La possibilité de ce mal (le malentendu, la mécompréhension, la méprise) ce serait à sa manière une chance – J. Derrida, Papier machine
L’idéologie de la communication réussie, heureuse, et ses conditions de félicités réunies, envisagent non seulement que « nous nous comprenons » mais encore qu’« il faut bien se faire comprendre ». Au-delà de cette pensée « communicante » qui impose ses bien-entendus, nous souhaitons interroger toute situation de communication comme le territoire de malentendus qui offrirait alors une ouverture aux dires de l’autre et poserait un doute sur nos interprétations. Un malentendu ne serait pas une communication ratée, manquée, ni un échec en attente de réparation. Au contraire, à rebours des idées reçues, le malentendu devrait être l’attention respective entre deux locuteurs capables d’enquêter sur les places qu’ils occupent, les interprétations qu’ils projettent, les chances qu’offrent ce postulat : toute communication repose sur un malentendu (Servais & Servais 2009).
Depuis une vingtaine d’année, la question du malentendu s’est invitée en sciences de l’information et de la communication (Legendre 1982, Dacheux 2015), en sémiotique, en philosophie, en sciences du langage (Clément & Escola 2003, Velmezova et al 2016, Dumora & Ruppli 2016, Näf, 2016), en analyse du discours (Ambroise 2008). Son actualité doit sans doute se comprendre en partie en réaction au succès de la pragmatique. Depuis les années 1990, favorisées par le paradigme d’une sémiotique peircienne, les théories des actes de langage offraient une dimension euphorique à la communication : les sociétés humaines s’entendaient grâce à la performance illocutoire et perlocutoire de nos énoncés (Austin 1962, Searle 1969). Nous étions toutes et tous réunis par des rituels où les conditions de félicité nous permettaient de bien communiquer et communier en même temps. Les intentions de l’émetteur étaient reconnues et acceptées par le récepteur, les conventions des formes symboliques entendues en toute transparence par les communautés qui les partageaient. Comme si la question de l’interprétation avait pour seul principe une bonne compréhension et la communication pour seul axe directeur sa « réussite » (Derrida 1990).
Les travaux sur le malentendu dépassent le seul cadre des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication, pour concerner les sciences humaines et sociales dans leur ensemble. Celles-ci sont en effet aujourd’hui travaillées par des tensions, héritées de la modernité, autour du partage des normes et des valeurs, et par conséquent des conditions de l’entente. Cet héritage nous impose de composer avec la pluralité des points de vue sans pour autant renoncer à l’universalité ; il entraîne une série de paradoxes qui concernent le positionnement épistémologique de la recherche aussi bien que le travail d’enquête (Spivak 2009, Harraway 2020, de Sousa Santos 2011, Pelluchon 2021).
Sans doute une des grandes constantes de nos sociétés libérales contemporaines est-elle la confiance placée dans l’individu, entité autonome théoriquement libre de ses actions. Sans doute aussi, l’idée que chacun peut s’emparer des mots favorise-t-elle un travail sur le malentendu. Cette question de la légitimité à imposer sa signification s’est aujourd’hui diffusée et répandue dans l’ensemble de la société, et se rend visible à travers toute une série de situations de conflits qui paraissent parfois sans issues. Ces conflits infusent depuis les réseaux sociaux jusqu’au monde académique, où des enseignants sont ostracisés, menacés ou parfois exclus pour avoir prononcé un mot en particulier, ou s’être engagés dans une définition. Il est indéniable que les réseaux sociaux, dans leur ensemble, fournissent un support idéal à la diffraction des prises de paroles en points de vue réputés inconciliables. D’une manière générale, les échanges s’effectuent là dans un contexte qui appelle à une redéfinition des conditions l’entente et de la place du malentendu.
On peut considérer que la possibilité du malentendu est une des conditions d’une communication non pathologique et qu’inversement vouloir l’exclure conduit à des pathologies de la communication susceptibles de se muer en violences psychologiques, sociales, culturelles ou politiques. Nier la possibilité du malentendu suppose en effet un contrôle sur la signification et entraîne, le plus souvent, la domination et/ou la violence. Avec le malentendu se pose, aussi, toute la question de la légitimité de la parole et de la possibilité de « se » dire dans son propre idiome, ainsi que celle de la multiplicité des idiomes. Ayant une portée épistémologique autant que pratique, la question du malentendu est porteuse d’enjeux humains et politiques importants. Quelles sont les stratégies développées par les individus pour exister en dehors de ces contraintes qui excluent la possibilité même du malentendu, pour récupérer une place, une parole, une subjectivité, une créativité ? Que peuvent-ils et que visent-ils à récupérer, comment, et avec quels résultats ? Ces questions peuvent être traitées par l’analyse socio-anthropologique de situations concrètes, par l’analyse conversationnelle aussi bien que par l’étude de corpus à caractère historique, linguistique ou culturel, comme l’a fait par exemple Scott (Scott 2008).
Nous souhaitons identifier les lieux et les formes du malentendu, le débusquer là où il se manifeste comme consensus, ainsi qu’analyser des situations où il se révèle et en éclairer les processus, les fonctions et les enjeux politiques, humains et scientifiques. Nous voudrions également nous intéresser à la fécondité du malentendu, à la créativité qu’il recèle pour les acteurs aussi bien qu’à la chance qu’il donne au chercheur d’accéder à de nouvelles données et de développer de nouvelles méthodes de description. Notre but est de contribuer à faire reconnaître le malentendu non comme un simple outil descripteur de situations de communication, mais comme un concept critique propre à interroger des situations de communication dans les contextes médiatiques, culturels, politiques.
Face aux institutions, aux dispositifs et aux ingénieries (sociales) mis en place pour régler les échanges afin que des univers de sens hétérogènes s’entendent et s’homogénéisent, d’une part ; face aux conditions de l’entente générées par un contexte ayant pris en compte l’existence de rapports de pouvoir au sein même de la langue et des cultures d’autre part, il nous paraît important de questionner les vertus et les limites du malentendu.
Axes
Ce numéro se propose donc d’interroger les conditions de l’entente à partir de la possibilité du malentendu. Si ces questions relèvent des compétences des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication, toutes les propositions offrant des ouvertures en sciences sociales (anthropologie, science politique, histoire, sociologie, analyse conversationnelle…) seront elles aussi appréciées et prises en compte. Les articles soumis peuvent notamment se développer autour des axes suivants.
1 – Aires culturelles et dispositifs de médiation
Les dispositifs de médiation (culturelle, artistique, judiciaire, scolaire, etc.) mis en place par les institutions sont-ils (ou non) susceptibles de prendre en compte le malentendu, voire, à un niveau plus politique, la mésentente (Rancière 1995) ? Dans un registre parallèle, le fait de ne pas se reconnaître dans les représentations médiatiques ou culturelles constitue des interstices qui peuvent être le lieu et le moyen d’une subjectivation. On pourra donc s’intéresser à la réception des discours (politiques, médiatiques, culturels) et à la manière dont cette réception peut être conceptualisée en termes d’échec/réussite de la communication ou au contraire en termes d’émergence du malentendu sous la forme du conflit d’interprétations et/ou du double discours (texte caché/texte public) (Scott 2008), où le malentendu est constitutif du sujet (Servais 2017).
2 – Le politique et les institutions
Lorsque nous parlons, ou lorsque nous écrivons, c’est au sein d’un univers discursif, sinon d’un dispositif qui d’une part nous contraint et d’autre part nous autorise à nous saisir d’un énoncé (Foucault 1971, 1994 ; Agamben 2007). Inévitablement, ces « ordres discursifs » produisent du malentendu, soit par ignorance, soit par contestation des règles qu’ils impliquent. Au sein des institutions que sont par exemple les hôpitaux psychiatriques ou les prisons, on peut légitimement se demander si la possibilité de tenir des discours irréductiblement personnels et potentiellement « hors normes » est préservée. Dans un contexte où les soins tendent à répondre à des normes d’évaluation et de rentabilité de plus en plus poussées, est-il encore admissible de reconnaître l’impossibilité d’une compréhension intégrale des significations subjectives, et ce, même au cœur de la rencontre clinique ? Explorer le malentendu amène à interroger les dispositifs – peut-être même les affronter – pour favoriser l’énonciation d’une identité narrative faite d’un « autre chose » que des réponses courtes, ciblées et facilement évaluables à des questionnaires qui tentent, in fine, de mesurer et de quantifier de l’attendu, voire de l’anticiper. Existe-t-il des lieux (la prison, l’asile, l’entreprise, l’armée…) où une logique managériale de communication totale rendrait a priori impossible tout malentendu ?
3 – Malentendu et création de sens
Les théories littéraires et les sciences du langage posent le problème du malentendu. Elles auraient tendance, dès leurs premiers travaux, à privilégier la polysémie à l’univocité et la richesse en informations à la valeur communicative (Culler 1996, Rabatel 1998). L’attention portée au rôle du récepteur ainsi qu’aux contextes variables dans lesquels cette réception se produit, n’a fait que renforcer cette tendance (Martin 2016). L’idée qu’une interprétation divergente est à considérer comme le résultat d’un acte créatif, enrichissant l’éventail des interprétations existantes, s’est peu à peu érigée en doxa (Thévoz 2017), au point même qu’on peut se demander si l’œuvre ne risque pas de devenir la victime d’un malentendu qui consisterait à négliger sa fonction communicative. Est-ce que la signification de l’œuvre ne cesse de se disséminer et, par conséquent, de générer des malentendus, sans que l’œuvre ne puisse jamais arriver à sa destination (Derrida 1980) ? Ou s’agit-il plutôt d’en « honorer la présence » (Lyotard 1983), d’être à l’écoute de sa voix inaudible, mal entendue ? De même, la traductrice ou le traducteur qui passe d’une langue à l’autre, sait qu’il doit trouver dans ce passage non pas un mot pour un autre, mais une langue entre les langues, une poétique qui lui fait prendre le risque d’un malentendu créatif qui poursuivrait la force des mots du texte d’origine (Suchet 2021).
Modalités de soumission
Les propositions d’articles (3 000 signes, espaces et références bibliographiques comprises) sont à envoyer jusqu’au 15 septembre 2023 aux coordinateur et coordinatrices du numéro : frederic.lambert@semiotik.fr, Christine.Servais@uliege.be, V.Servais@uliege.be.
Merci de préciser le nom, prénom, coordonnée et rattachement institutionnel de chaque auteur.rice dans le corps du mail.
Échéancier
- Lancement de l’appel : 1er juillet 2023
- Envoi des propositions aux coordinateur et coordinatrices : 15 septembre 2023
- Retour sur les propositions par les coordinateur et coordinatrices pour acceptation / refus : 1er octobre 2023 – L’acceptation des propositions ne vaut pas acceptation des articles qui seront soumis à une double évaluation anonyme.
- Envoi des articles (40.000 à 45.000 signes espaces comprises, voir les consignes de rédaction sur la page de la revue sur openedition ) : 1er janvier 2024
- Retour des évaluations sur les articles : 15 mars 2024
- Remise des articles définitifs après navettes : 1er mai 2024
- Parution : automne 2024
Bibliographie
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