Le marketing expérientiel trouve son origine au début des années 1980 (Holbrook & Hirschman, 1982 ; Holbrook & Corfman, 1985), lorsque des travaux de recherche ont commencé à suggérer un changement de conception du comportement des individus, essentiellement utilitaire, vers une perspective expérientielle et phénoménologique élargie, où les aspects hédoniques, symboliques et esthétiques de la consommation sont des aspects clés à prendre en compte pour comprendre pleinement les pratiques des individus.
A l’échelle mondiale, le marketing expérientiel est même devenu une sous-spécialité autonome du marketing, pour synthétiser les connaissances sur les expériences des consommations marchandes et celles suscitées par le commerce sous toutes ses formes, tant physiques que numériques (Roederer et Filser, 2015).
Malgré la longue et profonde série de travaux consacrés à ce domaine, il existe une grande diversité et un large éventail de significations attachées au concept d’expérience, ce qui entraîne un manque de consensus universel sur sa définition.
L’objectif de ce numéro thématique « Regards croisés sur l’expérience, diffusion et aventure interdisciplinaire d’un concept » n’est pas d’ajouter quelques études partielles de plus au déjà considérable corpus du marketing expérientiel. A l’inverse, il s’agit de susciter « des regards croisés » de différents spécialistes des sciences humaines et sociales pour interroger le concept même « d’expériences ».
En effet, les savoirs touchant à la dimension « expérientielle » de la condition humaine ne sont pas l’apanage du seul marketing. De nombreuses disciplines développent leurs propres points de vue théoriques et méthodologiques sur la conceptualisation de l’expérience du sujet parlant et socialisé, donc en mesure de la retraduire en langage au sein d’une communauté de partages intersubjectifs. Parmi toutes les sciences humaines dont la recherche en marketing aurait sans doute les plus grands profits à tirer de leurs avancées, on citera la phénoménologie issue des travaux de Husserl (1985) et de Merleau-Ponty (1975), dont Alfred Schütz (1996) a montré l’heuristique pour la sociologie et le marketing en particulier ; la sociologie interactionniste depuis Goffman (1973) et Becker (2004), jusqu’aux, « grammaires de l’individu » contemporaines (Martuccelli, 2002) ; les sciences cognitives qui fondent l’émergence de la pensée rationnelle sur les émotions et les sentiments (Damasio 2013 ; Dehaene et Naccache, 2001), la sémiotique greimassienne et post greimassienne qui conditionnent le sens des langages aux possibilités de modélisations du monde sensible (Greimas,1979 ; Fontanille, 2004 ; Bordron, 2013). Ces références ne sont pas exhaustives et ne visent qu’à ouvrir des perspectives relativement délaissées par le marketing actuel.
Plus exactement, à l’échelle micro individuelle, celle du sujet, du consommateur, du citoyen, les objets d’observation privilégiés sont le langage, les sensations, les émotions, le sens et la valeur que chaque sujet accorde à telle ou telle expérience.
La question de la valeur a été considérée au cœur même de toute approche expérientielle du comportement de l’individu (Holbrook, 1999 ; Wu & Liang, 2009). Toutefois, la compréhension du processus de création et d’attribution de la valeur a intéressé un nombre important de scientifiques, qui s’accordent depuis longtemps sur le manque de cohérence concernant la nature de la valeur, ses caractéristiques, sa conceptualisation et sa mesure.
Plus loin, la notion d’expérience comme valeur transformatrice est considérée comme reconnaissant la “dimension sociale de la création de valeur qui génère un changement stimulant pour un plus grand bien-être des individus et des collectivités” (Blocker & Barrios, 2015, p. 1). Dans les travaux portant sur l’expérience culturelle ou touristique, la valeur transformative a été considérée comme ce que les individus peuvent tirer de leurs expériences culturelles ou de voyage en termes de reconsidération du système de valeurs personnelles par opposition à celui des autres. Ceci revient à creuser les connaissances sur l’expérience multidimensionnelle de l’individu en termes de construction ou de renouvellement de soi, d’apprentissage, d’ouverture d’esprit, d’enrichissement, de croissance et de développement (Reisinger, 2013).
En ce sens, l’expérience comme interaction, comme émotion, comme forme de construction de sens et comme valeur transformatrice de l’individu pourrait être interrogée.
L’expérience de l’individu peut être considérée et analysée comme un processus de co-création (Roederer, Filser, 2015) ou de co-construction de sens (Boutaud, 2007). La co-création de valeur “est le processus conjoint, collaboratif, simultané, semblable à celui des pairs, de production d’une nouvelle valeur, à la fois matérielle et symbolique” (Galvagno & Dalli, 2014, p. 644). Le rôle de l’expérience subjective et vécue par l’individu comme processus de co- construction de la valeur est un sujet émergent qui mériterait une attention plus approfondie afin de mieux comprendre le vécu de cette expérience. C’est par ailleurs en ce sens que les travaux autour du LivXD (design des expériences de vie), étend l’étude de l’expérience au champ des pratiques (Leleu-Merviel, Schmitt, Useille, 2018). Comment la co-création des expériences-médiée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les médias sociaux, – pourrait contribuer à les rendre mémorables ? Quel est l’appareillage épistémique et méthodique des sciences humaines et sociales (les sciences de l’information et de la communication, la sémiotique, la sociologie, le marketing) permettant de poser le cadre d’analyse de l’expérience comme processus de co-construction du sens ?
A l’échelle méso sociale, celle des organisations ou des systèmes d’action d’acteurs collectifs, c’est-à-dire les échelles qui traitent des relations de pouvoir et de coopération entre acteurs, l’expérience reste un concept à définir. Comment l’expérience comme objet de langage, sensation, émotion, processus de co-construction du sens, nourrit les influences sociales qui organisent les pratiques et les stratégies des acteurs ? Dans la lignée des travaux déjà réalisés par les chercheurs des Suds (Ait Heda, Meyer, 2016) le concept d’authenticité de l’expérience pourrait être mobilisé pour questionner les politiques publiques ainsi que les stratégies de communication engagées par certains acteurs (économiques, culturels, politiques) et territoires pour mettre en valeur des cultures locales inédites, des espaces peu connus, voire méconnus.
Ce numéro thématique vise à examiner l’intérêt de traduire certaines de ces conceptualisations et de ces axiomatiques épistémologiques dans les problématiques de l’expérience marchande telles qu’elles sont posées aujourd’hui.
Sans limiter la portée des articles à soumettre, ce numéro spécial accueille des travaux empiriques ou analytiques originaux liés aux thèmes suivants : les dimensions cognitives, émotionnelles, sensorielles, symboliques, sociales, spirituelles et transformatives de l’expérience.
(i) Qu’est-ce qu’une expérience dans la chaine d’une pratique marchande, définie et décrite dans sa continuité depuis la prise de connaissance de l’offre jusqu’à la consommation-utilisation de l’objet de la transaction ?
(iii) Peut-on isoler l’expérience du sujet, individuelle, de son appartenance à une communauté culturelle intersubjective, elle-même toujours divisée en plusieurs niveaux pertinents ?
(iii) Sur quels types d’objets, tangibles et intangibles, portent l’expérience du sujet (individuel ou collectif) ? (Produits, produit marqué, marques, lieux de transactions, lieux de consommation/utilisation, l’expérience du consommateur, adulte ou enfant, seul ou en famille, du spectateur audiovisuel, du visiteur d’un musée à travers différents canaux etc.).
Appel complet et informations pratiques disponible au téléchargement.
Keywords
- Mots-clés
- Experience
- Interdisciplinarity