La notion de « forme » a traversé les théories de l’art avec une ambiguïté constitutive : d’une part, elle a répondu à l’aspiration à une sorte de matrice originaire des enjeux esthétiques (dérive idéaliste), d’autre part elle a été l’atout pour proposer une version réductionniste du faire artistique au profit d’une poétique particulière (dérive idéologique). Le xxe siècle nous laisse en héritage un cadre théorique controversé pour essayer d’échapper à ces dérives. Certes, on a abandonné une séparation nette entre la forme et le contenu, ce dernier ne pouvant pas s’exprimer sans une forme et la forme ne pouvant pas se manifester sans solliciter des contenus perceptifs et une portée diagrammatique à même de proposer une réorganisation des valeurs représentées. Pourtant, le tournant linguistique et, en particulier, la tradition structuraliste, qui a établi le principe d’articulation entre expression et contenu, a continué à proposer une réactualisation de la notion de forme, notamment en tant que « forme symbolique » (Cassirer 1923-1929). Cette dernière peut être entendue comme la clé de la compréhension diachronique de l’évolution des généalogies culturelles1. Au-delà du périmètre strictement structuraliste et sans aucune intention de réveiller la tradition d’un formalisme idéaliste, on constate, au début du siècle dernier, une reprise constante de la notion de forme : les Pathosformeln de Warburg, la proposition d’une histoire des formes (de Focillon à Kubler), le projet iconologique de Panofsky, sans oublier la leçon de Wölfflin.
Ce numéro de Signata vise à faire le point sur le caractère heuristique de cette notion de forme (ou de formule, chez Warburg2) et de l’évaluer à partir des ambitions d’une histoire de l’art qui recourt de plus en plus aux nouvelles technologies. On s’aperçoit immédiatement de la présence de plusieurs enjeux et fronts de recherche à aborder : (i) une réactualisation critique de la notion de forme à partir du débat contemporain en histoire de l’art, en l’intégrant aux apports des études visuelles et de la sémiotique ; (ii) une définition opérationnelle de la notion de forme afin qu’elle puisse être implémentée dans des programmes de traitement automatique de l’image ; (iii) une élaboration effective d’un programme d’histoire des formes à même de construire une articulation, dans les études diachroniques, entre l’histoire (numérique) de l’art et la sémiotique de l’art.
Ce numéro vise à reconsidérer les acquis et les catégorisations désormais tacites ; en même temps, il veut offrir une seconde chance à des parcours d’enquête considérés comme des impasses ou comme des approches stériles. Pour favoriser la catalyse de ce réexamen, nous estimons qu’il serait pertinent d’articuler ce qui nous vient de l’actualité — le tournant numérique de nos études en sciences humaines — avec la latence d’une tradition – celle de l’histoire des formes symboliques — qui n’a pas pu exprimer son potentiel en l’absence de moyens. En effet, sans le support du numérique, on est face à l’impossibilité de travailler de manière comparative sur de larges corpus d’images et donc d’annoter et de répertorier traits et motifs plus ou moins récurrents et traversés par des évolutions variées. Cela dit, le fait que des théories du passé sont restées, au moins en partie, programmatiques, voire à l’état d’intuitions, ne doit pas à présent mener à une « dévolution » du travail de l’historien ou du sémioticien aux machines et aux logiciels. Si l’analyse assistée par ordinateur a été beaucoup discutée, c’est parce que le traitement automatique des données ne peut rester qu’un passage au sein d’une pratique interprétative qui dépasse les horizons machiniques et qui englobe des moyens critiques supplémentaires pour parvenir à ces objectifs. Au fond, nous pourrions renverser l’expression rhétorique habituelle pour souligner la dimension complémentaire du « calcul assisté par l’interprétation ».
Cette version « chiasmatique » de l’assistance mutuelle entre machine et interprète peut être une bonne piste pour corriger certaines erreurs du passé, mais il est possible qu’elle n’arrive pas encore à tenir compte des avancées sur le plan des technologies disponibles. Quand on parle de deep learning, on renvoie à un apprentissage de la machine structuré sur des architectures à divers niveaux de représentation ; ces niveaux sont hiérarchisés entre eux et susceptibles de prendre l’un le relais de l’autre et d’accompagner ainsi des traitements non linéaires et récursifs des données. La plupart des calculs pourrait être réduite à l’extraction de l’information et à la reconnaissance des modèles ; mais dès que le deep learning est assumé comme une prothèse par un chercheur, il semble construire un nouveau regard sur les phénomènes investigués et, bien que pas neutre, il apporte de la connaissance et donc une significativité des résultats qui dépassent la simple reconnaissance.
Pour aller jusqu’au bout des réflexions et des enquêtes que notre numéro voudrait promouvoir, il nous semble que, comme dans une boucle, les formes artistiques que l’on veut faire émerger et étudier deviennent non seulement des observables à traverse des dispositifs numériques, mais elles sont éclairées aussi par la forme symbolique que ces derniers expriment, laquelle devient une autre modalité de compréhension — ou, si l’on préfère — d’autocompréhension de notre culture. Mais le fait que l’on trouve en même temps des formes symboliques assumées comme corpus d’analyse, à savoir comme sémiotique-objet, et un œil numérique qui apporte lui aussi sa forme symbolique sur le plan de l’objectivation — sémiotique descriptive — n’indique pas une hiérarchisation et une construction unilatérale. Dans les sciences humaines, l’objet ne peut pas être construit unilatéralement par le regard, étant donné que cet objet exerce des contraintes dues à son statut d’héritage culturel et à ses propres visées épistémiques. Bref, ce numéro est aussi un dialogue critique entre art et science, une rencontre entre des formes symboliques qui affiche des homologies mais aussi des résistances, des reconnaissances mais aussi des points aveugles, des résultats significatifs et des insignifiances. C’est à partir de ce regard non innocent de la machine, mais tout de même capable de sa propre “profondeur”, que nous voudrions inviter à ce débat sémioticiens, historiens de l’art, informaticiens ou d’autres collègues encore qui travaillent dans le domaine des humanités numériques.
L’objectif est aussi de comprendre les enjeux de la Digital Art History en tant que “numérique” (donc, avec sa propre forme symbolique) et les perspectives d’une histoire de l’art qui pense pouvoir profiter du numérique tout en objectivant son apport comme une manière d’accéder au patrimoine. Le fait de mettre en perspective les formes symboliques et de questionner leur médiation demande l’intervention d’une réflexion sémiotique, ce qui explique l’accueil pertinent que Signata pourra assurer à des contributions qui toucheront de manière implicite et explicite les nœuds problématiques que nous avons essayé d’illustrer.
Il nous semble enfin que, pour faire dialoguer des images observées et des instances observatrices, la notion de forme peut fonctionner comme la mise en abyme, voire le système de reflets le plus approprié. La forme symbolique n’est pas idéaliste, mais ancrée dans des dispositifs techniques, liées à une tradition pratique et attestée par une généalogie de représentations. Chaque image artistique répond à d’autres images ; cette réponse peut relever d’un projet mais elle peut émerger aussi de manière non intentionnelle comme révélation progressive de l’appartenance à une famille d’images.
L’archéologie des formes artistiques travaille sur une ouverture indiciaire et donc sur des généalogies possibles, le déterminisme causal n’étant que le fruit d’un réductionnisme. Milieu culturel d’appartenance, époque, techniques disponibles, rencontres artistiques, mouvements collectifs, etc. restent des facteurs multiples et coprésents dont la forme artistique assumée par l’œuvre n’est qu’une réponse synthétique, lisible seulement dans une trame d’intentionnalités convergentes ou divergentes (cf. Baxandall 1985). Mais justement on ne pourra décrire cette trame qu’a posteriori et à partir d’une position obligée à expliciter, à son tour, son point de départ, par exemple la trame d’intentionnalités qui est son propre courant disciplinaire.
En présentant la forme symbolique comme l’intersection d’une trame d’intentionnalité et d’une généalogie de représentations, nous visons ainsi à rapprocher les regards de l’histoire de l’art traditionnelle et sa version numérique, des iconologues et des sémioticiens, des humanistes et des informaticiens. Mais aux figures scientifiques il faudra ajouter enfin toutes les taxonomies et les histoires informelles des formes symboliques que l’on trouve dans notre société numérique. Elles montrent en transparence un regard et des reconstructions généalogiques, certes non scientifiques, parfois aberrantes, mais capables d’exemplifier en tout cas une forme symbolique. Cette dernière n’est pas toujours à patrimonialiser et, au fond, favoriser son analyse veut dire aussi promouvoir sa démythification, voire sa déconstruction critique, si nécessaire. En ce sens, ce numéro veut promouvoir aussi des comparaisons entre des formes symboliques reçues et reconstruites, en analysant les différences de vocation (autoattribuée) et de statut (artistique, scientifique, mythique, etc.).
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Notes
1 La formulation n’est pas redondante car diachronie et généalogie n’opèrent pas sur le même plan : d’une part, il s’agit d’un regard épistémologique qui compare des états synchroniques, d’autre part, d’une reconstruction archéologique des continuités et des bifurcations des pratiques à l’intérieur d’un champ de possibilités (Basso Fossali 2013).
2 Voir à ce propos les lettres échangées entre Warburg et Cassirer concernant la notion de forme symbolique, déjà utilisée par le premier de manière autonome (Warburg 1901).
Keywords
- Mots-clés
- Digital humanities
- Semiotics