’une histoire de la mise en politique d’objets — notamment quand on pense à l’étymologie plus ou moins fantasmée de sabotage, qui viendrait du jet des sabots des ouvriers dans les machines pour les abîmer ou les détruire.

Pour évoquer un cas emblématique, les questions de normativité et d’idéologie ont jalonné l’intrusion brutale, le développement et les défaillances des objets produits par l’industrie nucléaire. Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945 ont pu être compris comme annonciateurs d’un âge dont les traits seraient spécifiquement définis par cette technologie et son potentiel de destruction (Anders, 2008). Les discours des industriels et des représentants politiques ont cependant cherché à dessiner un nucléaire biface : d’un côté, le potentiel destructeur qu’il faut confiner ; de l’autre, la perspective d’une abondance énergétique, où le nucléaire ferait au contraire entrer le monde dans une société d’abondance pacifiée (Pottin, 2024). Le développement industriel de l’énergie nucléaire dans les années 1970 a fait naître d’autres figures de la politique des objets nucléaires parmi ses critiques : par son gigantisme, ses liens avec les usages militaires et son imposition sans débat démocratique, le nucléaire serait une technologie intrinsèquement autoritaire (Gorz, 1988). Pour la génération de militant·e·s des années 1970 (Cambourakis, Houdart et Gauthier, 2021 ; Starhawk, 2015 ; Touraine et al., 1980), le nucléaire est un objet intrinsèquement politique, porteur d’une idéologie technocratique et d’une organisation sociale rigide qui serait sa condition de possibilité — situation qui appelle, selon elles et eux, de nouvelles formes de contestation. En prenant leurs distances vis-à-vis des accents de déterminisme technique qui imprégnaient les critiques des années 1970-1980, la recherche sur le nucléaire a pu mettre au jour d’autres manières de penser la normativité et le mode d’existence des idéologies dans la technique – et ce en allant la chercher à même les objets du nucléaire. Dans le cas français, les réacteurs nucléaires ont été construits et conçus, jusque dans leur plan, comme des incarnations du “rayonnement” national dans le contexte de l’après-guerre (Hecht, 1998) ; quant aux déchets nucléaires entreposés sur différents sites, la reconnaissance de leur poids sur la communauté nécessite un travail préalable de mise en politique (Barthe, 2006). Mais cette dialectique plus subtile entre les objets nucléaires et la société n’en laisse pas moins ouverte une question : comment démanteler les objets qui font l’héritage matériel que nous lèguent les choix techniques passés (Bonnet et al., 2022), dont les conséquences nous engagent sur le long terme, et dont nous dépendons encore aujourd’hui ?

Affiche sous forme de faux journal, Comité antinucléaire de Bordeaux, ca. 1985.  Source : ficedl, site international d’affiches anarchistes, licence creative commons.

Nous invitons ici des contributions qui décriront finement les normativités et idéologies enchâssées ou attribuées aux objets, les enquêtes, les débats qui les entourent, ainsi que les arènes publiques de leur déploiement (Cefaï, 2016; Chateauraynaud, 2011) ; mais aussi des contributions plus conceptuelles qui pourront revenir sur des débats classiques sur ces sujets dans l’histoire des idées.

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Pour appréhender en quoi un objet peut être qualifié de politique, nous invitons les contributeur·ice·s à ne pas considérer ces trois axes de retour sur les notions, sur la participation et la représentation et sur la normativité et l’idéologie comme formant des cheminements séparés ; ils dessinent ensemble l’ambition du numéro. Nous cherchons à réunir des propositions qui s’efforceront aussi bien de faire le point sur des contributions passées, que de proposer des voies originales de description et d’analyse des questions et problèmes soulevés par la politique des objets, par exemple dans le contexte environnemental présent. Loin de ne renvoyer qu’à une unique chapelle théorique ou de privilégier une approche méthodologique ou disciplinaire, ce numéro de Tracés a vocation à accueillir les contributions (articles, notes, entretiens ou traductions), dans toute leur diversité potentielle, qui prendront à bras le corps ces questions.

1 « Seen but unnoticed background expectancies » (Garfinkel, 1967, p. 36), soit « […] l’arrière-plan des activités quotidiennes, qui est vu dans l’attitude ordinaire sans que l’on y prête attention »  (trad. M. Barthélémy et L. Quéré, 2007, p. 99).

Modalités de soumission

L’appel à contribution a valeur de cadrage et permet la sélection des contributions en fonction de leur pertinence par rapport au thème et aux enjeux du numéro. Il a, en outre, vocation à suggérer aux rédacteur·ice·s potentiel·le·s quelques pistes générales de réflexion.

Articles

Les articles représentent des contributions originales à la recherche, qui suivent les normes habituelles de la production scientifique. Ils doivent tous se positionner par rapport à l’appel à contribution.

Différents types d’approches sont possibles, permettant de diversifier la manière d’aborder la thématique : nous accueillons tant des articles à vocation essentiellement théorique, que des contributions fondées sur des recherches empiriques, où les enjeux méthodologiques seront précisés et discutés.

Tracés étant une revue interdisciplinaire, les articles doivent pouvoir être compréhensibles et pertinents pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes ; ils peuvent également faire appel à des méthodes et des références de plusieurs disciplines, ou interroger les présupposés ou les outils empiriques et théoriques d’une discipline à partir du point de vue d’une autre discipline. Les articles soumis ne peuvent excéder 50 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Notes

Nous publions des notes critiques qui présentent un ensemble de travaux (éventuellement un ouvrage en particulier), une controverse scientifique, ou l’état d’une question actuelle. Elles doivent dans tous les cas se rattacher explicitement à la thématique du numéro et permettre d’éclairer des orientations de recherche ou des débats inhérents à cette dernière, notamment pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes des disciplines concernées.

Les notes soumises ne peuvent excéder 25 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Entretiens

Des entretiens avec des chercheurs, chercheuses ou d’autres expert·e·s des questions étudiées sont également publiés dans chaque numéro. Les contributeurs et les contributrices qui souhaiteraient en réaliser sont invité·e·s à prendre contact directement avec les coordinateurs du dossier : Marie Alauzen (marie.alauzen@dauphine.psl.eu,), Anthony Pecqueux (anthony.pecqueux@msh-lse.fr) et Ange Pottin (ange.pottin@univie.ac.at).

Traductions

Les traductions sont l’occasion de mettre à la disposition du public des textes peu ou pas connus en France et qui constituent un apport capital à la question traitée. Il doit s’agir d’une traduction originale. Le choix du texte devra se faire en accord avec les coordinateurs du dossier et le comité de rédaction ; les questions de droits devront être réglées en amont de la publication.

Recommandations pratiques

Il est donc demandé aux contributeur·ice·s de bien préciser pour quelle rubrique l’article est proposé. La soumission d’articles en anglais est également possible, mais si l’article venait à être retenu pour la publication, sa traduction nécessaire en français demeure à la charge de l’auteur·ice·s.

Les auteurs et autrices devront envoyer leur contribution (article complet) pour le 1er novembre  2024 aux coordinateurs du dossier (marie.alauzen@dauphine.psl.eu, anthony.pecqueux@msh-lse.fr et ange.pottin@univie.ac.at) et à l’adresse redactraces@groupes.renater.fr. Les auteur·ice·s peuvent, s’ils le souhaitent, en outre adresser un résumé (en indiquant le titre de leur contribution, la rubrique dans laquelle ils le proposent, ainsi qu’un bref résumé du propos) aux coordinateur·ice·s du dossier, pour leur faire part de leur intention de soumettre un article et entamer un premier dialogue avec l’équipe de coordination.

Chaque article est lu par un·e membre du comité de rédaction et par deux évaluateurs et évaluatrices extérieur-e-s. Nous maintenons l’anonymat des lecteurs et lectrices et des auteur·ice·s. À l’aide de ces rapports de lecture, le comité de rédaction de Tracés rend un avis sur la publication et décide des modifications à demander aux auteur·ice·s afin de pouvoir publier l’article. Dans le cas de propositions trop éloignées de l’appel à contribution ou des exigences scientifiques de la revue, le comité de rédaction se réserve le droit de rendre un avis négatif sur la publication sans faire appel à une évaluation extérieure. Hormis ces exceptions, une réponse motivée et argumentée est transmise aux auteur·ice·s suite à la délibération du comité de lecture.

Nous demandons aux contributeurs et contributrices de tenir compte des recommandations en matière de présentation indiquées sur notre site (https://journals.openedition.org/traces/).

Les articles envoyés à la revue Tracés doivent être des articles originaux. L’auteur·ice s’engage à réserver l’exclusivité de sa proposition à Tracés jusqu’à ce que l’avis du comité de lecture soit rendu. Elle ou il s’engage également à ne pas retirer son article une fois que la publication a été acceptée et que l’article a été retravaillé en fonction des commentaires des lecteurs et lectrices.

NB : L’insertion d’images et de supports iconographiques en noir et blanc et en couleurs est possible en nombre limité (Précisez-le dans votre déclaration d’intention). Celles-ci doivent être livrées libres de droit (sauf exception, la revue ne prend pas en charge les droits de reproduction) ; elles limitent le nombre de signes à hauteur de 2500 signes par image pleine page, et de 1500 signes par image demi-format. Pour des projets spécifiques, il est possible de faire établir un devis pour un cahier hors-texte.

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