La haine est l’une de ces forces infra-politiques capables de s’insinuer dans tous les domaines de la vie socialement vécue, fantasmée ou seulement projetée à rebours sur un hier que l’on répudie ou dans les horizons à venir et dont on pressent qu’ils n’augurent rien de bon. Elle s’attache aux gens (misanthropie, misogynie, misandrie, racisme, antisémitisme, xénophobie), aux choses (la technique et ses objets, les styles vestimentaires et styles de vie, l’architecture et le design, etc.), aux temporalités (la Modernité, le présent, le passé, le futur, les vacances, les fêtes de fin d’année, etc.) et aux espaces (le Nord, le Sud, l’Ouest ou l’Est, les ailleurs et l’autre côté des frontières, la ville ou la campagne, la nature domestique ou sauvage). Elle peut même s’exercer à l’encontre de concepts ou dispositions de l’esprit : le capitalisme, la raison ou encore la démocratie (J. Herf). Elle court-circuite les échanges, sclérose les débats et fige l’identité de son ennemi pour mieux motiver son exclusion ou même sa destruction. Bref, elle n’est pas qu’un sentiment mais elle se révèle être un processus au cœur battant de l’existence sociale.
Si la « société de l’indignation » (B-Ch. Han) ne cesse d’allonger la liste des injustices sociales, les formes de protestations se succèdent dans l’espace public (J. Habermas) et prennent des formes de plus en plus virulentes (J. Baudrillard) offrant parfois le spectacle d’un radicalisme désormais ordinaire voire cool sans pour autant contribuer à une réelle critique sociale. La cristallisation des polarités, des positionnements ou même des postures politiques et identitaires autour d’une « frontière » tantôt matérielle tantôt idéelle, semble favoriser le « diagonalisme » ou « théorie du fer à cheval » (J-P. Faye), c’est-à-dire un cadre socio-politique où les critiques extrêmes se figent dans des points de rencontre sans réelle contradiction ni possibilité de dépassement (Th. Adorno). Le communautarisme qui configure l’espace politique et social contemporain, expression et conséquence du polythéisme des valeurs cher à Max Weber, n’entraîne-t-il pas aussi une haine à la carte ?
La haine est un psychotrope qui fait du bien au corps, qui chasse pensées noires et dépressions opaques, doutes et culpabilité. Les tyrans jouent avec ce levier : ils enchantent les foules et les asservissent en les faisant hurler à la haine contre un ennemi collectif bien dessiné, avec ce nez ou cette couleur de peau (V. Nahoum- Grappe).
Pour autant, la haine en tant qu’action en réciprocité, repose sur la reconnaissance de l’autre, de son altérité (G. Anders). Dialectique non synthétique, la haine est à la fois la prise en compte de l’autre mais aussi sa négation la plus brutale. Affirmation de soi et destruction de l’autre, le moi se pose par l’anéantissement du non-moi. La mise à distance de l’autre, voire la disparition de l’altérité signerait-elle l’obsolescence de la haine ? Les technologies d’affrontement contemporaines (viseurs, caméras, drones, armes autonomes…) au service d’une destruction téléguidée de l’autre peuvent-elles encore être abordées comme des outils de la haine ? De la même manière, avec le règne du brutalisme comme rapport au monde et à autrui (A. Mbembe), la surreprésentation de la violence dans les médias, conduisant à une banalisation de l’agressivité, ne fait-elle pas de la haine une norme quotidienne qui annihile, neutralise ou anesthésie les processus de reconnaissance intersubjectives au cœur des « façons de voir et les manières de regarder des sociétés démocratiques » (Cl. Haroche) ?
L’histoire de la haine, la façon dont elle s’exprime selon les époques, les cultures, les groupes sociaux qui en sont les auteurs ou les sujets, les logiques rhétoriques, discursives et esthétiques qui la soutiennent et la répandent ne sont jamais toujours les mêmes. Cette passion funeste et ses archanges (J. Verne) sont l’objet du présent appel. Il concerne l’analyse pluridisciplinaire de ces phénomènes entrelacés de violence et de haine qui imprègnent le tissu des sociétés ainsi que les manières dont ils façonnent les interactions sociales, les paysages politiques et les psychés individuelles et peut être même collectives.
Les contributions attendues peuvent appréhender l’histoire et les prémices de la violence (physique et psychique), de l’agression ou encore celles du sentiment de déclassement à l’ère du capitalisme néolibéral (R. Castel), qu’elles soient déclenchées par des politiques institutionnelles ou des comportements interpersonnels. Il est aussi envisageable de penser comment et sous quelles formes, a posteriori, ces politiques et/ou interactions nourrissent le ressentiment et la haine de soi et des autres. Les contributions peuvent aussi se concentrer sur la haine et la façon dont elle surplombe l’intolérance et les préjugés explicites tout en favorisant les préjugés subtils, les stéréotypes et les pratiques discriminatoires jusqu’aux harcèlement et au lynchage. Elles peuvent encore questionner l’ultraviolence en ligne et IRL ainsi que les moyens mis en œuvre pour lutter contre ces phénomènes, les campagnes de cyber-harcèlement et les campagnes de prévention (« et si l’autre c’était toi »).
Du renoncement à soi (B. Pascal) à l’expulsion de l’autre (B-Ch. Han), la haine qui sourdait dans l’intimité d’une bureaucratisation aliénante, à la fois fabrique des existences objectivées et nourrice du biopouvoir (M. Foucault) et de l’entrepreneuriat de soi (A. Ehrenberg), semble s’édulcorer et se consommer comme un produit publicitaire dernier cri, elle est partout et en même temps nulle part. C’est dans La Haine (1985) justement que Günther Anders écrivait que « Celui qui ne hait pas l’infamie ne fait pas seulement preuve de lâcheté mais s’attire aussi le soupçon d’être de mèche avec elle », soulignant ainsi la nécessité de se faire l’ennemie de l’intolérable.
Quelques perspectives de réflexion :
- Intersectionnalité et violence : comment les axes croisés de l’identité, tels que la race, le sexe, la classe sociale et les capacités, façonnent les expériences de violence et de haine. Comment ces croisements peuvent-ils aggraver les effets de l’oppression systémique ?
- Représentations médiatiques et socialisation : le rôle des médias dans la perpétuation ou la contestation des récits haineux. Comment les grands médias, les médias traditionnels, les plateformes de médias sociaux et vidéo- ludiques ou encore plus largement la culture en réseaux influencent-ils les attitudes, les comportements et les perceptions concernant la violence et la haine ?
- Traumatisme et guérison : enquêter sur les conséquences psychologiques et sociales de l’expérience et des témoignages de haine. Comment les individus et les communautés font-ils face aux traumatismes, comment peuvent-ils prendre la parole et témoigner, comment ces récits sont-ils reçus et échangés ? Comment les individus s’emparent-ils du concept de résilience et mettent-ils en place des processus de guérison ?
- Résistance et activisme : les stratégies de résistance, de résilience et d’action collective pour faire face à la haine. Comment les mouvements sociaux, populaires, les campagnes de prévention et les initiatives citoyennes remettent-ils en cause les structures oppressives et favorisent-ils des formes de solidarité ?
- Interventions politiques et changement social : efficacité et pertinence des interventions politiques, initiatives locales et citoyennes de lutte contre la haine. Quelles réformes législatives, pratiques institutionnelles et stratégies sociales sont-elles mises en place afin de promouvoir la justice et l’équité ?
Les résumés de 3000 signes sont attendus pour le 1er juillet 2024, à l’adresse suivante : rusca@numerev.com ;
Les notifications d’acceptation se feront par retour de mail à compter du 15 juillet 2024 et la date butoir pour la soumission des articles complets (entre 25 000 et 40 000 signes espaces compris) en ligne est fixée au 15 septembre 2024.
Date de publication : novembre 2024.
Keywords
- Mots-clés
- Hate
- Médias
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