Le « récit » est une notion fondamentale en humanités et peut être considéré comme un universel anthropologique et phénoménologique. Il est un outil fondamental dans nos traditions sémiotiques ; plus que de raconter des histoires, il participe à l’organisation de la pensée humaine, structure l’expérience et reste un mode privilégié d’enregistrement de la mémoire. Ce faisant, les récits sont le reflet de la construction culturelle et sociale des civilisations en façonnant les identités, les normes et les valeurs, les imaginaires collectifs et les représentations du monde.
Caractérisé ainsi, le récit serait un fait anthropologique radicalement distinct et indépendant du fait technique : raconter, plus que le rire, serait ainsi le propre de l’humain. Si pour raconter on mobilise la technique, cette dernière ne raconte pas. Ce n’est pas pour autant qu’on s’interdit de raconter des histoires où la technique écrit et raconte. Mais avec l’idée, souvent, qu’on joue et fictionnalise sur un fond d’impossibilité. Cependant, force est de constater que les récits fictionnels tels que HAL 9000 sont en train de devenir une réalité concrète et, dans une certaine mesure, participent aux utopies et dystopies entourant les technologies, en particulier informatiques et numériques, celles abordant directement le fait littéral, i.e. celui de la lettre ou de l’écriture. L’essor d’outils d’intelligence artificielle générative comme ChatGPT interroge de manière profonde notre façon de rechercher des informations et de produire des récits. Elle nous oblige à reposer la question qu’on aurait pu penser résolue et réglée dès l’origine : dans quelle mesure une suite de caractères générée par un algorithme peut-elle être considérée comme un récit ?
Les humains font des récits à propos des IA, ces IA sont elles-mêmes nourries et entraînées sur des récits, et peuvent à leur tour générer des récits. Cette boucle récursive modifie-t-elle la nature du récit ? Sommes-nous face à une crise narrative où la production et l’adresse du sens ne sont plus le signe d’une altérité humaine ?
C’est précisément cette notion de récit à l’aune de l’intelligence artificielle générative que le 8ème numéro de la revue Intelligibilité du numérique entend explorer à travers plusieurs axes de réflexion :
L’IA comme productrice de récits : imitation, co-création ou transformation ?
Il y a de plus en plus de récits générés par une IA ou co-écrits avec celle-ci (mentionnons notamment 1 the Road de Ross Goodwin, Pharmako-AI d’Allado McDowell, Internes de Grégory Chatonsky, ou encore Si Rome n’avait pas chuté de l’historien Raphaël Doan). Dans les exemples de génération de récits avec des IA, s’agit-il de faire autrement (produire un récit, plus rapidement et à moindre coût, censé être écrit par un humain, parfois pour donner le change) ou de faire autre chose (produire un récit qu’un humain seul n’aurait pas pu produire) (cf. Mougin, 2023) ? Dans ce second cas, dans quelle mesure peut-on parler d’une co-création ? Erika Fülöp (2024) propose quant à elle le terme de « sympoïèse » inspiré de Donna Haraway (2016) pour qualifier ce rapport homme-machine tel qu’il se manifeste chez certains auteurs, notamment chez Grégory Chatonsky, afin de dépasser l’anthropocentrisme attaché à la notion de co-création.
Le récit est un objet particulièrement fécond pour interroger ce que (nous) fait l’IA et ce en quoi consiste le récit quand on considère ce que l’IA en fait. Car le récit écrit par l’IA, ou co-écrit avec elle, est bien un résultat qui permet de cerner ce que ces outils ont extrait, appris, des contenus mobilisés pour l’entraînement des modèles. L’IA qu’on aborde ici est en général structurée en plusieurs phases : la première, fondée sur des données, mobilise un modèle d’apprentissage pour réapprendre des paramètres, ajuster ses critères et obtenir un modèle des données, à savoir une représentation des contenus soumis au modèle d’apprentissage. Ce modèle de données est ensuite utilisé, c’est la seconde phase, pour répondre à des requêtes qu’on lui soumet. Ce sont les contenus produits par ce modèle des données qui peuvent être considérés comme des récits. Les questions posées ici interrogent d’une part le statut donné au modèle appris (le modèle de données), et d’autre part le statut donné aux produits de ce modèle. De quoi le modèle est-il le modèle, en quoi les contenus produits sont-ils des contenus ? Si la première question est d’ordre épistémologique, la seconde est d’ordre herméneutique et esthétique, et c’est cette dernière qui nous intéresse ici. En effet, comprendre une production du modèle de données comme un contenu, c’est le considérer comme une expression appelant une interprétation, sollicitant une compréhension, car il est reçu comme un appel, une adresse d’entités sensées à d’autres, d’entités parlantes et énonçantes à d’autres. Autrement dit, le récit n’est pas seulement une production, mais une réception, un ensemble de conditions à travers lesquelles je reçois un assemblage symbolique (des sons, des lettres, des images) comme un récit. En quoi la production d’un tel assemblage par une IA pourrait-elle remplir les conditions de la réception narrative ? En quoi consiste une telle réception, à quoi nous engage-t-elle, et qu’implique-t-elle ?
Certains auteurs font un rapprochement entre la notion de faux document au Moyen-Âge (selon Paul Bertrand (2025), il y avait alors différents niveaux de vérité et de faux) et les textes générés par IA (Bermès et Leclaire, 2022). Comment penser aujourd’hui le rapport à l’authenticité (Bachimont, 2021), par exemple entre le document original et ses variantes algorithmiques, alors que les procédés de simulation, de plus en plus efficaces, brouillent les frontières entre le réel et le fictionnel, entre l’authentique et le simulé ? Dans quelle mesure les simulations de récit peuvent-elles donner lieu à de nouvelles formes et à de nouveaux modes d’authenticité ? Quel rôle y joue l’éditorialisation de ces simulations dans leur mise en récit ?
De la technique à la création : l’IA et la redéfinition de l’invention
Par delà la question du récit, c’est la question de l’invention qui se pose, ou se repose, à travers les nouveaux outils de l’IA, générative en particulier. Si la technique est le fruit de l’invention, si elle permet d’inventer de nouveaux possibles à travers sa mobilisation, en quoi est-elle elle-même source d’invention ? A l’instar de la machine de Turing ou de sa déclinaison informatique qui permet de déduire tous les théorèmes d’un système formel en étant incapable de repérer ceux possédant un intérêt mathématique, l’IA propose une manipulation systématique dégageant des possibles pourvus d’une pertinence ou ressemblance avec des contenus existants. Mais en quoi cette manipulation est-elle une invention ? Si l’invention est une manipulation qui a réussi, qui a été sélectionnée, où réside la sélection, la délibération passant de la manipulation combinatoire, statistique, neuronale, déductive, à l’invention comme sélection ? Si l’on réserve habituellement le terme d’invention au règne du vivant et de la connaissance, c’est sans doute qu’il s’agit d’un rapport particulier à son milieu (Triclot, 2024) que la machine et le calcul ne peut avoir par construction : en effet les données sont le seul monde et milieu dans lequel l’algorithme se déploie, et la machine le matérialise dans un environnement contrôlé et réduit. Mais est-ce suffisant pour disqualifier la puissance inventive et créative des outils de l’IA ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes, les êtres humains, après tout toujours confinés dans un milieu artificialisé et borné, répétant les mêmes formes déclinées selon des variations plus ou moins systématiques qu’une combinatoire manipulatrice reproduit avantageusement ?
C’est sans doute que l’invention calculatoire se distingue de l’invention imaginative dans la mesure où la première explore les possibilités combinatoires d’un espace de possibles posé a priori, par les données mêmes considérées et leurs règles de manipulation, alors que la seconde reconfigure l’espace des possibles au fur et à mesure de son exploration. Si les deux approches créent de l’inédit, des assemblages qu’on n’avait encore jamais produits ni pensés, la première s’inscrit dans une clôture infinie mais bornée, alors que la seconde reconfigure les bornes en permanence.
C’est ainsi que l’imagination avec l’IA reste sans doute différente de l’invention par l’IA. Mais ce qui brouille encore davantage les pistes de réflexion, c’est que l’IA devient elle-même un objet ou prétexte d’imagination, suscitant une invention imaginative impossible sans elle. Que cette invention imaginative soit scientifique ou narrative, technique ou esthétique, on voit qu’elle s’hybride en permanence avec l’invention combinatoire.
Une question est donc de comprendre quels imaginaires fictionnels sont suscités aujourd’hui par l’IA dans les pratiques narratives, depuis l’explosion des IA génératives ? Quelle articulation entre cette explosion et la narration ? Quelle est notamment la représentation des IA dans des récits co-écrits par des IA ? Quelle histoire ces IA racontent-elles d’elles-mêmes, en collaboration avec les humains qui écrivent avec elles (cf. Le Code Houellebecq de Thierry Crouzet qui raconte l’histoire d’un éditeur s’emparant de l’IA pour produire un prix Goncourt… sur le sujet de l’IA) ? Ces imaginaires ont pu par exemple être rapprochés des simulacres et des stratégies d’illusion qui permettent le surgissement du faux dans les arts trompeurs (Bourassa, Larrue et Richert 2023). Certains chercheurs parlent par ailleurs d’un « AI story crisis » (Chubb et al., 2022) concernant l’imaginaire de l’IA. Cette crise serait alimentée par des récits caricaturaux qui présenteraient l’IA soit comme une menace, soit comme une solution ultime. L’imaginaire à propos de l’IA aurait selon ces chercheurs besoin de davantage de nuances et de confrontation de points de vue. Une piste serait d’inclure des voix différentes au sein d’un même récit, notamment en impliquant et en faisant collaborer des chercheurs de plusieurs horizons disciplinaires dans la construction des récits.
Énonciation et « créativité » algorithmique : entre manipulation et engagement
Il faut sans doute s’accorder non seulement sur l’invention mais aussi sur l’objet de l’invention, ce qui est inventé. Or le récit comme énoncé renvoie à des énonciations qu’on peut considérer de plusieurs manières. En effet, si l’énonciation est un engagement, un être au monde (Dreyfus, 1972 ; Winograd et Florès, 1989 ; Winograd 1990), une adresse envoyée à ses semblables pour appeler une réponse, il est probable que la machine ne soit pas une instance d’énonciation. Pourtant, en adoptant une posture qu’on pourrait qualifier de structuraliste, la machine peut être comprise comme une instance d’énonciation. En effet, elle permet de prendre position dans un espace de valeurs (le langage comme système d’opposition et de différence notamment) : la machine est alors en puissance d’adresse, à savoir déterminer une valeur énoncée, c’est-à-dire sélectionner une valeur parmi celles possibles.
De même, si l’énonciation est le fait de passer du langage comme système à l’énoncé comme performance, la machine effectue une production, une instanciation dans le temps et l’espace combinant et articulant les éléments du langage appris et représenté dans son modèle. Enfin, la machine ne travaille pas à partir de rien mais sédimente dans le modèle appris un ensemble d’énoncés, renvoyant à l’énonciation comme praxis fondée sur les énoncés produits.
Toutes ces interprétations de la notion d’énonciation soulignent qu’au principe même des outils, algorithmes, procédés mobilisés dans les IAg, réside une certaine compréhension de ce qu’est la créativité linguistique, littéraire, esthétique. De la même manière que les outils de projection vectorielle renvoient à une conception distributionnelle du langage et de sa sémantique, les différentes approches concrétisent des hypothèses plus ou moins explicites ou revendiquées de ce qu’on comprend par langue, parole, création.
L’IA qui se dit ou se prétend créative restaure cette tension ancienne entre l’énonciation comme engagement dans le monde et la capacité à manipuler les énoncés. Et probablement que la question posée dans ce numéro est-elle indécidable si l’on s’en tient aux productions de l’IA (générative en particulier) et qu’il convient de l’aborder comme engagement, engagement de l’humain travaillant non pas contre ou à côté des outils de l’IA, mais avec, élargissant son geste d’engagement par une augmentation technique de sa production.
En particulier, qu’advient-il de l’auctorialité dans cet “assemblage humain-machine” (Lindgren, 2024 ; Fülöp, 2024) ou dans ce “cyborg authorship” pour reprendre l’expression de Scott Rettberg (Rettberg & Walker Rettberg, 2024) ? Peut-on attribuer à une machine un droit d’auteur (Allègre, 2024) ? Mais l’a-t-on fait pour les synthétiseurs dans le monde du son et de la musique ? Depuis Barthes et Foucault, qui avaient annoncé la mort de l’auteur (devenu une fonction textuelle), ces questions prennent une tout autre dimension dans le contexte actuel de l’IAg. Des travaux récents ont envisagé cette question en parlant d’une « deuxième mort de l’auteur » (Gefen, 2023 ; Amerika, 2022). La question de l’auctorialité interroge les rôles respectifs de l’humain et de la machine dans les assemblages qu’ils composent, notamment l’intentionnalité et la faculté de juger (Bachimont, 2022).
Prolifération des récits générés par l’IA : vers une mutation des pratiques narratives ?
On constate une prolifération, qui va s’accélérant, de récits et de dispositifs narratifs faisant appel à l’intelligence artificielle générative. On pense notamment aux pratiques artistiques et médiatiques, qu’il s’agisse de corpus textuels, visuels ou sonores, allant de la littérature au cinéma, des arts vivants aux jeux vidéo et aux installations interactives. Mais on peut penser également à d’autres pratiques narratives reposant sur l’IA, par exemple aux applications qui nous invitent à nous raconter (simulation d’un échange avec un thérapeute ou encore invitation à donner une expression écrite à notre vie…).
Dans quelle mesure ces produits d’apparence narrative sont-ils bien des récits (ou plutôt sont-ils considérés comme tels) ? Les IA sont-elles susceptibles de nous proposer des formes de récit que nous aurions été incapables de penser, ou en tous cas qui nous semblent s’éloigner des schémas connus ?
On peut relever un hiatus entre la causalité inhérente à la progression du récit et la corrélation non causale des données. Comment articuler corrélation non causale et narration ? Quels sont la nature, la qualité, les types de récits ainsi produits ? Y a-t-il un risque de biais et de standardisation ? Une ouverture vers de nouvelles formes narratives ? Comment et dans quelle mesure les LLM renforcent ce que certains considèrent comme la prédominance d’un certain type de récit et de la logique qui le sous-tend (Fülöp, 2024) ? Ne faudrait-il pas voir dans l’IAg l’aboutissement de la subreption du récit par l’écriture, annulant ou occultant la place de l’oralité dans le récit comme fait anthropologique ? Mais des IAg nous parlent (Perea, 2024) à présent : faut-il y voir une écriture simplement oralisée, mise en sons, peinant à retrouver le propre de la parole ? Par conséquent, en quoi ces formes d’écriture créées par ou avec l’IAg seraient-elles encore des formes narratives ?
Bibliographie
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Fülöp, E. (2024) « Écrire-avec l’intelligence artificielle, ou l’esthéthique de la sympoïèse », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 11 décembre 2024.
URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=956
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